les moralistes s’efforcent déjà d’opposer à l’âpreté sans scrupule de l’homme nouveau la conscience résignée de l’homme d’hier.
Le jeune gentilhomme, qui eut des revers de fortune et qui les supporte dignement, devient un exemple qu’on propose aux foules. Mais un héros, qui vivrait laborieusement, dans l’obscu
rité et le silence, ne saurait exciter qu’une estime respectueuse, et non l’enthousiasme. Il faut donc que le jeune gentilhomme supporte stoïquement les sarcasmes et soit prêt à tous les sacri
fices. Nouveau Christ, il gravit son calvaire et son sourire est résigné. Il rend, imperturbablement, le bien pour le mal. Il est surhumain même quand les circonstances ne l’exigent point, et c’est pourquoi il peut nous paraître parfois excessif ou même
un peu niais, tandis que, souvent, ses ennemis nous semblent ridiculement féroces. On a souri au Théâtre Libre, qui nous montra des âmes trop viles; nous les rencontrons dans les pièces sentimentales de ce temps; elles servent à faire paraître plus radieuse l’auréole du hé4os; mais touchées parla grâce, — au dénouement, — elles deviennent pures et bonnes. Ainsi, en sor
tant du théâtre, nous nous disons qu’il y a sur la terre des êtres d’élite, presque divins, et aussi que les méchants ne tardent pas à se repentir : c’est une impression doublement consolante.
Maxime a perdu ses parents et il apprend, non sans étonnement, que l’immense fortune de ses ancêtres a été gaspillée par son père : ce vieux gentilhomme avait toujours aimé les plaisirs et les jolies filles ; des spéculations malheureuses ont achevé sa ruine. Maxime ne ressemble pas à son père, — même physique
ment; certes, il a ses traits, mais il a l’expression de sa mère : une sainte femme qui est morte de douleur ! Bien que son père ait appauvri la maison, bien qu’il ait tué sa mère, Maxime entend qu’on respecte sa mémoire. Il demeure fidèle à l’enseignement biblique : les fautes des parents n’existent pas pour les enfants. Maxime ressent pour la famille un respect traditionnel et aveugle. Soumis à la piété filiale, il a conscience aussi de ses devoirs fraternels. Sa jeune sœur est encore en pension. Il faut qu’elle y reste et qu’elle ignore leur dénuement. Il travaillera pour cette enfant, il lui gagnera une dot : c’est toute son ambition.
Mais que fera-t-il? Le vieux notaire de la famille, qui se nomme -— naturellement — Aubépin, lui transmet une proposi
tion de mariage. Un riche commerçant est prêt à lui donner sa fille, qui est jeune, jolie, intelligente, et qu’il veut faire duchesse. Maxime repousse cette offre avec indignation. Ce n’est pas qu’il refuse d’épouser une roturière : il est au-dessus de tels préjugés. Mais il ne veut pas vendre son nom. Il ne verra même pas celle qui pourrait devenir sa fiancée. Si elle lui plaisait, il souffrirait trop en ne pouvant consentir à ce marché. Maître Aubépin s’in
cline et il annonce à Maxime que des financiers sont prêts à le faire participer à de grosses affaires s’il veut apporter à leurs conseils d’administration l’appui de son titre. Maxime bondit, et il insulte presque le notaire, qui lui serre chaleureusement la main et le félicite de ses beaux sentiments. Et, malgré moi, j’entends le seigneur de la Périchole qui célèbre l’honnêteté de Piquillo, le mari récalcitrant :
Je vous croyais l’âme vile, Je me trompais lourdement. Vous n’êtes qu’un imbécile, Je vous en fais compliment.
Maître Aubépin, dont le caractère est aimable, mais grave, ne s’abandonne pas à des propos aussi légers et d’un scepticisme aussi déconcertant. Il propose à Maxime une place d’intendant auprès de la famille Laroque. La façon dont le jeune gentil
homme a accueilli ses propositions précédentes lui garantit sa probité ; quant à l’expérience des affaires, Maxime n’a-t-il pas fait ses études de droit? Maxime est heureux. Il se voit sauvé sans avoir eu besoin d’accepter de lâches compromissions. Mais, en attendant qu’il rejoigne son poste, il meurt de faim. Il n’a plus un sou. Depuis quarante-huit heures il a, pour se soutenir, bu le contenu de son pot à eau. Ah ! que de pauvres honteux et de malades abandonnés se désaltérèrent au pot à eau! Un
ami des jours passés ne lui a offert qu’un cigare exquis pour soulager sa détresse. Sa concierge, — l’âme délicate sous la grossière enveloppe, — lui sert un dîner que Maxime refuse tout d’abord. Mais il tegrette bientôt cet accès violent de fierté qui a fait pleu
rer la pauvre dame. Il avale le bouillon et mange le bœuf qu’elle a préparés.
