LA QUINZAINE THÉATRALE


Nous avons à enregistrer, en cette quinzaine,deux œuvres importantes, qui appartiennent au genre de la comédie-drame, et qui, toutes deux, ont parfaitement réussi. C’est au Gymnase, la Rafale, trois actes signés Henri Bernstein, et au Vau
deville, la Marche nuptiale, quatre actes signés Henry Bataille.
La Rafale, ainsi que son titre l’indique, est une action intense, rapide, d’une certaine âpreté, mais poi
gnante et fiévreuse, à l’émotion de laquelle il est difficile de se dérober; les caractères des personnages, dessinés d’un crayon vigoureux et qui n’hésite guère, en sont de belle vitalité, et l’ensemble donne un cirame très dur, mais très intéressant.
L’analyse en peut être faite en quelques traits rapides, car le sujet est simple, et le mérite de l’œuvre réside surtout dans les détails d’exécution : Hélène Lebourg, fille d’un parvenu enrichi entiché de noblesse et de snobisme, comme la plupart de scs pareils, a épousé un mari qu’elle déteste et s’est sacrifiée à la vanité paternelle. Elle s’est résignée à la torpeur de la vie luxueuse que lui a fai te son père, mais, un beau jour, elle s’est réveil
lée, et a pris un amant, Robert de Chacéroy, un mondain très brillant, beau cavalier et grand joueur. Robert et Hélène s’ado
rent, et l’on sent que rien ne les pourra séparer. Aussi, lorsque Robert fait à sa maîtresse la confession d’une faute terrible qui est, pour lui, le déshonneur — il a perdu au jeu une somme énorme, et pour s’acquitter a commis un abus de confiance, en détournant des fonds qui lui avaient été confiés — celle-ci n a plus qu’une idée fixe, ou fuir avec son amant, ou trouver la somme nécessaire pour le sauver de la cour d’assises. C’est cette course à l’argent qui constitue le fond de ces trois actes, avec ses péripéties douloureuses et terribles, pour arriver à un dénoue
ment cruel, le suicide de Chacéroy accompli quelques minutes avant l’arrivée d’Hélène qui apporte le chèque libérateur, obtenu par elle au prix de son déshonneur, sacrifice à la fois, héroïque, ignoble et inutile.
L’interprétation de la Rafale, excellente en son ensemble, est particulièrement remarquable en la personne de ses trois principaux interprètes, Gémier, raisonneur amer, bourgeois vaniteux et sceptique, naïf jusqu’au cynisme, dans le rôle du baron Lebourg, qu’il a habilement modelé; Dumény qui a racheté par une distinction hautaine, le côté ingrat du person
nage de l’amant joueur; Madame Le Bargy qui s’est surpassée dans celui d’Hélène, où elle a eu de beaux accents de sincérité.
Au Vaudeville, la Marche nuptiale est une œuvre de haute valeur, étude psychologique d’un caractère féminin très étu
dié, très fouillé, âme provinciale un peu puérile, mais héroïque de jeune fille, qui a cru se vouer au renoncement sublime, alors que simplement elle s’est condamnée à une médiocrité plutôt fâcheuse et sans gloire. Elle est piquante, l’odyssée sentimentale de Grâce de Plessans, qui s’est enfuie de sa province avec son pro
fesseur de piano, le modeste et chétif Claude Morillot, pour venir affronter, à Paris, la vie de misère; sa lutte contre ellemême, contre son orgueil qu’elle voudrait briser, est admirable
ment décrite en une forme hautaine et fière d’un merveilleux coloris, un dialogue de précision et de netteté incomparables.
Lorsque le rêve d’idéal s’est envolé, alors que les chimères ont fui, au réveil triste et morose de la réalité froide, Grâce com
prend enfin qu’elle a rivé sa vie à celle d’un pauvre diable, pour lequel, malgré tout, elle commence à ressentir un dégoût instinctif, et voit s’avancer, dans le lointain, le spectre hideux de la misère. Elle renonce donc à lutter, se sentant vaincue d’avance, et, tandis qu’à sa demande le doux et modeste Moril
lot joue sur le piano, une valse lente, pleine de souvenirs, Grâce désespérée se tue pour ne pas affronter la détresse physique et morale qui frappe à sa porte.
