THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON




LA VIEILLESSE DE DON JUAN


Pièce en trois actes, en vers, de MM. MOUNET-SULLY & P. BARBIER Le dernier amour de Don Juan lui aélé funeste;
grièvement blessé par un paysan, amant de sa récente conquête, il est recueilli dans le château de son cousin Don José.
Au moment où l’action s’engage, il est presque guéri. Don José et sa femme Isabelle s’en réjouissent, d’autant plus que leur fille Inès va sortir du couvent pour épouser un jeune cavalier, Fabien, filleul des deux époux,
qui l’ont élevé avec elle. La présence de Don Juan au château de Don José irrite Fabien ; sa droiture se révolte des ménagements que l’on garde envers ce suborneur de femmes, des égards qu’on
lui témoigne, des indulgences dont on voile ses fautes. Il a toute la raide intransigeance des jeunes hommes.
Don José, noblement, défend Don Juan; Isabelle, sa femme, chrétiennement, prend aussi son parti.
Don Juan paraît, superbe d’orgueil, se raidissant contre la douleur, domptant son mal; mais il ne peut s’empêcher de railler le miracle qui sauva la vie d’Inès.
L’âme simple et bonne d’Isabelle et celle de José s’étonnent de tant d’orgueil et de semblables railleries; ils devinent la souffrance sous ce transcendental détachement ; ils entreprennent de convertir le pécheur et Don Juan se prête de bonne grâce à leur désir.
Tout plein de son sujet, José, appelant à son secours, je ne sais quelle légende fortement teintée de malthusianisme, lui prouve qu’il a manqué sa vie —- cette vie qu’il a consacrée à l’amour — parce qu’il n’a pas connu le véritable amour. Cet Espagnol verbeux a certainement lu Schopenhauer ; c’est la théoriedu philosophe allemand qu’il paraphrase. Don Juanvieillit seul et sans enfants, donc il n’a pas connu l’amour, partant, il est malheureux. Don Juan lui oppose une théorie toute contraire. Pour un peu nous lui donnerions raison.
Des arguments du cousin, Don Juan n’a retenu qu’une chose : il vieillit.
Pendant qu’il s’en attriste, Inès arrive à l’improviste; Don Juan lui est à moitié caché par le dossier d’une chaise gothique ;
espièglement, elle s’approche et l’embrasse, croyant embrasser son père.
Notre héros est ravi de la surprise ; il l’est moins d’apprendre que la méprise est due aux cheveux blancs qui argentent ses tempes.
Rougissante, Inès s’excuse, d’autant qu’elle a deviné que l’inconnu n’est autre que le célèbre Don Juan qu’elle sait au château de Don José et dont la légende héroïquement charmante a pénétré jusqu’au fond de son couvent. La duègne Céphise qui
la rejoint essoufflée oublie de gronder en découvrant que devant elle est celui dont rêvent toutes les femmes. Et l’en voilà amoureuse.
On s’aperçoit aussitôt, à l’accueil qu’Inès fait à Fabien, qu’il a suffi d’un regard de Don Juan pour troubler son cœur. Cette double et rapide conquêle n’a pas échappé à l’œil exercé de Don Juan. Qui donc a parlé de vieillesse? Il est plus jeune que jamais; n’en a-t-il pas la preuve ?
Aussi, à l’acte suivant, Don Juan se sent renaître; il a repris goût à l’escrime, il ferraille avec son maître d’armes, sous les fenêtres du château, juste à point pour laisser admirer sa sveltesse et sa force à Inès et à Céphise qui le contemplent avec admiration. Don José monte un cheval fougueux qui manque de le désarçonner; juste à point encore, sous le regard effrayé des deux femmes, il intervient victorieusement pour dompter l’animal ombrageux et sauver la vie de son cousin.
Don Juan a pris dans la maison une telle place, que Fabien désolé s’en est allé.
Par une sorte de fatale complicité, voilà que les parents secondent son action : Je père en exaltant son courage; la mère en vantant son goût et ses talents.
Il a entrepris le portrait d’Isabelle. Don Juan est si bien redevenu le vieil homme que, tout en détaillant les charmes du modèle, il s’oublie jusqu’à glisser une déclaration à cette cou
sine qu’il crut aimer autrefois. Mais il est tombé sur une honnête femme; de celles dont l’honnêteté ne s’indigne pas à con
tretemps, mais dont le sang-froid et l’à-propos suffisent à déconcerter le séducteur habitué aux défaites rapides et irréfléchies.
