LA QUINZAINE THEATRALE


On a représenté, en cette quinzaine, deux drames intéressants et de qualités très diverses. A la
Gaîté, les Oberlé, que M. Ed. Haraucourt a extrait du roman de M. René Bazin; à l’Ambigu, la Grande Famille, pièce en six actes de M. Arquillière.
On sait le très grand succès obtenu, en librairie, par les Oberlé. Aussi, bien que le drame ait réussi, il s’en faut qu’il ait eu même fortune que le livre. Cela s’explique de reste, car ce qui a fait le charme de celui-ci, c’est-à-dire les descriptions colorées des paysages et l’étude psychologique des caractères, disparait fatalement à la scène, où la brutalité néces


saire de la forme théâtrale se substitue aux délicatesses de la


peinture et de l’analyse. Il m’a paru aussi que le public éprouvait une sorte de malaise à voir agiter sur la scène l’angoissante question de l’Alsace, qh e nous savons insoluble, et qui provoque un humiliant aveu d’impuissance. Alors, à quoi bon évoquer le spectre douloureux et remuer des cendres déjà refroidies, dont la flamme ne jaillira pas? Certes, le drame est bien fait, claire
ment déduit, mais il ne nous intéresse guère, puisque nous savons, à l’avance, qu’il ne peut avoir le dénouement que notre conscience aurait désiré. L’interprétation du drame est excel
lente, avec Desjardins qui apporte une certaine sincérité dans le rôle ingrat et de logique désolante de l’opportuniste Joseph Oberlé; avec Péricaud, qui prête une belle silhouette au vieux Philippe, le grand-père quasi muet, dont l’éloquence se pra
tique plus en gestes qu’en paroles ; elle n’est que suffisante avec les autres. Coquelin, lui, a joué avec bonhomie et franchise le rôle de l’oncle Ulrich, le raisonneur de la pièce, qui parle le langage inécouté du bon sens.
Quant à la Grande Famille, le drame de l’Ambigu, il est surtout réussi dans ses détails accessoires, amusant, pittoresque, et d’une exécution très parfaite. Tout le va-et-vient militaire — car la Grande Famille, c est l’armée •—- qui fait le mouvement général de la pièce, est réglé d’admirable manière, avec une vérité grouillante d’illusion. J’aime moins le fond sur lequel se brode le détail, parce qu’il est un peu banal et donne la sensa
tion du « déjà vu ». La Grande Famille reproduit à peu près, avec des uniformes français, le postulat de la Retraite, le beau drame allemand de Beyerlein, représenté l’hiver dernier au Vaudeville ; elle a en plus, il est vrai, les effets comiques qui se tirent du caractère particulier du troupier français, loustic et bon enfant, dont la belle humeur ne se retrouve pas chez scs congénères de l’autre côté du Rhin. Il y a, dans le drame de l’Ambigu, une série de types crayonnés sur nature qui sont d’une ressemblance absolue, et des tableaux de la vie militaire tout à fait réjouissants de réalisme vécu. Deux entre autres,
le « beuglant » où les soldats chantent en chœur le refrain des idiotes chansons de café-concert, et le « corps de garde » dans la nuit du dimanche, sont de vrais chefs-d’œuvre d’exécution; à eux seuls, ils vaudraient le voyage. Quant au drame, en luimême, sa donnée est des plus simples, c’est l’éternelle rivalité entre deux personnages d’un grade différent. Ici, c’est un lieute
nant et un sergent qui se disputent les faveurs d’une chanteuse de café-concert, et qui luttent en rivalité. Il y a longtemps que feu Scribe a commis un certain Enfant [de Troupe qui me paraît être l’aïeul, à plus d’un demi-siècle de distance, aussi bien du maréchal des logis Helbing, le héros de
la Retraite, que du sergent Bertrand, le héros de la Grande Famille.
La pièce qui, d’ailleurs, n’est pas dénuée d’intérêt, a failli souffrir de quelque maladresse. Le personnage du lieutenant « Zossard » s’épanchait, à l’origine, avec une telle violence que le jour de la répétition générale, nombre de spectateurs ont pro
testé, ce qui a amené l’auteur à atténuer sa forme, et bien lui en a pris. Si je rappelle ici l’incident, c’est pour prouver, une fois de plus, combien ce s répétitions générales sont utiles, parce que, leur public impulsif, sensitif et prime-sautier, qui s’emballe à outrance, met en relief les défauts et les qualités d’une pièce. C’est sur son indication que le personnage a été équarri et limé à vif, il est alors devenu acceptable, quand il semblait, de prime-saut, tout à fait démoniaque et comme en instance du cabanon de la folie.
En dehors de son mérite intrinsèque, ce drame, très supérieur à la moyenne coutumière du théâtre de l’Ambigu, a bénéficié
d’une bonne interprétation d’ensemble. Elle n’était pas facile à réaliser, car il y a au moins une cinquantaine de rôles. Tous sont bien tenus; le mouvement est plein d’entrain, donné par une foule de comédiens inconnus, qui se sentent les coudes et dont l’exactitude d’interprétation a sa raison d’être dans le ser
vice obligatoire. On voit bien que tous les interprètes plus ou moins, y ont passé. Je ne citerai volontiers personne, ne pouvant citer tout le monde; mais je ne puis cependant passer sous silence Louis Gauthier, prêté par le Vaudeville, comédien plein de jeunesse, de sincérité et d’émotion, tout à fait charmant de vie réelle, dans le personnage du sergent Bertrand.