Cette œuvre forte, où l’auteur a affirmé sa maîtrise personnelle, comme auteur dramatique, et le caractère très indivi
duel de son talent d’écrivain, a eu grand succès devant P « élite » qui forme le public coutumier des premières représentations, je
désire que l’autre public, celui qu’on appelle la foule, prenne même intérêt à la Marche nuptiale, et cela se peut d’autant mieux que la nouvelle pièce du Vaudeville est montée, comme toujours à ce théâtre, avec une rare élégance, et que l’interpré
tation qui réunir les noms de Gaston Dubosc, Janvier, Joffrc, Mesdames Berthe Bady et Gabrielle Dorziat est tout à fait supérieure.
Les pièces du Gymnase et du Vaudeville finiront, toutes deux, tous les soirs, par un coup de pistolet : « Alors, m’a dit un loustic, il faudra deux pistolets, un seul ne saurait suffire pour les deux théâtres... » Il convient de remarquer, d’ailleurs, que cette année, le suicide est de mode, comme dénouement dramatique. Depuis le commencement de la saison, — elle n’a guère que deux mois d’accomplis — nous en comptons quatre déjà: deux au Vaudeville, avec la Belle Madame Héber et la Marche nuptiale, un chez Antoine, avec Vers l’Amour, et un au Gym
nase, avec la Rafale; or, on nous en annonce un cinquième à la
Renaissance, comme dénouement de Bertrade, la pièce de Jules Lemaître, qui aura déjà eu sa première représentation quand paraîtra cette chronique. Cela fait beaucoup de suicides, et semble donner raison à Coquelin cadet qui, dans son allocution à Jules Claretie, le jour où la Comédie-Française fêtait le ving
tième anniversaire de son règne, réclamait des « pièces comiques » dont l’absence commence à être remarquée, un peu partout!
Pas aux Nouveautés, toutefois, où la comédie de MM. Maurice Hennequin et Pierre Véber a provoqué le gros rire. C’est une pochade burlesque et amusante, réédition caricaturale de l’Ecole des Maris, avec en moins les vers de Molière, avec en plus, les truculences de la farce moderne : là aussi, il y a eu réussite.
Il semble d’ailleurs qu’il se soit déchaîné en tempête, sur les théâtres, le vent du succès. Il souffle dans cinq ou six, aux Variétés, aux Nouveautés, au Gymnase, au Vaudeville, chez Antoine. Cependant la force lui a manqué pour aller jusqu’au coin de la rue de Richelieu, à la Comédie-Française, où il n’a pas fait tour
ner les moulins de Don Quichotte. En effet, l’épopée de Jean Richepin n’a obtenu que médiocre enthousiasme, malgré les beaux vers du poète, et le talent de composition du comédien Leloir qui a dessiné une étonnante silhouette de chevalier de la
triste figure, qu’on eût dit créée par le crayon de Gustave Doré. Je crois, d’ailleurs, que Don Quichotte est un médiocre sujet de théâtre. Le héros du drame, pauvre fou berné, malmené, accomplissant des exploits imaginaires, a quelque chose de triste avec son héroïsme inutile. Il a tenté bien des musiciens et bien des auteurs dramatiques, puisque j’ai ouï-dire que, sous
toutes formes, chez nous et à l’étranger, on l’avait accommodé plus de trois cents fois, sans jamais réussir. La version la plus célèbre a été celle de Victorien Sardou jouée au Gymnase, en 1863, reprise au Châtelet, il y a quelques années, sans grand succès, ni d’un côté ni de l’autre.
A enregistrer, la mort du célèbre comédien anglais, Sir Henry Irving, décédé en rentrant d’une représentation donnée au théâtre de Bradford, où il jouait Thomas Becket. Les circonstances de celte mort ont une analogie singulière avec celles dont s’entoura la mort de notre Molière : tous deux périrent, en sol
dats, sur le champ de bataille. Irving était âgé de soixante-huit
ans; il se sentait très fatigué et-comptait se retirer définitivement du théâtre à la fin de cette année, lorsque la mort l’est venue prendre. Nous n’entreprendrons pas ici, faute de place, la bio
graphie de ce grand artiste, le premier des tragiques qu’ait jamais possédés l’Angleterre, nous rappellerons seulement qu’il était incomparable dans le rôle d’Hamlet, et que ce fut un Méphistophélès merveilleux, dans le Faust de Goethe adapté à la scène anglaise ; ses créations se chiffrent par centaines, et dans toutes, il a laissé son empreinte personnelle.
FÉLIX DUQUESNEL.