LA QUINZAINE THEATRALE


On ne saurait refuser à Antoine, le très avisé directeur de l’Odéon, le don de l’initiative et le soin d’une curieuse recherche dont les ama
teurs de théâtre doivent lui savoir un gré infini. De temps à autre, il fait des fouilles dans le passé et ne revient, comme l’on dit, jamais « bredouille » de cette chasse à la curiosité. Cette fois, il a eu la main plus heu
reuse encore que de coutume en nous présentant une « tragédie
bourgeoise » d’Honoré de Balzac, œuvre inédite au théâtre, et qui ne figure dans aucune des éditions parues à ce jour. Elle serait même ignorée en librairie, si un éditeur ne l’avait derniè
rement publiée sur des épreuves retrouvées dans les collections du vicomte Spoelberg de Lovenjoul.
L’Ecole des Ménages date de 1838; ce fut la première pièce écrite par Balzac, qui, on le sait, eut toujours la hantise mal satisfaite du théâtre. Elle fut refusée à la Renaissance, par AnténorJoly, alors directeur privilégié.
On retrouve dans cette œuvre imparfaite, mais très curieuse, l’empreinte du maître, sa forme et sa manière.
J’ai eu d’ailleurs, par le plus grand des hasards, le manuscrit original entre les mains, en des circonstances qui méritent d’être contées. En 1873, alors que jevenais d’être nommé à la direction de l’Odéon, un de mes prédécesseurs, Ch. de la Rounat, me remit, un jour, un manuscrit portant pour titre et sous-titre : l’Ecole des Ménages on la Demoiselle de Magasin.
« C’est de Balzac, me dit-il ; le titre seul est connu, quant à la pièce, elle ne figure dans aucune de ses éditions.
— Est-elle jouable î
— Pas trop... Je n’ai pas osé la jouer. Vous serez peut-être plus hardi que moi.
— Et d’où vous vient ce manuscrit ? Qui vous l’a remis ?
— Je n’en sais rien ! Il a été déposé incognito, il y a quelques années, chez le concierge du théâtre, avec une note explicative, mais anonyme; c’est 1’ « enfant trouvé » qu’on apportait mystérieusement, jadis, au « Tour » de la rue d’Enfer. »
Aussitôt en possession du manuscrit, je m’empressai de le lire, et je courus consulter mon ami d’Ennery, qui avait été l’heureux rebouteur du Mercadet de ce même Balzac, dont sa main habile et prudente avait fait un succès.


D’Ennery lut à son tour, fronça le sourcil et me dit :


