peaux à plumes et à fleurs qui émaillaient l’orchestre. Et nul doute que le bon conseil ne soit suivi... jusqu’au prochain caprice. En tout cas, il a été accueilli parles bravos quotidiens, appuyé par des maximums de recette. Et cela se conçoit, de reste, car la pièce qui est amusante, est jouée à plaisir par une troupe excellente, avec en tête, Jeanne Granier, de retour au bercail des Variétés, et Eve Lavallière, comédienne exquise, fan
taisiste, spirituelle et vraie dans sa fantaisie. — Au Palais-Royal, Toison d’Or, vaudeville burlesque, qui a déchaîné le rire, grâce à Raimond, le roi des Jocrisses, d’un comique étonnant en un rôle qui sort un peu de ses habitudes, et qui redouble son excentricité irrésistible, le personnage d’un ouvrier gazier qui se camoufle pour éviter la poursuite d’un municipal, à qui il a flanqué une « paire de mouillettes ». Toute critique est désar
mée devant un vaudeville qui va parfois clopin-clopant, mais contient des scènes de franche gaieté enlevées avec entrain par l’acteur principal, la cariatide qui soutient le monument de l’effort de ses épaules.
Au théâtre Sarah-Bernhardt, le comédien Calmettes s’essaie au dur métier de directeur de théâtre. Il a pris en location le théâtre de Madame Sarah Bernhardt pendant que celle-ci parcourt lesAmériques, et, pour ses débuts, a monté une œuvre inté
ressante et curieuse de Madame Daniel Lesueur. Le Masque d’Amour qui a paru en feuilleton, au Petit Journal, puis en
volume, est devenu drame en cinq actes et huit tableaux, et n’a pas eu moins de succès, sous la forme nouvelle que sous l’ancienne. Le roman était plein et touffu, c’était sa qualité comme roman; cette qualité est devenue défaut au théâtre. Il y avait surabondance de situations, la clarté du drame s’en est ressentie. Quoi qu’il en soit, les aventures du faux marquis de Valcor ont fourni le canevas d’une pièce à la manière que d’Ennery pratiquait autrefois, et je crois bien que c’était la bonne.
Je m’en voudrais de ne pas dire quelques mots de la curieuse tentative pratiquée au Théâtre de l’Œuvre, où M. Lugné-Poë a mis à la scène avec une excellente traduction de M. Halrine Kaminsky, le drame étrange de Maxime Gorki, Dans les Bas-Fonds. C’est une œuvre singulière, sombre, douloureuse, suite de tableaux poignants de la misère russe, misère alcoo
lique et pouilleuse qui grouille dans les « bas-fonds ». Gorki la connaît mieux que personne, cette misère, pour l’avoir vue de près, aussi la décrit-il sans hésitation et dans toute son horreur, mettant en scène les types divers qui composent la population de cette géhenne. Ce spectacle étrange n’est pas sans causer, au début, un sentiment de dégoût et d’étonnement, puis, peu à peu l’œil s’habitue, le cœur se raffermit, et lorsque l’ambiance s’est établie, on se sent pris de pitié curieuse pour le pit
toresque de cette misère saignante, on écoute, on regarde, on s’émeut à ce spectacle qui vibre d’une vérité cruelle, mais où l’on perçoit des accents d’humanité émue, alors que le chemineau Louka,le« bon petit vieux », console, rassure, applique le baume de philosophie, de sa main ridée, qui semble ouvrir la lucarne,
par laquelle pénètrent quelques traits de lumière, en ce milieu sombre comme la nuit.
Madame Eleonora Duse, la grande actrice italienne, qui se trouvait à Paris pendant les répétitions du drame de Gorki, a donné quelques conseils aux artistes interprètes, puis s’est passionnée elle-même peu à peu, pour le drame étrange : « J’aime
rais à jouer le rôle de Vasilissa — dit-elle, un jour — il me séduit par sa couleur âpre, sa nature originale ! — Pourquoi ne le joue
riez-vous pas ?— a répliqué Lugné-Poë. — Soit! a-t-elle répondu, je le jouerai à condition que Suzanne Desprès jouera Natacha... » et c’est ainsique nous avons eu une superbe et unique représen
tation du drame de Gorki, avec une interprétation extraordinaire et bien digne de la curiosité de tous ceux qui aiment le théâtre dans ses plus admirables et ses plus imprévues manifestations !
