Nikto ! ce nom singulier, ce pseudonyme qui signifie : personne, cache une puissante indivi
dualité artistique. C’est une femme. Son berceau est entouré de mystères comme l’origine de certaines histoires fabuleuses et, telle qu’on la voit pour la première fois, elle paraît en effet sortie tout d’une pièce d’un livre de légendes.
Habillée en homme, culotte bouffante et bottes droites, elle va, vient, s’agite comme en proie à une émotion persistante ou, tout à coup, s’immobilise, perdue dans un rêve. Sous les cheveux courts, frisés et d une blancheur exquise, son visage, à la bouche malicieuse, est éclairé par des yeux étincelants d’intelligence, où flambent parfois d’inquié
tantes lueurs vertes, reflets intermittents d’un invisible foyer.
Quel est son âge ? On l’ignore. Quand on l’interroge : « J’ai cent ans », répond-elle en souriant.
De sa vie nous ne savons rien, ou presque rien. Elle avoue être née en Asie, en Mingrélie, sur les confins du Caucase. C’est une barbare. Elle a été élevée là, dans une immense et magni
fique propriété, par un parrain qui avait treize garçons. « C’est pourquoi, dit-elle, j’ai toujours été vêtue en homme, dès mon enfance et depuis je n’ai jamais quitté ce costume. »
Elle .a énormément voyagé, a parcouru la terre presque entière, avide de tout connaître et de tout voir. La lune s’était sans doute penchée sur elle, alors qu’enfant elle dormait et lui avait dit, comme au poète : « Tu aimeras ce que j’aime et ce qui m’aime : l’eau, les nuages, le silence et la nuit, la mer im
mense et verte, l’eau informe et multiforme, le lieu où tu ne seras pas, l’être que tu ne connaîtras pas, les fleurs monstrueuses, les parfums qui font délirer. »
Elle apprit le piano sous la direction des deux meilleurs élèves de Chopin : Teleffsen « visage aux traits d’oiseau, à l’ani
mation impétueuse », et Charles Mikouli. Elle fut pendant trois ans l’élève préférée de Liszt. Elle l’avait rencontré à Vienne où le maître lui écrivit de venir. Elle y devait passer une audition. Il descendit au même hôtel. Très émue, Nikto ferma toutes les portes afin de travailler sans être entendue. Il vint cependant. Elle lui proposa alors d interpréter soit du Chopin, soit du Liszt. Il choisit le premier, mais arrêta Nikto au milieu du morceau en s’écriant : « Je vous prends pour élève, vous jouez comme Cho
pin. » Elle reçut aussi des conseils de Bülow et de Rubinstein. Ajoutons qu’elle parle huit langues et qu’elle écrit un français d’une saveur et d’une correction rares.
Que de détails pittoresques eu passionnants, que de romans, d’anecdotes, de paysages, meublent et embellissent sa mémoire;
que de génies divers animent ce cerveau et combien l’on regrette d’ignorer cette existence errante si avertie et tourmentée. Mais Nikto a l’horreur du cabotinage et de l’interview. Respectons son silence. Il ne nous déplaît pas, après tout, que la vie d une grande artiste plonge ses racines dans l’inconnu.
Chez elle, en un cadre un peu resserré mais qu’aèrent et prolongent des jardins, entourée d’admirateurs, musiciens fervents, fidèles d’un même culte; devant son piano qui remplit le milieu de l’atelier, Nikto cherche des yeux les visages familiers, leur sourit, se retourne deux ou trois fois brusquement, explique en quelques phrases imagées ce qu’elle va jouer, puis commence. Et tout de suite le charme opère.
Qui n’a pas assisté à ces résurrections de Chopin, ne connaît pas, ou connaît mal le maître polonais. Que nous sommes loin des phrases maniérées et rompues, des fioritures à l’italienne, auxquelles nous ont habitués trop de virtuoses renommés.
