LA QUINZAINE THÉATRALE


Les soubresauts de la fin de saison s’accentuent, comme chaque année, et c’est peau neuve
dans les théâtres, sur toute la ligne. Les uns sans doute pour tenir quelques vagues enga


gements, les autres pour tenter la découverte


de la pièce sans frais avec laquelle on s’efforcera de passer l’été.
Le tableau est surchargé, et nous allons en faire l’examen rapide.
Au Théâtre Antoine, nous trouvons Pitié, curieuse étude en trois actes d’un cas psychologique, même pathologique, bien plus qu’une pièce de théâtre. C’est l’intéressant début de M. Maurice Leblanc, auteur nouveau venu, au dialogue élégant et aux caractères serrés deprès, qui, dans son exécution, témoigne d’une sensation de « vécu » qui n’est pas méprisable. Il y a, dans ces trois actes d’une monotonie nécessaire, et d’une valeur réelle, une véritable lettre de change tirée sur l’avenir.
A l’Ambigu, Roule-ta-bosse est un drame de terroir, orné d’un joli prologue, genre « Deux Gosses », qui se perd ensuite dans la brousse de l’invraisemblance et du convenu banal et vulgaire, avec, de-ci de-là, quelques scènes de comique comme on les pratiquait à l’ancien Boulevard, alors qu’on y faisait la chasse au « succès de rires et de larmes », suivant l’expression aussi poncive que consacrée. En ce temps-là, régulièrement, on retrouvait les deux types légendaires de l’aristocrate malfaiteur, et du cambrioleur vertueux et sympathique. Ces deux fossiles du mélodrame ont fait une rentrée triomphale, dans la nouvelle pièce de l’Ambigu.
Aux Variétés, grand succès avec le Paradis de Mahomet. Le théâtre du boulevard Montmartre, qui semble avoir à cœur de justifier son frontispice « Variétés », termine par une opérette à spectacle, la saison qui s’est accomplie avec deux comédies : le Bonheur, Mesdames ! et la Piste, suivies d’une reprise heureuse
du Nouveau Jeu. — Le livret du Paradis de Mahomet ne nous apporte pas grande surprise. Il est coulé au moule légendaire de la vieille opérette, c’est une « turquerie » du bon vieux temps,
mais il est amusant, bien coupé pour la musique, à laquelle il fournit les situations nécessaires, soutenues de couplets de belle humeur, et l’extrême fantaisie du trépidant Max Dearly, le plus pittoresque des comédiens-clowns, donne du relief aux moin


dres effets et déchaîne le fou rire, chez les gens les plus moroses.


