La Quinzaine Théâtrale


Avite Bcrtrade, la comédie dramatique de Jules Lemaître, continue la série des pièces qui prennent leur dénouement dans le suicide, ce qui, par parenthèse, dénoue une action à la façon d’Alexandre le Grand qui, de son glaive, trancha le nœud gordien. C’est un système trop facile, qui dispense de la fatigue des méninges. J’avoue même qu’ici, le suicide ne s’imposait qu’à demi, et que, peut-être, le duc de Manferrand eût pu trouver quelque autre issue à une situation plutôt délicate.
Le problème psychologique que le brave duc, aimable et de belle humeur, à la façon du Roi galant, mais d’une inconscience et d’une imprévoyance à toute épreuve, eut à résoudre, peut se poser en quelques lignes. Le duc, héritier d’une grosse fortune, vivant au hasard de ses caprices et de sa générosité, a vu fondre ses écus comme neige au soleil. Puis, la fortune partie, ce sont les dettes qui sont venues, en quelle foule! Me Aubert, le bon notaire, de père en fils, de la famille ducale, vient exposer la situation plus que périlleuse : tout est vendu, réalisé, les immeubles hypothé
qués au delà des moelles. Dans deux ou trois mois, ce sera la misère aiguë, le régime des expédients honteux. Car, lorsqu’on aura fait flèche de tout bois, tout fondu au creuset, il restera encore un passif de plus de trois millions. Que faire ? Comment sortir de l’impasse ? Le notaire tentateur, manière de tabellion méphistophélique, sort de son sac deux solutions. La première,
un mariage de Bertrade, la fille du duc, avec un certain financier riche d’une belle collection de millions d origine plutôt louche.
Le financier Chaillard, qui s’est attaché aux pas du duc, son dieu et son modèle, qu’il copie, qu’il imite et par lequel il espère « s’introduire », ce qui est, comme l’on sait, le rêve de tout parvenu —
« le parvenu est avide de débarbouillage », a dit une grande dame, — Chaillard prendrait en main la situation, liquiderait le passif et referait au duc la virginité d’un actif. Le duc se cabre d’abord, à l’idée d’une mésalliance, mais, peu à peu, sous la pres
sion du notaire, et volontiers dirais-je du sens commun, il s’y résoudrait, s’il ne rencontrait un obstacle imprévu dans la volonté irréductible de sa fille, qui a disposé d’elle-même et qui s’est fiancée à un gentillâtre delà famille. — La seconde solution serait le mariage du duc lui-même avec une certaine drôlesse retirée des affaires galantes, après fortune faite, une authentique baronne de Rommelsbach, veuve, colossalement riche, d’un baron autrichien, après dix années de mariage, mais qui n’est autre que l’ancienne bonne fortune d’un soir du duc de Man
ferrand, au temps jadis. Celle-là aussi, avide de débarbouillage, épouserait le duc, paierait les créanciers et remettrait tout en ordre, du haut de ses millions. «Il n’y a pas d’autre issue!» dit le notaire. — « J’en sais une autre ! », répond le duc, qui, plutôt que d’accepter la honte d’une telle aventure, se fait sauter la cervelle d’un coup de pistolet, un dernier mot comme un autre !
Ceci est la carcasse ou l’armature du drame. Il m’a paru que le public s’est montré un peu récalcitrant, car la pièce, très inté
ressante, et qui contient des scènes fort belles, n’a pas eu tout le succès qu’elle méritait. Elle n’a plu qu’à demi, nous avons le regret de le constater ici, en disant : tant pis pour le public ! — Il me paraît même que la presse s’est montrée plus sévère que de raison, pour une œuvre de cette valeur. Le motif inconscient de cette sévérité est peut-être que Bertrade, venue quatrième,
dans cette course au suicide, a trouvé un auditoire en mal de lassitude.
