THÉATRE DU GYMNASE
L’ENFANT CHÉRIE
Comédie en quatre actes, de M. ROMAIN COOLUS
M. Romain Coolus n’est pas l’esclave de la morale traditionnelle. Il est né libre et ses études philoso
phiques l’ont délivré des liens légers que peut nous imposernoire éducation première. Ardent,fougueux, M. Romain Coolus m’apparaît comme le plus séduisant des anarchistes. Il
se garde bien de préciser sa doctrine; car il a nécessairement horreur de tout ce qui peut ressembler à un système ou à un dogme. Mais je crois bien que, si on le pressait de questions, il finirait par proclamer que l’individu doit, avant tout, chercher à atteindre ce qu’il croit être le bonheur et ne pas se laisser arrêter par de vains préjugés. Les héros de M. Romain Coolus ne respectent pas seulement leur propre félicité ; ils savent par
fois se sacrifier pour donner quelque joie à leurs semblables, même quand cette joie est malsaine ou coupable. Dans ses œuvres l’humanité nous apparaît comme une assemblée d’irresponsables qui sont les esclaves de leurs besoins et de leurs pas
sions. La grande faute, le seul crime réel que puisse commettre un de ces déments c’est de s’opposer volontairement à une radieuse folie, c’est de briser consciemment de chères illusions.
Quand les enfants de Noé observèrent que leur père s’était enivré du jus de la vigne, ils se gardèrent bien de l’éveiller. Ils ne
voulurent pas troubler les songes merveilleux qui réjouissaient son sommeil. Pieusement ils jetèrent un voile sur le patriarche afin qu’il n’excitât pas les sottes railleries des passants ou des serviteurs et ils attendirent que sa griserie se dissipât. Cette conduite est strictement conforme à l’enseignement de M. Romain
Coolus : la qualité qui semble lui être chère entre toutes, c’est la discrétion qui respecte la liberté d’autrui. Nous ne nous atta
chons guère à la cultiver. Nous sommes enclins à pénétrer dans les existences privées ; nous ne craignons pas assez de surveiller nos voisins; nous épions leurs défauts, leurs vices ; nous nous permettons d’apprécier leurs façons d’agir; nous oublions trop ce grand précepte de M. Prudhomme : « Il n’y a que Dieu qui ait le droit de juger son semblable. »
Cette indépendance absolue de l’individu s’accorde mal avec l’institution de la famille. Un homme d’une intransigeante liberté supporte mal l’autorité paternelle ou maternelle, et il lui est dur aussi de limiter ses désirs pour ne point troubler le repos de ses enfants. Les obligations qu’impose le foyer, la solidarité qui pèse sur des êtres d’un même sang, sont des obstacles à l’épa
nouissement de la vie. C’est le problème qui a séduit M. Romain Coolus. Il a étudié, dans l’Enfant chérie, les conflits qui se pro
duisent entre un père qui veut jouir de ses dernières années, et ses enfants qui prétendent garder pour eux seuls sa tendresse : l’égoïsme filial s’efforce loyalement d’arracher un vieillard à des joies inopportunes et de lui imposer un malheur honorable. Mais le triomphe des préjugés est bref. Devant les larmes du
père les enfants s’attendrissent et ils voudraient reconstruire ce bonheur fragile et qu’ils ont si imprudemment détruit.
M. Bourneron a soixante ans. Il est solide. Il a rudement
travaillé et il a pu abandonner une industrie florissante à son fils Pierre et à son gendre Gardan. M. Bourneron est veuf. Très vert et de caractère gai, il s’est attaché à une jeune veuve, Madeleine Bérieux. Il goûte auprès d’elle les joies de l’oisiveté et de l’amour. Il vient de la conduire en Italie et il se félicite d’avoir admiré avec elle des villes d’art et de soleil. Il semble que rien ne saurait troubler cette félicité qu’il a bien gagnée. M. Bourneron se trompe. Il a élevé son fils et ses deux filles, il leur a conquis une fortune, il les a établis et mariés. Ce n’est point assez ! Il est encore étroitement lié à leur sort.
Et d’abord il apprend que son enfant chérie, Emilienne, semble oublier son mari, Gardan, et qu’on la voit trop souvent en compagnie d’un ami d’enfance, Henri Fiavigny. Bourneron hausse les épaules ! C’est impossible : Emilienne est une femme honnête. Il essaie vainement de lui donner quelques conseils. Emilienne sourit, l’embrasse et lui fait comprendre qu’il ne sau
rait lui prêcher la morale puisqu’il attend sa maîtresse. Elle est irrespectueuse et câline envers son père comme Froufrou. D’ail
leurs, Bourneron ne se soucie guère de surveiller Emilienne. Il ne demande qu’à vivre doucement auprès de Madeleine Bérieux. C’est ce que ne veut pas son fils Pierre.
Pourquoi? Pierre observe l’influence excessive que prend Madeleine sur son père. Il craint qu’il ne finisse par l’épouser. Pierre tremble-t-il pour l’héritage? Non ! Il gagne largement sa vie et ne se soucie pas de la fortune paternelle. Mais il sait que Madeleine n’est point fidèle à son père. Elle est jeune et elle adore un homme jeune qu’elle a rencontré récemment, en Italie, pendant ce voyage qui a laissé à Bourneron d’exquis souvenirs. Pierre ne veut pas que son père soit ridicule. Il estime qu’une rupture s’impose. Il n’a pas de peine à persuader à l’une de ses sœurs, Madame Grossmüller, qu’elle doit emmener son père en Alsace, dans la petite ville où elle habite. Une absence de quel
ques semaines facilitera le dénouement que souhaite Pierre. Mais comment obliger Bourneron à partir? Il ne songe nullement à quitter Paris, à s’éloigner de sa maîtresse. Seule Emilienne, l’Enfant chérie, pourrait l’y décider.
Et Pierre conseille à sa sœur Emilienne de partir pour l’Alsace. Il lui fait comprendre qu’il n’ignore pas sa liaison avec Henri Fiavigny. Ce voyage ne peut que lui être salutaire. On expliquera à Bourneron que cette villégiature est nécessaire à la santé d’Emilienne et elle ne consentira à ce déplacement que si elle est en compagnie de son père. Bourneron devra donc partir avec Émilienne pour qu’elle ne tombe pas malade. Emilienne consent à ces mensonges, parce qu’elle redoute son frère qui possède le secret de son amour, et parce qu’elle est jalouse de Made
leine , la maîtresse de son père. Bourneron se débat : il ne veut pas s’éloigner de Madeleine. N’a-t-il donc pas pitié d’Emi
lienne dont la santé est délicate? Vaincu, Bourneron passera quelques semaines en Alsace avec Emilienne.
Là-bas, dans le petit village, au pied des Vosges, Bour