La grande attraction était d’ailleurs, en dehors de toute autre chose, l’audition de la partition de Robert Planquette, la der
nière qu’ait écrite l’auteur des Cloches de Corneville, qui n’en écrira plus. On l’avait fort vantée à l’avance, et, ce qui est rare,
il n’y a pas eu déception. En mourant, le pauvre Planquette avait laissé cette partition achevée, et aux deux tiers orchestrée, il n’y avait donc qu’à s’adresser à un musicien habile, possédant l’art du tour de main, pour tout mettre au point. On a eu la bonne idée de s’adresser à un compositeur malin, comme la musique, j’ai nommé Ganne, qui s’est acquitté de sa mission
avec une belle maîtrise. La partition nouvelle de Planquette est tout à fait charmante et peut figurer en bonne place à côté des meilleures de son répertoire. On y retrouve les qualités particu
lières du maître, sa variété dans l’inspiration, son charme, sa grâce ingénieuse et sa bonhomie. Il nous a même paru que sa recherche, parfois un peu commune dans l’exécution et le choix des motifs, par sa préoccupation du sens familier et populaire, avait, comme l’on dit, haussé d’un cran, et qu’il avait subi l’in
fluence des méthodes modernes. Cette orientation nouvelle chez l’auteur des Cloches de Corneville, qui s’était déjà aperçue dans la partition de Rip and Rip,est devenue, cette fois, très sensible, parce que plus accentuée.
Il m’est bien difficile de m’ « étendre » et de « citer », dans ces comptes rendus forcément rapides, et qui ne sont guère que des têtes de chapitres; cependant, par exception, je veux dire que le premier et le troisième acte m’ont paru, musicalement,
supérieurs au second, bien que celui-ci ait un finale d’une belle puissance et d’une flagrante originalité. Le premier acte est exquis d’un bout à l’autre; je me bornerai à rappelerles couplets du ténor : Je fus toujours un homme aimable..., qui est de bon rythme; ceux de Mademoiselle Méaly: Il est trop dur de sup
porter..., qu’elle détaille avec une belle virtuosité; 1’ « aubade », chantée en duo par les deux petits Bohémiens, d’une facture pittoresque; et le finale, en brindisi, que chante Mademoiselle Méaly, soutenue par le chœur: le Raki est aimé..., avec le
récitatif de « Berceuse » en demi-voix, qui termine l’acte d’une façon heureuse. — Au second acte, il faut citetqla chanson bouffe : De ce site enchanteur..., que dit Max Dearly avec beaucoup d’entrain et d’ironie, des effets de vocalise, de panto
mime, et de clownerie, qui ont déchaîné les rires de la salle. — Du troisième acte, on pourrait rappeler presque toute la parti
tion; je m’arrête donc et me contente de souligner les couplets : Pour parler avec franchise... et la romance du Ténor, bissée chaque soir : Je voudrais être escarpolette...
Ajoutons, en historien sincère, que l’exécution est excellente, l’orchestre bien composé, les chœurs de belle attaque, avec de bonnes voix. Et, du côté des artistes, je dois signaler Méaly, musicienne parfaite, très en progrès, dont le succès de chanteuse a été considérable; Jeanne Saulier, gracieusement jolie dans son travesti oriental, qui a chanté avec beaucoup de goût, et dont la voix a des notes d’une infinie douceur ; la blonde .Diéterle, accorte et charmante, qui faisait sa rentrée sur cette scène du boulevard Montmartre, où elle est si bien à sa place;
et Lise Berty, comédienne et chanteuse de bel entrain.
Je ne saurais présenter Baron et Max Dearly,comme chanteurs d’opéra, bien que Baron ait des notes ténébreuses, dont, seul, il a le secret, et que Max Dearly détaille, à l’occasion, le couplet, d’une voix nette et stridente, qui ne laisse rien échap
per. Quel comédien singulier que cet artiste, danseur, équili
briste, clown, aux effets imprévus, à la verve intarissable, qui improvise, comme feu Christian, ajoutant les rallonges de son esprit à celui de l’auteur, éclatant de saillies burlesques, avec des mines réflexes et des moues réticentes, comme les pratiquait feu Léonce, de falote mémoire.
Enfin, le directeur des Variétés s’est offert le luxe d’un ténor tout neuf, — 7 ara avis, — le jeune Henri Defreyn, à la voix chaude et sympathique, chez qui le chanteur se double d’un comédien pas maladroit.
Les Variétés finiront, très heureusement, leur saison avec le Paradis de Mahomet, et rouvriront la saison prochaine, avec ce même Paradis, qui trouvera son succès d’automne, après son succès de printemps.
Au Gymnase, on a fait affiche neuve avec le Tour de main, trois actes, qui nous viennent, en droite ligne, de Nice où ils ont essuyé le premier feu. C’est un joli marivaudage, avec sa petite fine pointe de drame, qui tend à nous démontrer qu’il faut conserver la « tradition » de cette « manière » dont parle le prince d’Aurec, avec laquelle on fait passer tant de choses, cette « manière » qui est le miel qui atténue l’amertume:
« Trompez votre femme si vous voulez, — dit le marquis Gérard de Sanluce, — mais entourez-la d’égards, qu’elle ne sache rien ; cachez bien vos fredaines : péché caché est à moitié pardonné.
Soyez hypocrite et n’avouez rien !» — « N’avouez jamais ! » a dit, sur l’échafaud, l’assassin Avinain. — « L’hypocrisie est la dernière forme de la pudeur... », a dit Stendhal; — c’est, après ces deux philosophes de catégories très diverses, la théorie pru
dente que font soutenir au héros de leur pièce M. Francis de Croisset, un auteur affiné, et Abel Tarride, l’émule de Molière,
qui ne se contente pas de jouer fort bien la comédie, mais encore l’écrit à l’occasion, comme son patron. Cette théorie, un peu captieuse, ils la présentent et la défendent avec assez de talent et d’esprit pour qu’on soit tenté d’être de leur avis et d’accepter leurs conclusions, si risquées soient-elles !


FÉLIX DUQUESNEL.