L’arrivée de Maxime Odiot dans la famille Laroque ne laisse pas de causer quelque surprise. La famille Laroque comprend Je vieux Laroque, le grand-père, qui fut corsaire et qui est très affaibli par l’âge; Madame Laroque, sa bru, qui est indolente parce qu’elle est créole; sa fille Marguerite, qui a dans les veines le sang indomptable de l’aïeul. Auprès de ces trois personnes, on aperçoit une cousine pauvre, qui accepte les largesses de ses parents et qui montre envers eux la plus noire ingratitude. Il y a aussi une institutrice coquette et ambitieuse, Mademoiselle Hélouin. Il y a M. de Bévallan, qui voudrait bien épouser la riche Marguerite, mais qui regarde tendrement Mademoiselle Hélouin et qui ne dédaigne pas les fillettes du village. Il y a le docteur, qui a nécessairement son franc parler, et Je vieux servi
teur breton, qui s’appelle, évidemment, Alain, qui hait les Anglais et vénère les nobles. Le château et les terres des Laroque sont situés en Bretagne, dans des paysages romantiques et évocateurs.
La tenue élégante de Maxime Odiot étonne tout le monde. Est-ce bien là un intendant ? C’est l’effet que produit le héros de
Marivaux dans les Fausses Confidences. Mais la stupéfaction est de plus en plus profonde. On veut danser : Maxime se met au piano. Quoi ! cet intendant est capable de jouer une valse? On se permet (ces Laroque sont d’une indiscrétion !) de feuilleter un album qu’il a déposé sur une table et l’on admire ses croquis. Quoi! cet intendant sait dessiner? N’est-ce point, sur cette page, un coin du parc que possède un prince italien ? Quoi! cet inten
dant connaît un prince? Il désire se rendre à une ferme, et (ces Laroque sont de terribles gens!) on lui offre un cheval fougueux et que personne n’a jamais pu dompter : ce n’est qu’un jeu pour lui d’asservir cette bête sauvage. Quoi ! cet intendant est un admi
rable cavalier? Madame Laroque sent aussitôt de la sympathie pour ce jeune homme mystérieux. L’orgueilleuse Marguerite éprouve au contraire, à son égard, de la défiance, presque de la haine, et Maxime n’a pu voir, sans être profondément ému, cette noble créature.
II l’adore, mais jamais il n’osera lui avouer cet amour. Il la fuit et il recherche les endroits éloignés et mélancoliques où il peut rêver en paix. Tout le monde vient d’ailleurs troubler sa quiétude. Comme le vieux Laroque lui montre une extrême bienveillance, la cousine pauvre lui demande d’obtenir pour elle un legs avantageux et lui promet une honnête récompense.
M. de Bévallan le supplie d’agir surLaroque pour qu’il lui accorde la main de Marguerite. Mademoiselle Hélouin, qui a le cœur sensible, lui laisse entendre qu’il ne lui déplaît point. Mais Maxime repousse ces offres de complicité ou de tendresse. Il est pur et il chérit Marguerite. Celle-ci, que le respect et la froideur de Maxime irritent, l’accable de railleries. Il lui répond cruellement par de longues tirades qui célèbrent la poésie et l’idéal. Justement irritée, Marguerite ne lui épargne pas les insultes; à ce moment, une petite paysanne vient baiser la main de Maxime, qui se jeta à l’eau pour sauver son chien. Cette fois, Marguerite perd toute mesure : elle accuse Maxime de vouloir séduire une vieille rentière qui habite le pays; elle le croit capable des plus noirs desseins. Maxime hausse les épaules, mais il estime, non sans raison, qu’il lui est difficile de conserver sa place.
Avant de se démettre de ses fonctions et de quitter la Bretagne, il tient à visiter une ruine : c’est une tour qui domine un
précipice. Il s’y rend un soir, au coucher du soleil, et voici que Marguerite admire aussi, sur cette hauteur, le même crépuscule.