Ici la mélodie éclate ou s’apaise, chante ou sanglotte, se calme ou se précipite, soutenue toujours par le rythme impec
cable de la main gauche, véritable métier sur lequel l’artiste brode ses merveilleuses fantaisies. La muse de Chopin qui ins
pire Nikto, n’est plus cette image de cire, aux lignes molles et pâles, aux gestes las : petite maîtresse anémique dont la voix est factice et qui s’écoute en minaudant ; c’est le génie même de sa race, le génie slave et ce génie est : « le résumé des instincts et
des passions, des traditions et des mœurs d’une nation ! sa vie intime, sociale, politique et religieuse, sous l’influence du sol, du ciel, du climat et de l’atmosphère ! c’est la voix de son âme,avec
cet accent, cette note dominante qui est comme le trait distinctif de sa race et sa physionomie ! (i)» Ce n’est plus un mannequin, c’est un être fait de rêve, de colère, d’amour et de désir. La phrase musicale, avec son jaillissement imprévu, est la pulsation même du cœur avec ses palpitations et ses intermittences. Le chant se précipite ou s’arrête selon que la vie déborde ou se retire de l’artiste. Nikto parait assise sur son tabouret comme sur le trépied d’une pythie et quand, du clavier sonore, elle exhume, par l’incantation des harmonies, l’âme pathétique et tourmentée du musicien, il émane d’elle quelque chose de sacré.
Ressentant avec une telle intensité les émotions musicales des maîtres et leurdonnant une expression si claire que les auditeurs, pour peu qu’ils soient sensibles, les partagent aussitôt, il était réservé à Nikto de traduire ses impressions personnelles, ses visions pittoresques ou sentimentales du monde, dans une langue imagée et nette. Les Infernales révèlent un écrivain des plus originaux. Cet ouvrage est composé de récits sauvages, d’his
toires tragiques, où les personnages sont caractérisés d’un mot et les contrées évoquées en quelques lignes, mais avec quelle magnificence et quelle subtilité d’observation !
Partout où sa fantaisie et son caprice l’entraînent, sur les chemins des deux mondes, dans ces yeux aux regards d’une impitoyable précision , les paysages emprisonnent à jamais leurs lignes sévères ou riantes, leurs montagnes, leurs forêts ou leurs mers.
C’est Venise dans ses lagunes : « Aucun mouvement. Les gondoles mêmes cessent de circuler : les gondoliers dorment sous les arcades des ponts. Seules à la Torre del Orologio, toute d’or et d’outremer, les heures blanches et noires se promènent sur le cadran. » Ce sont les Carpathes : « Partout des ravins, des fissures, des précipices très verts, très vaporeux avec des fleurs d’or et de velours ouvrant leurs cœurs dans les fourrés d’herbes; de vieux troncs d’arbres déracinés par les tempêtes, feutrés de mousses métalliques; des rocs lézardés avec d’admirables tons de métal bruni, de peau de lion dans la lumière — des teintesde cendre verte, de gris argenté à l’ombre. » C’est la forêt, la nuit, avec ses bruissements légers, ses bourdonnements mystérieux :
« Elle frémissait dans les touffes d’herbes, dans les feuilles que le passage des écureuils faisait tomber, dans les grains de sable que soulevait l’eau filtrée par les neiges des sommets. » C’est la Bretagne et sa mer s’ouvrant à l’infini : « Le bleu profond du ciel répondait à l’azur de l’Océan. Pas un nuage en haut, pas une écume en bas. Dans le bois des oiseaux chantaient; l’herbe haute de la lisière était pleine de fleurs et de bêtes dorées ; dans l’air un grand apaisement serein. » Au milieu de ces paysages largement brossés ou scrupuleusement dessinés, se déroulent des histoires cruelles qu’adoucit une idylle d’une charmante mais inquiétante poésie. En lisant Les Infernales on songe à Tourgueneff et à Gogol.
Écrivain de race, interprète incomparable de Chopin, Nikto dans ses phrases écrites et ses phrases musicales, ale même emportement, la même passion, parfois déchaînée, souvent conte
nue, toujours présente. L’ironie qui vibre à certains accords, certaines notes piquées, se retrouve, prête à déchirer, sous la nonchalance aristocratique des périodes oratoires. Les mêmes évocations de nature éblouissent ou charment soit le lecteur, soit l’auditeur. U ne voix intérieure parle à Nikto ; elle a des inflexions douces et des cris de détresse ; son timbre est caressant ou cruel, toutes les douleurs, les aspirations, les passions humaines y éclatent ou s’y assourdissent en longues résonances ; elle mêle aux mots d’amour des accents de révolte, et cette voix magnifique est encore et toujours celle du génie slave.
JEAN RENOUARD.
(i) Nikto : Les Infernales.


NIKTO