Celle-cr ne peut être symbolisée par les « vaches maigres », comme dans le songe de Pharaon ; c’est, au contraire, une quinzaine de « vaches grasses». Fécondité partout. Huit ou dix théâtres ont changé leur affiche. J’en sais plu
sieurs qui feront encore peau neuve avant qu’il soit longtemps.
Procédons par ordre chronologique : au Gymnase, nous trouvons un succès, un beau succès, avec une comédie drama
tique en quatre actes, la Vierge folle..., signée Henry Bataille. L’auteur est coutumier des succès, sans doute, et n’en est pas à les compter; mais je crois que celui-ci dépasse les autres. Sa pièce est de conception hardie et témoigne de la grande maîtrise de celui qui l’a écrite. Les situations y sont aiguës, courageuse
ment abordées. Les péripéties ne s’y devinent pas à l’avance, et le dialogue puissant est de beau langage, sans formule inutile et sans jeu d’esprit. Chacun y parle comme il doit parler, et l’au
teur fait agir ses personnages avec une belle virtuosité. Si sa pièce est oeuvre de philosophe et de poète, elle est surtout œuvre d’auteur dramatique. Le sujet, c’est l’amour de la onzième heure, l’invincible passion de l’homme presque mûr pour la femme plus jeune que lui, cet amour qui est comme le rattache
ment à la vie. Ici, un avocat, qui a dépassé la quarantaine, s’est épris d’une enfant de dix-huit ans, Diane de Charance, la fille du duc de Charance, qu’il adore et dont il est follement aimé.
Les deux amants ont pris la fuite ensemble, et c’est alors Fanny Armaury, la femme de l’avocat, qui s’efforce de reconquérir celui qui l’a abandonnée, et qui a déserté le foyer. Le rôle est admirable, fait de dévouement, d’abnégation, de tendresse, puis
que l’épouse, en une prière touchante, va jusqu à dire à l’époux infidèle : « Sois heureux, même sans moi, mais le jour où tu seras malheureux, abandonné, souviens-toi que tu as une épouse qui t’attend, qui est prête, toujours et-quand même, à te conso
ler, à t’ouvrir ses bras, à te rendre ta place au foyer et à vieillir à tes côtés... », ce qui, d’ailleurs, est comme la paraphrase de la vieille romance si touchante :
Et si jamais on vous délaisse, Appelez-moi... Je reviendrai !!
Le premier acte de la Vierge folle, avec lequel on entre dans l’action dès la première scène et de plain-pied, est un véritable chef-d’œuvre de clarté et d’émotion poignante, et l’intérêt conti
nue, imprévu et sans languir, pendant les second et troisième actes, pour aboutir à un dénouement violent, presque mélodrama
tique, la mort de l’amante, qui se suicide parce qu’elle comprend qu’elle est l’obstacle au bonheur vrai de l’homme qu’elle aime. Le quatrième acte m’a paru de qualité moindre, parce qu’il est de facture romantique, à côté des premiers, bien modernes et de réalité saisissante. Maintenant, il est une question qu’on peut se poser : ce dénouement n’est-il pas le seul possible ? Il
y a là une sorte de nœud gordien qu’il faut trancher, parce qu’il ne peut être dénoué.
Madame Berthe Bady a trouvé le meilleur de ses rôles à ce jour, dans le personnage de Fanny Armaury, l’épouse aban
donnée. Elle y est émue, touchante de douleur vraie, héroïque, et parcourt tout un clavier d’émotion et de tendresse.
A la Renaissance, par une coïncidence curieuse, la pièce de M. Romain Coolus, Une Femme passa..., repose sur une donnée qui rappelle la Vierge folle, ce qui prouve simplement qu’à certains moments, comme le disait Émile Augier, il y a des sujets qui voltigent dans les airs ainsi que des papillons bleus, et chacun peut les prendre au vol. C’est ici, comme là-bas,
l’éveil de la passion tardive et la lutte de l’épouse, pour retenir le cœur qui s’envole — le « cœur volant », comme on disait sous le roi Louis XV. — Le docteur Darder, le distingué neurologue, est le héros de la galante aventure, et se laisse séduire par la jolie mondaine Suzette Sormain, qui lui fait perdre tout sangfroid professionnel. Mais il vient un moment où sonne l’heure du réveil, et notre docteur est bien forcé de perdre l’illusion et de rentrer au gîte alors qu’il s’aperçoit que Suzette a un bonnet conjugal, qui lait la cabriole par-dessus les ailes du moulin. La pièce est amusante, et les situations sont prises dans le comique.
Le personnage du docteur a trouvé dans Tarride un excellent interprète, de bonhomie aimable et de belle sincérité.
A l’Ambigu, on s’est offert l’épreuve d une tentative, en s’efforçant de sortir un peu du mélo coutumier, en remontant le répertoire d’un cran, avec une pièce— le Péché de Marthe — qui tient plus de la comédie à tableaux que du drame propre
ment dit. C’est aimable et bien troussé, avec l’agrément de deux rôles ingénieusement dessinés, et joués à la bonne franquette, par de bons comédiens, Cooper et Tréville, qui ont composé des types en opposition et de bon comique. Je crains néan
moins, et je le regrette, que malgré ces excellents atouts, le Péché de Marthe ne gagne qu’à demi la partie. L’Ambigu est un théâtre difficile, où l’on vit sur des habitudes prises. C’est le terrain du mélodrame et son dernier asile. Alors je me demande si l’on y peut jouer autre chose?
Au Théâtre Réjane, M. Dario Nicodémi qui, la saison dernière, avait débuté par une pièce en quatre actes, le Refuge, revient avec une nouvelle comédie dramatique, la Flamme,
laquelle n’est pas sans valeur, bien qu’inférieure à la première. C’est l’aventure d’un gendre amoureux de la femme de son beau-père — ce qui rappelle, en veston moderne, le drame de Don Carlos, de Schiller. — La pseudo-belle mère n’est pas insensible, et ces deux êtres, épris l’un de l’autre, sont enchaînés par un lien fatal dont ils ne peuvent s’affranchir. Mais Gene
viève, épouse très jalouse, très perspicace, a senti le sursaut de l’étincelle électrique, elle a surveillé, a compris d’instinct et s’est résolue à lutter et à défendre son bien — par parenthèse, vous remarquerez que, sous une autre forme, nous retrou


LA QUINZAINE THÉATRALE