Elle est venue toute seule, à cheval, et n’est que plus séduisante sous le costume révélateur d’amazone. Ah! l’amazone du Roman d’un jeune homme pauvre! Espoir et écueil des artistes qui jouent en province et à Saint-Pétersbourg! N’y aura-t-il pas un pli ? Et quel chapeau choisir ? Il faut bannir le chapeau de soie,
Le jeune gentilhomme, qui eut des revers de fortune et qui les supporte dignement, devient un exemple qu’on propose aux foules. Mais un héros, qui vivrait laborieusement, dans l’obscu
rité et le silence, ne saurait exciter qu’une estime respectueuse, et non l’enthousiasme. Il faut donc que le jeune gentilhomme supporte stoïquement les sarcasmes et soit prêt à tous les sacri
fices. Nouveau Christ, il gravit son calvaire et son sourire est résigné. Il rend, imperturbablement, le bien pour le mal. Il est surhumain même quand les circonstances ne l’exigent point, et c’est pourquoi il peut nous paraître parfois excessif ou même
un peu niais, tandis que, souvent, ses ennemis nous semblent ridiculement féroces. On a souri au Théâtre Libre, qui nous montra des âmes trop viles; nous les rencontrons dans les pièces sentimentales de ce temps; elles servent à faire paraître plus radieuse l’auréole du hé4os; mais touchées parla grâce, — au dénouement, — elles deviennent pures et bonnes. Ainsi, en sor
tant du théâtre, nous nous disons qu’il y a sur la terre des êtres d’élite, presque divins, et aussi que les méchants ne tardent pas à se repentir : c’est une impression doublement consolante.
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Maxime a perdu ses parents et il apprend, non sans étonnement, que l’immense fortune de ses ancêtres a été gaspillée par son père : ce vieux gentilhomme avait toujours aimé les plaisirs et les jolies filles ; des spéculations malheureuses ont achevé sa ruine. Maxime ne ressemble pas à son père, — même physique
ment; certes, il a ses traits, mais il a l’expression de sa mère : une sainte femme qui est morte de douleur ! Bien que son père ait appauvri la maison, bien qu’il ait tué sa mère, Maxime entend qu’on respecte sa mémoire. Il demeure fidèle à l’enseignement biblique : les fautes des parents n’existent pas pour les enfants. Maxime ressent pour la famille un respect traditionnel et aveugle. Soumis à la piété filiale, il a conscience aussi de ses devoirs fraternels. Sa jeune sœur est encore en pension. Il faut qu’elle y reste et qu’elle ignore leur dénuement. Il travaillera pour cette enfant, il lui gagnera une dot : c’est toute son ambition.
Mais que fera-t-il? Le vieux notaire de la famille, qui se nomme -— naturellement — Aubépin, lui transmet une proposi
tion de mariage. Un riche commerçant est prêt à lui donner sa fille, qui est jeune, jolie, intelligente, et qu’il veut faire duchesse. Maxime repousse cette offre avec indignation. Ce n’est pas qu’il refuse d’épouser une roturière : il est au-dessus de tels préjugés. Mais il ne veut pas vendre son nom. Il ne verra même pas celle qui pourrait devenir sa fiancée. Si elle lui plaisait, il souffrirait trop en ne pouvant consentir à ce marché. Maître Aubépin s’in
cline et il annonce à Maxime que des financiers sont prêts à le faire participer à de grosses affaires s’il veut apporter à leurs conseils d’administration l’appui de son titre. Maxime bondit, et il insulte presque le notaire, qui lui serre chaleureusement la main et le félicite de ses beaux sentiments. Et, malgré moi, j’entends le seigneur de la Périchole qui célèbre l’honnêteté de Piquillo, le mari récalcitrant :
Je vous croyais l’âme vile, Je me trompais lourdement. Vous n’êtes qu’un imbécile, Je vous en fais compliment.
Maître Aubépin, dont le caractère est aimable, mais grave, ne s’abandonne pas à des propos aussi légers et d’un scepticisme aussi déconcertant. Il propose à Maxime une place d’intendant auprès de la famille Laroque. La façon dont le jeune gentil
homme a accueilli ses propositions précédentes lui garantit sa probité ; quant à l’expérience des affaires, Maxime n’a-t-il pas fait ses études de droit? Maxime est heureux. Il se voit sauvé sans avoir eu besoin d’accepter de lâches compromissions. Mais, en attendant qu’il rejoigne son poste, il meurt de faim. Il n’a plus un sou. Depuis quarante-huit heures il a, pour se soutenir, bu le contenu de son pot à eau. Ah ! que de pauvres honteux et de malades abandonnés se désaltérèrent au pot à eau! Un
ami des jours passés ne lui a offert qu’un cigare exquis pour soulager sa détresse. Sa concierge, — l’âme délicate sous la grossière enveloppe, — lui sert un dîner que Maxime refuse tout d’abord. Mais il tegrette bientôt cet accès violent de fierté qui a fait pleu
rer la pauvre dame. Il avale le bouillon et mange le bœuf qu’elle a préparés.
