THEATRE NATIONAL DE L’OPÉRA




LE FREISCHÜTZ


Opéra en trois actes et cinq tableaux, de FRÉDÉRIC KIND, musique de WEBER
LE Freischüt\ nous est enfin rendu. Après dix-huit ans d’oubli, l’Opéra vient d’en faire une reprise solennelle et somptueuse. Et si somptueuse et si; solennelle qu’elle soit, partant si éloignée du vrai caractère de l’œuvre de Weber, nous y applaudirons cordialement, puisqu’elle nous permet de goûter encore cette admirable, cette toujours jeune et si surprenante musique.
On sait quelle est la pièce de Frédéric Kirid, pour laquelle Weber écrivit, voici plus de quatre-vingts ans, ce bouquet de chansons, de scènes, de chœurs et d’airs, dont le parfum nous paraît encore si pénétrant : un petit drame villageois, un épisode de mœurs populaires, tout simple, tout humble, mais pénétré de légende, mais d’une couleur essentiellement mysté
rieuse et romantique, comme on disait alors. La musique, qui jaillit de temps en temps de l’action comme en une floraison spontanée, ne vient pas hausser le ton du dialogue ou écraser de son poids démesuré l’humble conte. Elle en revêt fidèlement les formes, elle en conserve le caractère sincère : c’est la richesse incroyable des idées nées sous l’inspiration du compositeur, c’est la noblesse de son style au service des sentiments les plus naïfs, qui paraît soudain gigantesque et fait de l’œuvre une chose énorme dans un petit cadre. Il résulte de cet ensemble un équilibre singulier peut-être, mais qu’il faut se garder de rompre, sous peine de voir s’affaiblir et s’évaporer l’esprit même du chefd’œuvre. Les compatriotes de Weber l’ont bien compris, qui ont toujours scrupuleusement respecté la pièce aussi bien que lapartiiion, et leur vrai cadre à toutes deux.


Aussi bien la reconnaissance se mêlait-elle à l’enthousiasme, dans ce culte traditionnel. Richard Wagner l’a proclamé haute


ment, et il n’était pas le premier : Weber, dans son Freischttt\, avait louché le cœur même du peuple allemand. « Avec le lied pour fondement, son œuvre semblait une grande ballade émou
vante qui, toute parée des plus nobles inspirations de l’art romantique le plus original, chantait, de la façon la plus caractéristique, la vie intime et l’imagination même de la race alle
mande. » Weber, en somme, rendait au peuple ce que le peuple lui avait prêté, mais avec quelle nouvelle et féconde éloquence ! « Et comme en retour il devait être complètement compris, depuis les mystérieux accords de son ouverture jusqu’à l’air pri
mitif et enfantin de la Couronne virginale! (Je cite toujours Wagner.) Un sentiment commun d’admiration réunit du Nord au Sud ses compatriotes, depuis les partisans de la Critique de la raison pure, de Kant, jusqu’aux lecteurs du Journal de la
Mode, de Vienne. A Berlin, le philosophe fredonnait : « Nos mains tressaient pour vous ces fleurs... », et le directeur de la police reprenait avec enthousiasme : « Frais vallons, bois, forêts sombres!... », tandis que le laquais de cour entonnait d’une voix enrouée : « Plaisir de la chasse__» Et moi-même, tout
enfant, je me souviens de m’être appliqué à trouver, par le geste et la voix, une expression bien diabolique pour rendre dans son vrai sens brutal le : « Dans la joie et les plaisirs », de Gaspard. Les grenadiers autrichiens marchaient au rythme du chœur des chasseurs; le prince de Metternich dansait la valse des paysans bohèmes; les étudiants d’Iéna lançaient au nez de leurs profes
seurs le chœur de la moquerie. Enfin, les tendances les plus diverses de la vie politique se rencontraient ici en un point commun : d’un bout à l’autre de l’Allemagne, le Freischüt\ était écouté, chanté, dansé!... »
Mais, tout inférieur que soit l’intérêt de la pièce même, au prix de la musique, si l’Allemagne ne veut pas séparer l’une de
l’autre, si à l’heure actuelle le dialogue de Kind nous donne parfois, quand nous entendons le Freischtttp dans son pays natal, l’impression d’une comédie à ariettes, plutôt que d’un opéra, c’est que de la fusion naïve et grave de l’ensemble dépend ce parfum de romantisme allemand si caractéristique de l’œuvre, — et que nous partons d’un principe faux en la jugeant autre
ment. Que d’œuvres lyriques allemandes, dont le poème a paru
ainsi trop simplet pour le goût français, qu’on a dès lors cherché à arranger, et qu’on n’a réussi qu’à alourdir sans profit réel!
Aujourd’hui, qu’on a un peu plus d’audace pour rétablir dans leur intégralité les chefs-d’œuvre de jadis, quand on les reprend, le mieux qu’on puisse faire, à mon sens, c’est de ne plus chercher à rien arranger du tout, et de laisser tel quel le texte pri
mitif. Malheureusement, l’audace ne va pas encore jusqu’à renoncer à ces misérables récitatifs auxquels le plus vif et vrai
ment scénique dialogue est rigoureusement contraint de céder la place à l’Opéra. Dieu sait si Don Juan en pâtit ! Mais pour le Freischüt\, c’est peut-être pis encore ; car tout le monde n’est
pas forcé de connaître l’histoire des balles enchantées, fondues dans la Gorge-au-Loup, pendant les conjurations du gardechasse Gaspard, au profit apparent de son camarade Max, qui a besoin de triompher au prochain concours de tir pour épouser celle qu’il aime, Agathe, la fille du grand veneur du prince Ottokar; ni de soupçonner les sentiments divers qui animent les personnages de ce milieu villageois et intime, et de com