« Avec tout le respect que l’on doit à un homme de génie* comme Balzac, c’est peu jouable, disons même c’est bien mé
diocre. Décidément, romancier et auteur dramatique, ça fait deux, et l’on n’est guère les deux à la fois!
—- D’abord, lui dis-je, est-ce bien de Balzac ?
— A n’en pas douter. D’abord ce manuscrit est presque tout entier de sa main, il y a seulement deux ou trois scènes de la main de sa sœur, Madame Surville, et une partie du dernier acte d’une écriture que je ne connais pas, sans doute celle de quelque secrétaire. J’ai été en relations avec Balzac et avec sa sœur. Je connais les écritures.
— Voulez-vous mettre la pièce au point et « risquer le paquet » de conserve ?
— Ma foi non, c’est trop dangereux. Je n’ai pas eu que de l’agrément, avec Mercadet. J’ai été fort injurié ; décidément, il y a des gens auxquels il ne faut pas couper les cheveux... même quand ils sont trop longs ! La pièce a peu d’action, les tirades sont interminables. Il y a un quatrième acte étrange, curieux, où Balzac se retrouve..., et c’est celui-là que le public n’admettrait pas ! »
Il m’a paru très intéressant de reprendre l’incident à distance et de vous raconter l’anecdote. Je dois le dire, d’ailleurs, la représentation m’a singulièrement confirmé la justesse de l’appréciation de d’Ennery, homme de rare bon sens; et j’ai retrouvé, en voyant jouer l’Ecole des Ménages, toutes les sensa
tions que j’avais éprouvées à la lecture du manuscrit, avec cette différence que la pièce qui, il y a trente ans, me semblait impos
sible à la scène, m’a paru aujourd’hui très acceptable, avec des audaces que le temps a rendues naïves. L’ambiance n’est plus la même qu’autrefois, et les conceptions du public se sont modi
fiées. Le « théâtre libre » a ouvert des voies nouvelles. L’horizon s’est agrandi ; on voit les choses autrement, on accepte tout, on est plus blasé et, disons-le, plus indifférent.
En quarante lignes, le postulat de l’Ecole des Ménages, qui marque le pas en ses trois premiers actes, peut être aisément défini : le drapier Gérard est fort épris de sa demoiselle de ma
gasin, Adrienne Guérin, une créature exquise et distinguée. Cette passion est d’autant plus aiguë que Gérard, grison, voisine la cinquantaine ; c’est la dernière flamme qui précède l’extinc
tion des feux. Madame Gérard et ses filles s’inquiètent, avec raison, de l’état d’âme du père de famille. Aussi, profitant de l’absence de celui-ci, parti en voyage, l’épouse congédie Adrienne. Au retour, Gérard s’emporte et exige la rentrée d’Adrienne au foyer, où, dit-il, sa présence est nécessaire. Ici se place une scène absolument belle, touchante et de grande envolée dramatique : il est certain que Gérard est follement épris d’Adrienne. Mais celle-ci est restée fidèle à son devoir, elle a la pureté du lis. Quand le patron irrité a imposé sa rentrée au foyer, elle se jette aux pieds de l’épouse, lui avoue son amour, mais lui fait comprendre qu’elle n’a rien à craindre de sa fière vertu et que, si elle quitte le logis, ce sera la catastrophe sans remède, effroyable, parce qu’il est certain que Gérard abandonnera tout pour la suivre. L’épouse se laisse convaincre et pardonne. Anna, sa fille aînée, elle, ne pardonne pas, et, procédant comme l’assassin Lacenaire, qui disait : « Quand je ren
contre un obstacle sur ma route, je le renverse; si c’est un homme, je le tue... », elle tente d’empoisonner Adrienne. Son père, saisi d’horreur, s’enfuit, abandonnant le toit familial. Il
devient fou, et, « par contagion d’horreur », Adrienne devient folle, elle aussi, ce qui amène un dernier acte étrange et mélodramatique, une confrontation des deux aliénés devant un magis
trat, à fin d’interdiction. Les deux misérables, mis en présence, ne se reconnaissent pas ! ! !
Ce dernier acte est terrible, mais de belle invraisemblance. Quelqu’un qui a voulu me convaincre, m’a dit que Balzac avait créé ce dénouement en 1838, en s’appuyant sur un fait vrai. Peu m’importe; le bonhomme Boileau a fait, il y a beau temps, la réponse nécessaire en disant que « le vrai n’est pas toujours vraisemblable ».
Quoi qu’il en soit, cette mise à la scène de la tragédie bourgeoise d’H. de Balzac est tout à fait intéressante, et remarquons, en passant, que nous retrouvons là encore la lutte de l’épouse qui défend son foyer contre la maîtresse. On voit que le même sujet, qui défraie en ce moment trois de nos théâtres,
n’est pas absolument nouveau. Antoine, avec beaucoup de tact, a habillé ses personnages à la couleur de leur époque. Les redin


gotes de 1838 font mieux comprendre la langue que parlent les personnages du drame.


* *
Je ne voudrais pas laisser partir, sans lui adresser un mot d’adieu et sans lui donner un souvenir, mon confrère et très cher ami Léon Bernard-Derosne, qui fit, pendant bien des années, la critique dramatique avec un beau talent et une belle indépendance, écrivain élégant, probe, sincère, intègre, il connaissait bien son théâtre, appréciait et analysait avec une science et une com
pétence parfaites, évitant les contacts qui diminuent et qui gâtent. C’était d’ailleurs le plus sûr des amis et le meilleur des confrères. Depuis pas mal d’années déjà il s’était retiré de la vie active, recueilli dans le calme de la solitude, entouré seulement de quel
ques amitiés fidèles. On le revoyait parfois, de loin en loin, aux répétitions générales de l’Odéon et de la Comédie-Française, les deux seuls théâtres où il fréquentât encore. La dernière fois que je l’ai rencontré, il m’a serré affectueusement la main en me disant : « C’est mon plus grand plaisir de nous revoir, c’est aussi ma plus grande tristesse, parce que je me demande toujours si ça ne sera pas pour la dernière fois ! ! »
Saluons, en celui qui n’est plus, un des meilleurs d’entre nous, un de ceux qui auront été l’ornement et l’honneur de l’ingrate profession H
FÉLIX DUQUESNEL.