LA QUINZAINE THÉATRALE


Les succès ne sont pas éternels. Il vient toujours un moment où il faut renouveler l’affiche.
Ce fut le cas des Variétés. Il a fallu, après les cent cinquante très fructueuses représen


tations du Bonheur, Mesdames ! passer à un autre exercice, et là on a donné flagrant dé


menti au dicton théâtral : «Jamais deux succès de suite. » La pièce de Victorien Sardou, qui a succédé à celle de Francis de Croisset, n’a pas eu moindre succès que sa devancière dans l’heureux théâtre que dirige Fernand Samuel.
La Piste est une aimable et amusante comédie, d’une action très rapide, qui vous emporte sans vous donner le temps de réfléchir ; elle repose sur une situation mince, mais si ingénieusement trouvée, toute neuve même, et dont le grand charme con
siste surtout dans le détail d’exécution, qui est de qualité supé
rieure ; on y retrouve le tour de main coutumier du maître, et son habileté sans pareille. L’idée de la pièce a parenté très lointaine
avec les Pattes de Mouche ; la voici en quelques mots : Casimir Rébillon a épousé une femme divorcée, Florence Jobelin. Un « petit bleu » indiscret, trouvé par hasard au fond d’un tiroir, le met sur la piste d’une intrigue de ladite épouse, qui a eu un amant, et qui, mise à « la question ordinaire et extraordinaire », finit par avouer, mais sous les réserves suivantes : « Oui, — ditelle, — j’ai eu une aventure..., et pour l’agrément qu’elle m’a donné!... susurre-t-elle entre ses dents, — oui, j’ai eu un amant, mais c’est au temps de mon premier mari, qui me trompait, me rendait malheureuse, et que je détestais. Jamais au temps du second, qui me rend parfaitement heureuse, et que j’aime de tout mon cœur... — Si c’est au temps du premier, je n’ai rien à dire... », pense Rébillon, et cette pensée est bien humaine. Mais le doute naît en son esprit : « si ça n’était pas vrai ? si c’était moi qui ai été trompé? » Il demande des preuves, et c’est cette chasse à la preuve qui est le fond et le mouvement de la pièce. Cette preuve, on va la demander au premier mari, qui ne se
soucie guère de convenir qu’il a été... ce que dit si crûment Molière, ce qu’il ignorait d’ailleurs, et, pour le convaincre, il faut lui prouver, à lui-même, qu’il « l’a bien été ». On voit d’ici tous les effets comiques que peut donner ce postulat, et l’auteur n’en a raté aucun : ils y sont bien tous !
La Piste est remarquablement jouée par tout le monde, mais surtout par Réjane, étonnante de finesse en l’art du sousentendu, dans le personnage de Florence Rébillon, où elle a des physionomies, des interjections, de simples mots qui, avec elle, et grâce à elle, deviennent l’interprétation complète d’une situa
tion, faisant, à sa volonté, vibrer la double corde du comique et de l’émotion avec une égale virtuosité. — André Dubosc, frais débarqué des Capucines, dont il fit les beaux soirs pendant plu
sieurs années, a débuté par le rôle du mari trompé, où il a fait preuve de beaucoup d’élégance, de tact et de simplicité. C’est un excellent comédien. Nous le savions depuis longtemps, maintenant le public le sait comme nous.
William Busnach, qui se fit jadis, avec succès, l’adaptateur dramatique des romans de Zola, a fait subir même opération à Madame Bovary, le chef-d’œuvre de Gustave Flaubert. Il en a tiré;,aussi habilement que possible, une pièce claire, précise et rapide, celle-ci a été représentée à Rouen, au « Théâtre-Français » de cette ville, la patrie de naissance de Flaubert.
Enfin, pour être en règle avec toutes les nouvelles du Théâtre, mentionnons l’inauguration de la statue d’Alfred de Musset qui orne aujourd’hui l’encoignure de la Comédie-Française, du côté de la rue Saint-Honoré. La statue est de bel aspect, et le poète semble tourner ses regards du côté du café de la Régence, où jadis il fit tant de parties d’échecs.
Le palmarès « décoratif » du mois de janvier, lequel, d’ailleurs, ne s’est publié qu’en février, comme cela arrive le plus souvent, contient plusieurs noms qui, plus ou moins, relèvent du théâtre, et que je veux citer ici : Adrien Bernheim, le très sympathique commissaire du gouvernement près les théâtres subventionnés, président fondateur de l’œuvre si généreuse des « Trente Ans de théâtre », a été fait officier de la Légion