L’interprétation est excellente, comme toujours, à la Renaissance, mais je dois faire ici place à part pour deux artistes qui y ont pris grand relief : Guy, ex-comédien d’opérette, qui s’est classé au premier rang comme comédien sobre et sincère de « comédie », comique fin et raisonné, avec des effets « en dedans » qui sont de vraies trouvailles. — Quelqu’un m’a dit :
« Comme il tiendrait bien, à la Comédie-Française, l’emploi que Thiron y occupait autrefois! » c’est assurément mon avis,
— et Mademoiselle Juliette Darcourt, elle aussi ex-comédienne d’opérette, qui a fait une création étonnante avec le rôle delà baronne de Rommelsbach. Le personnage semble coupé sur sa mesure, tant elle y est « elle-même », et le remplit à souhait. Ah, çà! est-ce que l’opérette serait la meilleure école de comé
die? On serait tenté de le croire, à voir ce qui se passe en ce moment, où nous trouvons au premier rang, sur le « plateau », des échappés d opérette comme Huguenet, Guy, Lamy, Mes
dames Jane Granier, Judic, Jane Hading, Juliette Darcourt, devenus d’exquis comédiens, sans oublier la charmante Eve Lavallière, qui, elle aussi, tient sa belle place dans la phalange.
Au Théâtre Sarah-Bernhardt, c’est une reprise de Pour la Couronne ! le beau drame de François Coppée, qui a succédé au Masque d’amour, de Daniel Lesueur. Pour la Couronne ! fut créé à l’origine, en 1895, au Théâtre de l’Odéon. Ce fut un grand succès — environ deux cents représentations — qui fit tressaillir le public d’alors d’une profonde émotion. Le drame profita de l’époque à laquelle il fut joué, et de l’ambiance qui se fit autour. Sans l’avoir voulu, il se fit de « circon
stance », et en bénéficia. Aujourd’hui, réduit à lui-même, son action simple et grande a retrouvé un regain de succès, grâce à l’idée généreuse qui est sa base, et au grand souffle dramatique qui la soutient. Il serait superflu d’insister sur la beauté de la forme, la signature de François Coppée suffit, et l’on peut dire que le poète n a jamais été mieux inspiré que cette fois-là.
L’interprétation est nouvelle. Nous n’y voyons, comme artiste de la création, qu’Aimée Tessandier, qui a repris le rôle de la grecque Basilide, qu’elle a joué déjà en 1895. C’est Made
moiselle Nelly Cormon qui a repris le rôle de Militza, la jeune esclave, où elle n’a manqué ni d’émotion, ni de beauté. Militza, ce fut jadis la pauvre Wanda de Boncza, et je n’ai pu m’empê
cher de lui donner un souvenir et de revoir, par la pensée, cette jeune femme charmante, aux grands yeux noirs pensifs et doux, que la mort a prise, sans pitié, en pleine floraison de jeunesse et de charme et qu’on n’a pas remplacée à la Comédie-Française.
Il y a loin de Pour la Couronne! au Volcan d amour, aussi loin que de l’Odéon aux Folies-Dramatiques. La paysannerie • du boulevard Saint-Martin n’embaume pas la vanille comme ses sœurs du théâtre de George Sand. Il suffit d’inscrire ici le titre, sans faire aucune analyse. Car, pour accomplir ce travail, il faudrait écrire en latin, puisque Boileau a dit :
Le latin, dans les mots, brave l’honnêteté.
Le plus grand intérêt de cette églogue déchaînée, c’est qu’elle est le premier acte d’hostilité, le premier coup de canon tiré, par cette vague association qu’on appelle le « Trust des Théâtres », contre la vieille et puissante société des auteurs dra
matiques. Nous n’avons pas, quant à présent, à prendre parti dans la querelle, nous nous contenterons, comme l’on dit, de marquer les coups. 11 en sera donné et reçu, puisque déjà la
commission des auteurs dramatiques convoque ses sociétaires en assemblée générale pour leur soumettre le cas et se faire donner les pouvoirs nécessaires afin de défendre le bien commun. Nous rendrons compte du débat en temps utile.
A signaler encore, dans un théâtre dit « à côté », le gentil théâtre mondain des Capucines, un acte charmant et spirituel d’André Barde; cela s’appelle: Une Mesure pour rien... Le succès a été très grand pour cette fine comédie, qui eût pu tenir place honorable sur une scène importante, si les directeurs consentaient encore à jouer des pièces en un acte. Celle-ci est une des meilleures qu’on ait représentées depuis longtemps.
Madame Sarah Bernhardt, retour de l’Amérique du Sud, est venue toucher barre à Paris, et, après avoir passé huit jours avec nous, a repris le chemin de l’Amérique du Nord. Nous ne la reverrons ici que dans cinq ou six mois, quand reviendront les hirondelles !
FÉLIX DUQUESNEL.