entendu nous faire toucher du doigt, un des personnages, le raisonneur de la pièce, le chœur antique à une voix, le baron Bouix nous l’expose dans une tirade suggestive : « Oh! vivre, vivre... ça n’est pas le mot, dis plutôt qu’il faut représenter, « paraître »,
faire plus qu’on ne peut, éclabousser le voisin. A ce point de vue du « paraître », les plus récentes époques de corruption deviennent presque idylliques, si on les compare à la nôtre. Il suffit de faire parler là-dessus nos grand’mères. Cela tient peut-être à ce que, dans une démocratie, les mœurs de cour se vulgarisent. Et puis, à l’heure actuelle, les mondes sont singulèrement mêlés. Chacun veut s’échapper de son milieu... on fréquente des gens plus riches que soi... on dîne chez eux,... alors, on est obligé de rendre ces dîners, et rendre est bien l’expression juste, car il ne s’agit plus aujourd’hui de réunir quelques amis autour de sa table et dépasser ensemble des heures cordiales; non pas! il faut « ren
dre » les six services, la vaisselle plate, les fleurs électriques,... il faut même rendre les convives : l’Académicien et l’Américaine ! »
C’est par ce désir, à outrance, de « paraître » que se perd Christiane Margès, qui d’ailleurs me semble faite de cette pâte avec laquelleon pétrit les cocodettes. La gentille Juliette Margès, la sœur de son mari, a épousé Jean Raidzell, un jeune homme colossalement riche, un oisif, désœuvré, déjà pris de lassitude, après trois ans de mariage; c’est donc sur Jean, que Christiane
jette son dévolu, c’est lui qui sera l’agent de cette fortune qu’elle convoite, qu’elle désire, pour assouvir sa soif de paraître. En une
scène audacieuse elle fait croire à Jean qu’elle l’aime, et le naïf se laisse aller à la joie que lui cause la conquête d’une femme de suprême élégance. Celle-ci irrite son amour naissant,
manœuvre habilement, se donne , et se refuse, pour que l’amour devienne passion, car son plan est d’amener Jean au divorce, pour se faire ensuite épouser par lui. L’a­
venturière — c’en est bien une — arriverait à ses fins,
si son mari n’apprenait peu à peu ses manœuvres, et se faisant justice en sa pro
pre cause, n’abattait d’un coup de revolver l’homme qui l’a déshonoré.
Ceci est, en quelques mots, la trame de la pièce représentée à la Comédie, l’exposé brutal d’un drame touffu, très touffu, vibrant et vivant, mais qui s’épar
pille parfois, et s’allonge en conversations interminables.
Il est évident que sur ce coup de pistolet, le rideau n’a plus qu’à baisser, et l’on pourrait, ainsi qu’on le fai
sait au grand siècle, « souf
fler les chandelles ». Mais l’auteur n’a pas voulu qu’il en fût ainsi. Il s’est dit qu’il y avait deux courants dans la foule qui remplit un théâtre, celui des spectateurs qui veulent conclure eux-mêmes, et demander à leur imagination ce que sera la journée du lende
main ; et celui des spectateurs qui demandent à l’au
teur, comme les enfants à qui l’on vient de faire un récit : « Et après ?? » il s’est donc avisé d’un épilogue, sorte de manifestation de « réalisme », disons, en
nous servant d un barbarisme qui nous vient d’Italie, de « vérisme », où il nous présente ses principaux personnages une demi-heure après la vengeance du mari accomplie, ainsi que nous venons de le dire : le baron donnant ses conclusions, « tout en cassant une croûte », car il meurt de faim, laisse à entendre qu’il viendra, peut-être, une époque où les incidents matrimoniaux se régleront à l’amiable, sans déshonneur et sans violence, où l’on se quittera simplement, parce qu’on en « aura assez » ; le mari justicier s’excusant presque d’avoir agi aussi vite, péremptoirement, et allant se livrer à la justice ; enfin le frère de la victime donnant des signes d’aliénation mentale, àla suite de la mort imprévue et sinistre de son frère, etc. Il se peut que cette intention d’épilogue, cette tentative si vous le préférez, de for
mule nouvelle ne soit pas dénuée d’intérêt; toutefois je crains que
cet intérêt ne soit plutôt pour nous autres professionnels, que pour la foule.
Paraître est bien joué, surtout par Féraudy, d’amusante ironie, sous les traits du baron Bouix, le philosophe narquois,
qui promène sa malice à travers le drame, cette malice qui est plutôt celle de l’auteur que celle du personnage, car il me paraît que le baron Bouix, c’est Maurice Donnay lui-même, comme jadis, Olivier de Jalin dans le Demi-monde, fut Alexandre Dumas.
A citer encore parmi les interprètes, Mesdames Thérèse Kolb et Blanche Pierson; Madame Piérat résignée, puis dramatique avec de beaux accents ; et Mademoiselle Marie Leconte, dont le rôle consiste surtout en un récit scabreux et difficile, qu’elle fait d’exquise manière. MM. Mayer, à qui incombait le rôle ingrat du mari, et Ravet, à qui, pour la première fois, on a confié
un rôle important, celui d’Eugène Raidzell, le frère du mari adultère, qu’il a bien composé.
Deux débuts importants se sont effectués dans Paraître, celui de Mademoi
selle Berthe Cerny, qui est entrée de plain-pied dans la Maison, par le rôle de Christiane Margès, où elle s’est montrée élégante et perverse à souhait. Avec la nouvelle venue,la Comédie a enfin un jeune-premier rôle féminin, c’est-à-dire l’emploi qui lui manquait depuis le départ de Made
moiselle Brandès, —et ce
lui de Grand, le jeune-pre
mier, à la voix sympathique et chaude, au jeu passionné,
qui lui aussi va prendrechez Molière un emploi de pre
mier rang, où se remarquait la fâcheuse absence du titulaire.
La comédie de Maurice Donnay a donné lieu à d’intéressantes discussions sur « l’Esprit au théâtre »,
une controverse curieuse à étudier. Nous en reparle
rons lorsque nous aurons delaplace et du loisir.
FÉLIX DUQUESNEL.
Le Théâtre publie ici le portrait de M. Nertann, l’acteur bien connu, dont
notre collaborateur M. Félix Duquesnel a annoncé la mort dans sa dernière chronique.
N. D. L. D.
Photo P. Nadar.M. NERTANN