LA QUINZAINE THÉATRALE


Asignaler, aux Folies-Dramatiques, une pièce nouvelle. Le fait est rare dans ce théâtre, où
toutes les pièces ont un minimum de cent représentations au moins. La nouvelle venue s’appelle la Troupe Chambertin; c’est une pièce en trois actes qui ressemble à toutes celles qui ont précédé et ressemblera, sans
doute, à celles qui suivront, car il semble qu’aux Folies toutes les pièces soient fondues au même moule. Celle-ci n’est ni meilleure ni pire et fournira la carrière réglementaire. Elle est signée Paul Delaroy, sans doute un pseudonyme, car on sait que


le théâtre de la rue de Bondy est schismatique et, n’ayant pas de




traité avec la Société des Auteurs dramatiques, ne peut jouer que des pièces d’auteurs ne faisant pas partie de ladite société.


Mais, le plus souvent, certains sociétaires fournissent quand
même en s’affublant d un faux nom, derrière lequel ils abritent leur personnalité.
La Troupe Chambertin ne contient rien de particulièrement original, si ce n’est le personnage d un gentilhomme de province qui en est resté aux modes, aux mœurs et à l’esprit de i83o et qui, rencontrant deux comédiens de la troupe Chambertin cos
tumés en Valois, s’imagine, à sa grande joie, que la République a vécu et qu’il a devant les yeux ses « princes », retourd’exil. La figure de ce baron pittoresque, proche parent du « duc d’Enface » de l’Œil crevé, est jouée avec beaucoup de fantaisie grotesque par Milo, qui excelle dans ces figuresde comique accentué.
Au Palais-Royal, deux auteurs presque nouveaux venus, MM. Nancey et Armon, ont signé un vaudeville en quatre actes qui n’a fait que demi-carrière. Ces messieurs avaient eu, il
y a quelques mois, un très grand succès à Cluny, avec un joyeux vaudeville intitulé le Truc du Brésilien, nous en avons parlé, en son temps. Le Trèfle-à-Quatre — ainsi s’intitule leur pièce nouvelle — n’a pas eu même réussite. 11 a paru qu’il manquait de clarté, cette indispensable qualité, et, malgré un amusant troisième acte, n’a pas tenu longtemps l’affiche du Palais- Royral, où les pièces vont vite, comme les morts de la ballade de Burger.
A la Renaissance, nous avons eu une première représentation intéressante, celle de la Griffe, la nouvelle pièce en quatre actes de M. Henry Bernstein. Celle-ci a son histoire et n’est venue à la Renaissance que par ricochet. A l’origine, elle devait être
jouée au théâtre Antoine, d’où elle s’était échappée, je ne sais pour quelle raison, et avait pris le chemin de l’Odéon. Le directeur de la Renaissance s’étant trouvé à court, la Griffe a retraversé les ponts et, finalement, a pris pied au théâtre du boulevard Saint-Martin, où d’ailleurs elle est mieux à sa place.
Le postulat de la Griffe c’est encore un amour de vieillard. Je dis « encore » parce que, depuis dix-huit mois, le sujet est dans les airs, où tout le monde l’a pris au vol : la Massière, la Cousine Bette, l’Enfant chérie ont traité la même situation avant la Griffe, et si nous remontons plus haut nous trouvons l’Aven
turière d’Emile Augier et le Père prodigue d’Alexandre Dumas, qui ont pris même point d’appui.
Telle est aussi l’aventure du journaliste Cortelon qui, sur le mauvais penchant de la cinquantaine, se laisse prendre d’amour pour la belle Antoinette Doulers, la fille d’un de ses rédacteurs,
une femme de séduction perverse, ambitieuse et d’une terrible liberté d’allures, se laisse dominer par cette drôlesse qui le
trompe, à dire d’experts, l’affole, le domine, au point que, pour donner satisfaction à ses caprices et à son luxe, il abjure toutes
ses convictions, se fait apostat, trafique de sa plume, descend aux pires hontes et finit par succomber à la folie, le cabanon et la camisole de force venant à propos pour lui éviter la prison et les menottes.
L’action est cruelle et violente et procède par a-coups, avec un réel déploiement d’énergie, mais elle est sans charme. L’auteur a une manière de faire, un procédé, si vous le préfé


rez, qui est bien à lui. Son théâtre peut plaire ou déplaire, cela dépend des goûts, mais on n’en saurait contester l’intense vitalité. La Griffe, par sa contexture, rappelle une forme parti


culière du théâtre d’autrefois, qui prenait son intérêt dans une forme qui semble aujourd’hui abandonnée, celle de la pièce par époque, où l’on suivait d’âge en âge le héros ou l héroïne de


l’action dramatique, parfois même tous les personnages qui y figuraient.


Il fut une période où cette forme était fort en usage. On voyait alors sur les affiches des titres comme ceux-ci : Trente Ans ou la Vie d’un joueur ; Vingt Ans de la vie d une femme ; Marie ou les Trois Epoques. Je cite au hasard de la mémoire; j’en trouverais bien d autres si je fouillais les catalogues dramatiques.
Il y avait des comédiens qui excellaient dans l’art des transformations et s’étudiaient à vieillir d’acte en acte.
C’est ce qui se passe ici pour Guitry, qui joue le rôle de Cortelon, et se transforme à diverses reprises, puisque dix ans s’écoulent entre le second et le troisième acte; quatre ans, entre le troisième et le quatrième. Chaque acte accuseune transforma
tion morale et physique du personnage, et le comédien l’exécute très habilement. Il est évident qu’il a dû être tenté par ce rôle
taillé sur le patron de ceux qu’on faisait autrefois, à l’intention de Frédérick-Lemaitre, et où il a trouvé l’occasion de produire des qualités nouvelles. Il a joué le personnage avec une sincé
rité d’exécution qui fait opposition imprévue à sa manière habituelle, qui est faite surtout d’ironie sceptique. Il a dû singu
lièrement s’assouplir pour nous donner l’illusion du vieillard amoureux. Quant à la scène de folie, elle nous a rappelé celle du
delirium tremens, qu’il a jouée, il y a quelques années, quand il lui prit fantaisie de reprendre, à la Porte-Saint-Martin, l’Assommoird’Émile Zola et William Busnach, où il joua le rôle de Coupeau, dans lequel il avait eu déjà grand succès au théâtre Michel, à Saint-Pétersbourg, quelque quinze ans auparavant.
Un journal a publié dernièrement le tableau comparatif des recettes de nos théâtres pour l’année 1905. Elles sont de nature à amener des réflexions plutôt fâcheuses. La recette des théâtres proprement dite n’augmente pas, alors que progresse, dans une proportion vertigineuse, celle des cafés-concerts et music-halls. Si bien qu’on peut prévoir que, dans un avenir plus ou moins prochain, que si « ceci ne tue pas cela »,tout au moins ceci prendra le dessus sur cela, ce qui est une déplorable indication qui n’est pas au sens de la prospérité théâtrale.
Maintenant, d’où vient ce désintéressement du public pour le théâtre, tout au moins de cette grande masse du public, dont la curiosité semble se porter ailleurs ?
Ce désintéressement provient de causes multiples, que nous examinerons quand nous en aurons le loisir. Ce qui est certain, c’est qu’on fera bien de chercher le remède nécessaire, et de
l’appliquer au plus vite, si l’on ne veut pas voir le mal agrandir encore ses ravages !


FÉLIX DUQUESNEL.