figurer Provost—-l’oncle Van Buch de II ne faut jurer de rien — beau vieillard d’aspect correct et respectable, type de par
fait notaire, sanglé dans sa redingote noire, aux longs pans, cravaté de blanc, toujours soigneusement rasé, ganté de frais,
ses mains s’échappant, comme celles de M. de Buffon, de manchettes finement plissées. Il avait, d’ailleurs, la politesse exquise et la correction cérémonieuse de l’académicien. — Samson, plus âgé que Provost de quelques années, celui-là court de taille, large d’épaules, portant en arrière sa tête cou
ronnée d’une chevelure crépue, dont le nez en trompette, la bouche très fine, les yeux pétillants de malice, semblaient créés pour distiller la raillerie. —Le tragédien Ligier, trapu, cambré, avec de gros yeux à fleur de tête — des yeux de langouste — des jambes torses comme des pattes de basset, et une voix grave, coupée du hoquet dramatique.
— A côté d’eux, un
peu plusjeunes, ayant connu plus ou moins l’aurore duxixesiècle,
Geffroy, un fils de Picardie, le grand ar
tiste du romantisme, tour à tour Chatter
ton, Louis XIII et Rodolpho, un artiste de laideur distinguée, à la bouche dédai
gneuse, à la voix mor
dante. — Maillart, le jeune premier, sinis
tre et grognon.— Enfin, Beauvallet, le tragédien impassible, dont la voix merveilleuse avait à sa vo
lonté des éclats de tonnerre et des dou
ceurs de caresse. Celuidà grossier com me pain d’orge, mais spirituel et blagueur comme un ouvrier pa
risien. Ilavait débuté dans la vie comme ouvrier peintre en bâ
timents, et conserva toujours de son ori
gine une belle humeur de carrefour, goguenarde et pénétrante. — Un peu plus tard,
Maubant, de son pré
nom Polydore, un prénom prédestiné à la tragédie, — se joi
gnit à la cohorte des joueurs d’échecs, dont il ne fut pas le moins assidu.
Le caractère de chacun se traduisait devant l’échiquier :
Provost, correct, con
servateur etroyaliste, disait, dans son res
pect de l’autorité : « Echec à Sa Majesté le Roi ! » ou bien :
« Échec à Madame la Reine ! » alors que Beauvallet tonitruait, quand il jouait avec Ligier, entre tragédiens : « Échec à Aga
memnon ! » ou bien: « Échec à Clytemnestre! » Quand il se trouvait vis-à-vis de Provost, il donnait du large à son humeur taquine; il disait: « Échec à la Poire. » — «Echec à Amélie!» Plus tard, « la Poire » devint « Badinguet! » « Amélie » se transforma en « Eugénie » ; le tout, sans conviction, car il se souciait de la politique autant qu’un poisson d’une pomme ! Maubant (Poly
dore), d’humeur plus farouche et qui affichait le républicanisme, employait volontiers la formule révolutionnaire,qui fut celle de Robespierre, quand il faisait, sous la Terreur, sa partie d’échecs au café de la Régence, devenu « café de la Nation» : — « Échec à
Capet! » ou « Échec
au Tyran! » — « Échec à l’Autrichienne! »
Un jour, — ce fut dans les dernières années de l’Empire, -— Maubant amena à la Régence un avocat de ses amis, comme, lui, grand amateur d’échecs. Celui-ci jouait gravement, en silence, tout en fumant une pipe im
muable et culottée. Il tutoyait Maubant, l’appelant « Poly
dore», alors que, non moins familièrement, le tragédien l’appe
lait « Jules », tout court.
Très régulièrement, trois fois la
semaine, Julesvenait « pousser le bois »
avec Polydore, et cela dura le temps du se


cond Empire et se


prolongea encore bien des années après. Puis un beau jour, Jules cessa de venir au café de la Régence, où on ne le revit plus.
« Pourquoi votre ami, M. Jules, ne vient-il plus faire sa partie ? demanda à Maubant un habitué confit en échec et mat, fort ignorant de toutes choses au delà.
— Parce que mon ami, M. Jules, s’ap
pelle de son nom complet Jules Grévy,
et qu’il vient d’êtré nommé président de la République, » ré
pliqua Maubant, non sans une certaine fierté.
Je dédie ces souvenirs à la statue d’Alfred de Musset.
Photo Couture. Stu lia-Lux.
FÉLIX DUQUESNEL.
COMTESSE de PLOUNIDEC. — Mm° Anna Judic VAUDEVILLE. — LE BOURGEON