L’arrivée de Maxime Odiot dans la famille Laroque ne laisse pas de causer quelque surprise. La famille Laroque comprend Je vieux Laroque, le grand-père, qui fut corsaire et qui est très affaibli par l’âge; Madame Laroque, sa bru, qui est indolente parce qu’elle est créole; sa fille Marguerite, qui a dans les veines le sang indomptable de l’aïeul. Auprès de ces trois personnes, on aperçoit une cousine pauvre, qui accepte les largesses de ses parents et qui montre envers eux la plus noire ingratitude. Il y a aussi une institutrice coquette et ambitieuse, Mademoiselle Hélouin. Il y a M. de Bévallan, qui voudrait bien épouser la riche Marguerite, mais qui regarde tendrement Mademoiselle Hélouin et qui ne dédaigne pas les fillettes du village. Il y a le docteur, qui a nécessairement son franc parler, et Je vieux servi
teur breton, qui s’appelle, évidemment, Alain, qui hait les Anglais et vénère les nobles. Le château et les terres des Laroque sont situés en Bretagne, dans des paysages romantiques et évocateurs.
La tenue élégante de Maxime Odiot étonne tout le monde. Est-ce bien là un intendant ? C’est l’effet que produit le héros de
Marivaux dans les Fausses Confidences. Mais la stupéfaction est de plus en plus profonde. On veut danser : Maxime se met au piano. Quoi ! cet intendant est capable de jouer une valse? On se permet (ces Laroque sont d’une indiscrétion !) de feuilleter un album qu’il a déposé sur une table et l’on admire ses croquis. Quoi! cet intendant sait dessiner? N’est-ce point, sur cette page, un coin du parc que possède un prince italien ? Quoi! cet inten
dant connaît un prince? Il désire se rendre à une ferme, et (ces Laroque sont de terribles gens!) on lui offre un cheval fougueux et que personne n’a jamais pu dompter : ce n’est qu’un jeu pour lui d’asservir cette bête sauvage. Quoi ! cet intendant est un admi
rable cavalier? Madame Laroque sent aussitôt de la sympathie pour ce jeune homme mystérieux. L’orgueilleuse Marguerite éprouve au contraire, à son égard, de la défiance, presque de la haine, et Maxime n’a pu voir, sans être profondément ému, cette noble créature.
II l’adore, mais jamais il n’osera lui avouer cet amour. Il la fuit et il recherche les endroits éloignés et mélancoliques où il peut rêver en paix. Tout le monde vient d’ailleurs troubler sa quiétude. Comme le vieux Laroque lui montre une extrême bienveillance, la cousine pauvre lui demande d’obtenir pour elle un legs avantageux et lui promet une honnête récompense.
M. de Bévallan le supplie d’agir surLaroque pour qu’il lui accorde la main de Marguerite. Mademoiselle Hélouin, qui a le cœur sensible, lui laisse entendre qu’il ne lui déplaît point. Mais Maxime repousse ces offres de complicité ou de tendresse. Il est pur et il chérit Marguerite. Celle-ci, que le respect et la froideur de Maxime irritent, l’accable de railleries. Il lui répond cruellement par de longues tirades qui célèbrent la poésie et l’idéal. Justement irritée, Marguerite ne lui épargne pas les insultes; à ce moment, une petite paysanne vient baiser la main de Maxime, qui se jeta à l’eau pour sauver son chien. Cette fois, Marguerite perd toute mesure : elle accuse Maxime de vouloir séduire une vieille rentière qui habite le pays; elle le croit capable des plus noirs desseins. Maxime hausse les épaules, mais il estime, non sans raison, qu’il lui est difficile de conserver sa place.
Avant de se démettre de ses fonctions et de quitter la Bretagne, il tient à visiter une ruine : c’est une tour qui domine un
précipice. Il s’y rend un soir, au coucher du soleil, et voici que Marguerite admire aussi, sur cette hauteur, le même crépuscule.
Elle est venue toute seule, à cheval, et n’est que plus séduisante sous le costume révélateur d’amazone. Ah! l’amazone du Roman d’un jeune homme pauvre! Espoir et écueil des artistes qui jouent en province et à Saint-Pétersbourg! N’y aura-t-il pas un pli ? Et quel chapeau choisir ? Il faut bannir le chapeau de soie,