Et maintenant, si vous voulez, nous parlerons ici, un peu, pour ordre, comme l’on dit, de la grande querelle des directeurs de
théâtre, — de certains, car il en est qui se sont contentés de hausser les épaules — avec la critique dramatique, ou mieux contre elle. L’origine de l’aventure est simple et réside en un fait personnel, dont nous n’aurions pas à vous entretenir ici, s’il n’avait eu pour conséquence de soulever une question d’ordre général : M. An
toine, directeur du théâtre qui porte son nom, ayant cru avoir à se plaindre de M. François de Nion, critique de YÉcho de Paris, déclara qu’il cesserait de l’inviter à ses répétitions générales. Ceci était une simple querelle de particuliers qui pouvait se
vider entre « quat’ z’yeux ». Je crois bien que M. Antoine n’avait pas de raison sérieuse de prendre cette mesure comminatoire vis-à-vis de notre très aimable et très courtois confrère, mais enfin, il était maître chez lui, comme le charbonnier, et il usait de son droit, ce « droit » qui est parfois la suprême injustice. — Summum jus, summa injuria ! dit un brocard latin. — Mais voici qu’à cette occasion, partant en guerre, à poings fermés, contre les critiques, il leur dit : « Je suis un simple commerçant, or, j’estime que par vos articles, vous nuisez à mon commerce. (Eh!
Eh ! soyez juste, s’il vous plaît, mon cher Antoine — lisezplutôt tous les comptes rendus de Vers l’Amour ! — pas toujours, cepen
dant!!!) J’ai le droit de vous interdire, si bon me semble, de parler des pièces que je joue, et de remplacer votre critique, s’il me plaît, par de simples réclames payées, qui proclameront les sublimes mérites de mon répertoire, ainsi qu’on procède pour les « nouillettes Lucullus » ou le « lait Mamilla », le seul qui raffermisse les poitrines indolentes... »
Eh bien, j’estime qu’ici il y a erreur; un directeur a le droit de faire dans les journaux, toutes les réclames que bon lui semble, assurément; quant à supprimer à sa volonté la critique de ses pièces, il se heurte là à un principe consacré, celui du
droit de discussion qui est imprescriptible, comme la liberté, et qui est absolu alors qu’il s’agit d’une œuvre d’art, que ce soit en peinture, en sculpture, en musique, voire en littérature, à la condition, bien entendu, que cette critique soit sincère, indépen
dante, honnête, qu’elle ne soit pas faite avec l’arrière-pensée de nuire, ou sous la pression d’un intérêt quelconque — cela va de soi — donc si les directeurs de théâtre éprouvent le besoin de s’amoindrir et de se comparer à des débitants de marchandises quelconques, bière, pommes ou lorgnettes, ils devront se souve
nir que la marchandise qu’ils débitent n’est pas analogue à celles auxquelles ils la comparent, et qu’elle est soumise à la servi
tude du droit de discussion et de libre examen critique, qu’ils ne peuvent maintenir ou supprimer à leur gré. S’ils ont quelque doute sur ce point, ils peuvent s’adresser aux tribunaux qui ont déjà répondu, et répondront encore.
Il me paraît, d’ailleurs, que le droit n’a pas grand’chose à voir dans l’espèce, il y a une question bien plus sérieuse, celle de l’intérêt général du théâtre. Or, je tiens que la vie du théâtre est étroitement liée à celle de la critique, et que la mort de la critique entraînerait celle du théâtre. Celui-ci n’a aucune com
paraison à subir avec le music-hall, il vit à part de sa propre vie, il s’adresse à un public différent, il est délassement cérébral et intellectuel, alors que l’autre est purement plaisir des yeux et des oreilles. Le jour où le théâtre, n’ayant plus de « critique », s’assimilerait aux music-halls, par le fait des réclames payées, et qu’il y auraitdutte et concurrence directe entre les deux modes d’attractions, ce n’est pas le théâtre qui aurait le dessus. Cela ne fait pas ombre d’un doute. Ce qui assure l’existence du théâtre, et sa « suprématie » actuelle, c’est précisément la discussion, la critique, l’échange d’idées, en un mot, le mouvement cérébral qui se perpètre autour de lui. Or, ce mouvement qui crée l’am
biance nécessaire à sa vie, c’est la critique qui le provoque et en est le point de départ essentiel. Le théâtre bénéficie de cet effort qui est sa raison d’être. J’estime que la critique et le
théâtre sont deux forces qui se doublent, l’une l’autre, et que non seulement la critique ne saurait nuire au théâtre, mais qu’elle est une condition nécessaire de son existence.