prendre ce qu’y vient faire, par exemple, le gracieux personnage de la cousine Annette. Et ce ne sont pas les récitatifs de Berlioz, d’ailleurs fortement abrégés depuis longtemps (ils seraient insou


tenables dans leur premier développement), qui rendent la chose plus claire.
Au moins la musique de Weber reste intacte en sa libre puissance, en sa verve fraîche et vibrante, en l’intarissable richesse de ses idées. Nul compositeur, jamais, n’a lancé dans le monde une musique plus grosse d’avenir, plus féconde en idées neuves et nouvellement traitées. C’est où elle reste toujours sur
prenante : à l’orchestre comme dans le chant, il semble que notre oreille moderne y perçoive des accents récents d’une expression intense, d’une couleur séduisante, d’un goût parfait et toujours à sa place, comme jamais on n’en sut faire vibrer de plus éloquents. Si notre réflexion ensuite nous reporte à l’époque déjà reculée où ces accents furent émis pour la première fois, le 18 juin 1821, en pleine opposition Spontinienne, notre admira
tion fortifiée encore du souvenir de tout ce qui a succédé à Weber et s’est nourri de lui, Mendelssohn ou Richard Wagner, Berlioz ou Reyer, entre bien d’autres..., se fait reconnaissante et ne connaît plus de bornes.
La façon dont il convient d interpréter cette action si naïve et cette musique en même temps si distinguée, est encore un
sujet de controverse. En deux mots, il faudrait aux interprètes « une âme allemande », et s’en créer une n’est pas à la portée de tous les artistes. Théophile Gautier, dans un de ses derniers feuilletons (en 1870), contait ses impressions devant une exécu
tion du Freischüt\ dans une petite ville d’Allemagne : « La troupe n’était pas de premier ordre ; mais quelle entente profonde du sens de l’œuvre! Comme tous, jusqu’au moindre comparse, comprenaient cette rude et mystérieuse poésie de la forêt! Comme ils se montraient de libres et joyeux chasseurs ! Comme, à travers leur bravoure, on devinait Vhorreur sacrée des légendes, la croyance à Samiel et aux balles enchantées ! Quelle pure et chaste passion chez Agathe et quelle gentillesse naïve chez Annette ! Ils jouaient tous romantiquement, avec un mélange de