J’ai parlé, l’autre jour, du théâtre des Capucines et voici que, cette fois encore, il me faut revenir sur ce minuscule théâtre qui


fait d’assez bonnes choses, pour qu’on ait souvent à s’occuper de lui. On y a joué dernièrement un proverbe en un acte qu’il convient de mentionner ici, à cause de la personnalité de son auteur, M. Henri de Rothschild. La Sauvegarde, tel est le titre de ce petit acte très élégant, miniature psychologique, ornée
d’un dialogue intéressant. C’est un badinage délicat que relève une pointe de philosophie et que débitent avec un rare talent un
comédien et une comédienne de premier ordre : j’ai nommé Huguenet et Mademoiselle Lender, car, aux Capucines, on fait largement les choses, et les artistes les plus célèbres tiennent à honneur d’y venir en représentation, parce qu’ils savent trouver là le plus aristocratique et le plus distingué des publics.
A propos de ce théâtre, un « Procillon », entre son directeur et le journal le Gaulois, a été, pour le tribunal, l’occasion de fixer un point de jurisprudence que, selon notre habitude, nous enregistrerons en cette chronique, où l’on s’efforce de ne rien oublier des faits utiles concernant la vie théâtrale. Voici, en quelques mots, ce dont s’agit : à la suite d’une querelle sur
venue entre le Gaulois et le directeur des Capucines, ce dernier qui avait un traité dit de « Publicité » ne le renouvela pas. Le Gaulois, se considérant par suite comme libéré de toute « obligation », continua néanmoins à insérer le programme des Capu
cines, mais, au lieu de le faire figurer dans la liste des théâtres dits d’« ordre », le relégua aux « spectacles divers », où il le cantonna entre le Musée Grévin et les Magasins Dufayel. Le directeur des Capucines se prétendit lésé parce fait, disant que le journal lui causait un tort réel et l’amoindrissait par le rang qu’il assignait à son programme. C’était, d’ailleurs, simple question de principe, puisqu’il réclamait, je crois, le franc d’indemnité régle
mentaire. Le tribunal a répondu par la voix de la troisième chambre civile, et voici la partie importante des considérants de son jugement, celle qui fixe la jurisprudence au point de vue des rapports entre les théâtres et la presse, et constate qu’un journal,
à moins de traité spécial, est libre de ne pas insérer le programme d’un théâtre, voire, s’il l’insère, de lui attribuer telle place qu’il juge convenable sans que, de ce fait, le directeur dudit théâtre puisse réclamer aucune indemnité pour le soi-disant préjudice moral : « Attendu, et sans qu’il ait à s’expliquer sur l’origine du
différend actuel, que Mortier est mal venu à vouloir faire grief au Gaulois de ce que ce journal, dégagé de tout traité, ait com
pris la salle des Capucines, non plus dans la catégorie des théâtres d’ordre, mais dans celle des spectacles divers ; — Que
tel était le droit strict de la direction du journal, qu’elle était seule juge de la place ou de la forme à attribuer à l’annonce, du moment où cette annonce existait sous la rubrique des théâtres, et où elle ne renfermait aucune inexactitude; •— Qu’on ne peut sérieusement exiger des journaux qu’ils donnent une sorte de préséance aux nombreuses attractions qui attirent chaque soir le public dans les diverses salles de théâtre ou de music-halls de la capitale. — Attendu, au surplus dans l’espèce, que toute con
fusion était impossible, le public qui fréquente le théâtre des Capucines sachant toujours le genre de spectacle qu’il ser? appelé à voir dans cet établissement, déboute, etc. »
Il était, je crois, intéressant de signaler les termes de ce jugement, qui vise un fait nouveau dans le droit théâtral.
FÉLIX DUQUESNEL.