taisiste, spirituelle et vraie dans sa fantaisie. — Au Palais-Royal, Toison d’Or, vaudeville burlesque, qui a déchaîné le rire, grâce à Raimond, le roi des Jocrisses, d’un comique étonnant en un rôle qui sort un peu de ses habitudes, et qui redouble son excentricité irrésistible, le personnage d’un ouvrier gazier qui se camoufle pour éviter la poursuite d’un municipal, à qui il a flanqué une « paire de mouillettes ». Toute critique est désar
mée devant un vaudeville qui va parfois clopin-clopant, mais contient des scènes de franche gaieté enlevées avec entrain par l’acteur principal, la cariatide qui soutient le monument de l’effort de ses épaules.
Au théâtre Sarah-Bernhardt, le comédien Calmettes s’essaie au dur métier de directeur de théâtre. Il a pris en location le théâtre de Madame Sarah Bernhardt pendant que celle-ci parcourt lesAmériques, et, pour ses débuts, a monté une œuvre inté
ressante et curieuse de Madame Daniel Lesueur. Le Masque d’Amour qui a paru en feuilleton, au Petit Journal, puis en
volume, est devenu drame en cinq actes et huit tableaux, et n’a pas eu moins de succès, sous la forme nouvelle que sous l’ancienne. Le roman était plein et touffu, c’était sa qualité comme roman; cette qualité est devenue défaut au théâtre. Il y avait surabondance de situations, la clarté du drame s’en est ressentie. Quoi qu’il en soit, les aventures du faux marquis de Valcor ont fourni le canevas d’une pièce à la manière que d’Ennery pratiquait autrefois, et je crois bien que c’était la bonne.
Je m’en voudrais de ne pas dire quelques mots de la curieuse tentative pratiquée au Théâtre de l’Œuvre, où M. Lugné-Poë a mis à la scène avec une excellente traduction de M. Halrine Kaminsky, le drame étrange de Maxime Gorki, Dans les Bas-Fonds. C’est une œuvre singulière, sombre, douloureuse, suite de tableaux poignants de la misère russe, misère alcoo
lique et pouilleuse qui grouille dans les « bas-fonds ». Gorki la connaît mieux que personne, cette misère, pour l’avoir vue de près, aussi la décrit-il sans hésitation et dans toute son horreur, mettant en scène les types divers qui composent la population de cette géhenne. Ce spectacle étrange n’est pas sans causer, au début, un sentiment de dégoût et d’étonnement, puis, peu à peu l’œil s’habitue, le cœur se raffermit, et lorsque l’ambiance s’est établie, on se sent pris de pitié curieuse pour le pit
toresque de cette misère saignante, on écoute, on regarde, on s’émeut à ce spectacle qui vibre d’une vérité cruelle, mais où l’on perçoit des accents d’humanité émue, alors que le chemineau Louka,le« bon petit vieux », console, rassure, applique le baume de philosophie, de sa main ridée, qui semble ouvrir la lucarne,
par laquelle pénètrent quelques traits de lumière, en ce milieu sombre comme la nuit.
Madame Eleonora Duse, la grande actrice italienne, qui se trouvait à Paris pendant les répétitions du drame de Gorki, a donné quelques conseils aux artistes interprètes, puis s’est passionnée elle-même peu à peu, pour le drame étrange : « J’aime
rais à jouer le rôle de Vasilissa — dit-elle, un jour — il me séduit par sa couleur âpre, sa nature originale ! — Pourquoi ne le joue
riez-vous pas ?— a répliqué Lugné-Poë. — Soit! a-t-elle répondu, je le jouerai à condition que Suzanne Desprès jouera Natacha... » et c’est ainsique nous avons eu une superbe et unique représen
tation du drame de Gorki, avec une interprétation extraordinaire et bien digne de la curiosité de tous ceux qui aiment le théâtre dans ses plus admirables et ses plus imprévues manifestations !