d’honneur. Des croix de chevalier ont été décernées à M. Michel Provins, homme de lettres, auteur de quelques pièces jouées aux Capucines et à l’Athénée; — André Sylvane, dont les comédies et les vaudevilles sont phalange. Il en a signé beaucoup, avec
Alex. Bisson, non des moindres ; plusieurs tout seul, et est un des auteurs du célèbre Tire au flanc, dont le légendaire succès inscrit six cents représentations consécutives à l’actif du Théâtre Déjazet; — Guy-Ropartz, directeur de l’école de musique de Nancy, compositeur de talent, à qui on doit l’excellente partition qui accompagnait, au Grand-Théâtre, à l’ancien « Eden », le drame de Pierre Loti, Pêcheurs d’Islande, qui n’eut, d’ailleurs, qu’une existence éphémère.
Cette fois, dans la promotion de décoration, pas de comédiens! On ne pouvait compter, comme décorations sérieuses, la croix d’officier du « Mérite agricole » décernée à M. Mounet- Sully comme vigneron à Bergerac, et celle de chevalier du même ordre à Madame Judic, « élevage spécial pour les études scien
tifiques », ce qui signifie, sans doute, que l’aimable comédienne se livre à l’élevage des cochons d’Inde, ces malheureux « co
bayes » qu’on dissèque, découpe, empoisonne et asphyxie dans les laboratoires.
« Alors, pas de comédien décoré ! » s’est-on écrié dans les foyers de théâtres, où l’indignation fut à son comble. C’est, en effet, la première fois que cela arrive, depuis quelques années. Jadis, on ne décorait jamais de comédiens. Aujourd’hui, on les
décore tous ! c’est de droit, comme si c’étaient de simples chefs de bureau, et je ne donne pas trois ans pour que la troupe entière de la Comédie-Française, — aussi bien le côté féminin que le côté masculin, — ne soit ornée du ruban rouge. Aussi, après réflexion, le ministre est revenu sur ses pas, et c’est Paul Mounet qui a obtenu T « étoile d’honneur ». Je n’y vois aucun inconvénient, il la méritait aussi bien, mieux peut-être, que quiconque.
Mais que nous sommes loin des mœurs d’antan, et que ce qui se passe aujourd’hui ne ressemble guère à ce qui se passait autrefois ; cette pluie de croix inondant les théâtres est curieuse à comparer à la parcimonie de jadis.
En 1861, il y eut un grand mouvement dans le monde littéraire et artistique, pour obtenir que l’acteur Samson fût décoré. Il avait pour lui les titres les plus sérieux : quarante ans de ser
vices à la Comédie-Française, trente ans de professorat, — il
avait formé, à son école, l’élite des artistes en renom, Rachel entre autres; — l’Empereur résista; dame, son oncle n’avait pas décoré Talmâ, son ami Talma, qui lui donnait des leçons de maintien. Pressé de toutes parts, Napoléon III, très adminis
tratif, mais aussi très indécis, consulta son cousin le prince Napoléon, lequel, par ricochet, consulta Emile Augier, qui avait été un des signataires de la supplique décorative.
« Doit-on et peut-on décorer Samson? lui demanda-t-il.
— Je n’y vois aucun inconvénient ! — répondit Augier, en riant, — ça vous coûtera si peu et ça lui fera tant de plaisir!
Seulement, aurez-vous l’opinion publique avec vous ? A cscio ! Après celui-là, très digne de la croix, assurément, vous verrez accourir tous les autres, moins dignes, qui vous tendront leur boutonnière altérée, et... la brèche étant ouverte !... Je ne vois qu’un remède radical à la situation... ■— Lequel ?
— Un bon décret ainsi conçu : « Article Ier. — Tous les « comédiens seront décorés. — Article IL —Il n’y aura plus « que les comédiens qui seront décorés. — Fait à Paris... ou à « Saint-Cloud..., le... » Ce sera la seule manière de contenter tout le monde des théâtres, et encore vous verrez qu’il y en aura dans le nombre qui seront très vexés de voir que les camarades auront le ruban rouge, tout comme eux ! »
L’auteur de VAventurière s’en tira par une boutade, ainsi que cela lui arrivait souvent... surtout quand il ne voulait pas donner son avis.
Samson ne fut pas décoré, parce qu’en « activité » de service. Il n’eut la croix que lorsqu’il eut pris sa retraite, avec « l’engagement d’honneur de ne jamais remonter sur les planches !... »


Autre temps, autres mœurs ! ! !




FÉLIX DUQUESNEL.