Une fois de plus, tout comme au premier acte, Don Juan échafaude à nouveau ses théories sur l’amour et comme, quoi qu’il en dise, il vieillit, c’est (encore du Schopenhauer) sur le regret de n’avoir pas connu un amour virginal, qu’en fin de compte, il s’excuse.
Inès a tout entendu, et chez elle se précise en même temps que l’idée de son amour, l’idée de sacrifice et de dévouement qui l’affirmera. Elle décourage Fabien, revenu repentant et soumis. Restée seule avec Don Juan, elle le flatte, le cajole, et l’amène à lui lire de l’Horace — le vieux poète latin joue un grand rôle dans la pièce—il lui lit l’ode à Chloé, qui se termine par ce con
seil : « Chloé, quitte enfin ta mère, tu es dans la saison d’aimer. »
Elle aussi ne va pas tarder à quitter sa mère, Fabien l’attend. Le visage d’Inès s’assombrit à ce nom. Quoi? il n’est donc pas
l’amoureux rêvé? Et ses paroles ne troublent pas délicieusement le cœur de la jeune fille? Fabien est réservé, Fabien est com
passé, répond Inès. Mais vous, dit-elle, si vous aviez à vous faire aimer, que diriez-vous ? Don Juan oubliant tout, frémit en entendant cet appel à sa puissance séductrice. Instantanément, il improvise une chaude déclaration, si passionnée, paraissant si sincère, qu’Inès répond au «je t’aime» final par un « je vous
aime » à peine murmuré. Elle a parlé comme si Don Juan l’eût véritablement aimée. Jusqu’à quel point l’aime-t-il d’ailleurs? Quelle est la dose de vérité et de fiction qui se mêle dans les paroles du séducteur? On ne le sait pas trop et c’est là une des habiletés des auteurs dans la conduite de cette scène vraiment hardie et dramatique.
A la vue d’Inès, Don Juan, subitement dégrisé, se reprend. Ce qu’il fait est vraiment trop horrible : une jeune fille, la fille de ses hôtes, sa cousine! Il s’efforce à détruire l’effet qu’il a produit; plus il se défend, plus Inès insiste; elle l’aime et veut se sacrifier à lui; et lorsque, en fin de cause, il invoque il ne sait trop quel obstacle secret : « Oui, je sais, lui répond Inès, vous êtes marié et Elvire est dans un couvent. » C’est le dernier coup
pour lui. Cette enfant sait son histoire autant qu’une vierge peut la connaître, et, néanmoins, elle l’aime.
Mais sa défense est sincère; alors, véritablement, il crie à la jeune fille qui lui apporte son virginal amour en holocauste, en quoi il en est indigne et quels sont ses crimes.
J’ai pratiqué l’amour comme un assassinat.
Sa confession amène une crise de larmes, au cours de laquelle entre Fabien. Aussitôt le jeune homme, devinant obscurément en Don Juan un rival, le cingle de quelque dure parole, et ils sortent l’épée au poing pour aller vider leur querelle sur le pré.
Don Juana désarmé Fabien qui, en rompant, est tombé. Non seulement il ne l’a pas achevé, mais il s’est pris subitement pour lui d’une tendresse quasi paternelle. Avisés de la rencontre parles domestiques, les parents arrivent affolés ; crisede désespoir chez la mère; crise d’amour-propre blessé chez le père. Don José ne voit qu’une chose : Don Juan a séduit Inès; qu’il l’épouse. Et il se tient à cette extraordinaire solution avec un entêtement pénible.
Fabien, remis des émotions de sa défaite, fait, en nouveau Cid, le récit du combat, que Don Juan écoute caché derrière un rideau. Il dit très haut son admiration, sa pitié pour son rival et c’est lui qui, maintenant, le défend contre tous. Un mouvement inconsidéré de jalousie l’a poussé à provoquer Don Juan ; mais il n’a aucun grief.
Don Juan sort alors de sa retraite pour bénir son adversaire, en faire un chaleureux éloge et, finalement, le pousser dans les bras d’Inès.
Mais là s’arrête son sacrifice. A lui, il ne se fait pas grâce de la vie. Saisissant un flacon de poison, il en avale le contenu, non sans avoir longuement discouru.