Et maintenant, si vous voulez, nous parlerons ici, un peu, pour ordre, comme l’on dit, de la grande querelle des directeurs de
théâtre, — de certains, car il en est qui se sont contentés de hausser les épaules — avec la critique dramatique, ou mieux contre elle. L’origine de l’aventure est simple et réside en un fait personnel, dont nous n’aurions pas à vous entretenir ici, s’il n’avait eu pour conséquence de soulever une question d’ordre général : M. An
toine, directeur du théâtre qui porte son nom, ayant cru avoir à se plaindre de M. François de Nion, critique de YÉcho de Paris, déclara qu’il cesserait de l’inviter à ses répétitions générales. Ceci était une simple querelle de particuliers qui pouvait se
vider entre « quat’ z’yeux ». Je crois bien que M. Antoine n’avait pas de raison sérieuse de prendre cette mesure comminatoire vis-à-vis de notre très aimable et très courtois confrère, mais enfin, il était maître chez lui, comme le charbonnier, et il usait de son droit, ce « droit » qui est parfois la suprême injustice. — Summum jus, summa injuria ! dit un brocard latin. — Mais voici qu’à cette occasion, partant en guerre, à poings fermés, contre les critiques, il leur dit : « Je suis un simple commerçant, or, j’estime que par vos articles, vous nuisez à mon commerce. (Eh!
Eh ! soyez juste, s’il vous plaît, mon cher Antoine — lisezplutôt tous les comptes rendus de Vers l’Amour ! — pas toujours, cepen
dant!!!) J’ai le droit de vous interdire, si bon me semble, de parler des pièces que je joue, et de remplacer votre critique, s’il me plaît, par de simples réclames payées, qui proclameront les sublimes mérites de mon répertoire, ainsi qu’on procède pour les « nouillettes Lucullus » ou le « lait Mamilla », le seul qui raffermisse les poitrines indolentes... »
Eh bien, j’estime qu’ici il y a erreur; un directeur a le droit de faire dans les journaux, toutes les réclames que bon lui semble, assurément; quant à supprimer à sa volonté la critique de ses pièces, il se heurte là à un principe consacré, celui du
droit de discussion qui est imprescriptible, comme la liberté, et qui est absolu alors qu’il s’agit d’une œuvre d’art, que ce soit en peinture, en sculpture, en musique, voire en littérature, à la condition, bien entendu, que cette critique soit sincère, indépen
dante, honnête, qu’elle ne soit pas faite avec l’arrière-pensée de nuire, ou sous la pression d’un intérêt quelconque — cela va de soi — donc si les directeurs de théâtre éprouvent le besoin de s’amoindrir et de se comparer à des débitants de marchandises quelconques, bière, pommes ou lorgnettes, ils devront se souve
nir que la marchandise qu’ils débitent n’est pas analogue à celles auxquelles ils la comparent, et qu’elle est soumise à la servi
tude du droit de discussion et de libre examen critique, qu’ils ne peuvent maintenir ou supprimer à leur gré. S’ils ont quelque doute sur ce point, ils peuvent s’adresser aux tribunaux qui ont déjà répondu, et répondront encore.
Il me paraît, d’ailleurs, que le droit n’a pas grand’chose à voir dans l’espèce, il y a une question bien plus sérieuse, celle de l’intérêt général du théâtre. Or, je tiens que la vie du théâtre est étroitement liée à celle de la critique, et que la mort de la critique entraînerait celle du théâtre. Celui-ci n’a aucune com
paraison à subir avec le music-hall, il vit à part de sa propre vie, il s’adresse à un public différent, il est délassement cérébral et intellectuel, alors que l’autre est purement plaisir des yeux et des oreilles. Le jour où le théâtre, n’ayant plus de « critique », s’assimilerait aux music-halls, par le fait des réclames payées, et qu’il y auraitdutte et concurrence directe entre les deux modes d’attractions, ce n’est pas le théâtre qui aurait le dessus. Cela ne fait pas ombre d’un doute. Ce qui assure l’existence du théâtre, et sa « suprématie » actuelle, c’est précisément la discussion, la critique, l’échange d’idées, en un mot, le mouvement cérébral qui se perpètre autour de lui. Or, ce mouvement qui crée l’am
biance nécessaire à sa vie, c’est la critique qui le provoque et en est le point de départ essentiel. Le théâtre bénéficie de cet effort qui est sa raison d’être. J’estime que la critique et le
théâtre sont deux forces qui se doublent, l’une l’autre, et que non seulement la critique ne saurait nuire au théâtre, mais qu’elle est une condition nécessaire de son existence.