inaugure sa direction. Il a eu la main heureuse, car c’est bien là le type du répertoire de la Montansier, où le public vient pour rire.
Au Théâtre Antoine-Gémier, nous avons l’exhibition plutôt fâcheuse de l’homme fatal, qui semble échappé d’entre deux feuillets des Liaisons dangereuses. Ici, Valmont s’appelle Marcès, chercheur de sensations nouvelles, cruel et perverti,qui domine, de son vice, sa victime, Lucienne Esselin, qu’il a violée d’abord, — c’est son moyen de persuasion, — épousée ensuite, et qu’il déprave de son mieux. Il y réussit si bien que celle-ci, subjugée, anéantie, prise aux séductions du vice, tout en détestant le misé
rable qui l’a corrompue, ne peut se décider à rompre avec lui jusqu’au moment où, réveillée du cauchemar lubrique, elle s’enfuit, se retrouve enfin, reprend conscience et, se rappelant que le divorce n’est pas fait pour les chiens, se réfugie dans les bras d’un camarade d’enfance. Cette pièce, plutôt naïve dans ses excès, qui parfois ont fait sourire, est l’œuvre d’un jeunehomme, qui ne s’est pas aperçu que le sujet de son drame, la Bête, relevait bien plus de la pathologie que de la psychologie.
Non loin du Théâtre Antoine, à l’Ambigu, autre spectacle du même genre, avec cette différence que le drame de la Pros
tituée a des prétentions humanitaires. Là, sous prétexte de demander la réforme du «service des mœurs », nous avons
l’exhibition d une sorte de cinématographe vivant, où l’on fait passer successivement devant nos yeux les tableaux animés du
« dortoir du Dépôt », où s’entassent par fournées, les troupeaux de filles arrêtées, en contravention, et vomies par le panier à salade, — ainsi dénomme-t-on la voiture cellulaire, — celui
du « bureau des mœurs », avec cette bureaucratie spéciale et falote chargée de régler la situation des malheureuses soumises
à son examen, auxquelles il ouvre la porte qui donne sur la Police correctionnelle, sur la Maison de détention sanitaire de Saint-Lazare, à moins qu’elle ne leur délivre le passe-port de la consécration officielle. Puis, en regard de ces tableaux de morne tristesse, nous avons la terrasse illuminée d’un restau
rant de nuit où, par opposition, s’étale la prostitution élégante et luxueuse, celle dont les haillons sont devenus des robes de couturiers célèbres. Cette série de tableaux plus ou moins suggestifs, très bien mis en scène d’ailleurs, prend prétexte d’une vague action, l’aventure de la midinette Annette et de sa compatriote et amie, la chambrière Rose, qui, mises à mal toutes deux par un bourgeois mal portant et contagieux, tombent dans la prostitution, et vont aboutir à des dénouements diffé
rents. Rose sombrant dans la boue du ruisseau, alors qu’Annette, plus roublarde ou plus chanceuse, oblique vers le luxe doré, doré... au mercure, sans aucun doute.
Ce drame est plutôt œuvre de polémique qu’œuvre théâtrale, et je veux signaler en passant le rôle du raisonneur philosophique qui y fait, à force d’homélies sans issue, la leçon des choses. Le docteur Montai nous expose le mal, que nous connaissons aussi bien que lui, sans nous donnerle remède, il me fait l’effet d’un loustic à froid. Il nous dit que le service des mœurs n’est pas la perfection même ; nous le savons aussi bien que lui, mais si on le supprimait, le mal serait plus grand encore. Il est vrai que le même accuse la société marâtre de se désintéres
ser de ses membres humbles et déshérités, au lieu de les moraliser dès l’enfance... Bon docteur, vous paraissez oublier que la
morale moderne est de n’en pas avoir, et que, comme on enseigne aux enfants qu’il « n’y a rien », il est difficile de leur apprendre ensuite à respecter quelque chose... C’est toujours à Harnlet, bien plus sage qu’il n’en a l’air, qu’il faut en revenir, et l’on peut dire avec lui : « Des mois ! des mots ! ! des mots ! ! ! »
Il y a eu, ces temps derniers, quelque agitation à la Comédie-Française. M. Le Bargy a envoyé sa démission de socié
taire. Il est vrai que cette démission, de par les règlements très sages et qui ont prévu les coups de tête, doit être renouvelée
dans six mois pour être valable, et encore ne peut avoir d’effet définitif que six mois après ce renouvellement. Ça fait donc un
an de réflexion. D’ici un an, il coulera, comme on dit, bien de l’eau sous le pont. Et j’avoue que je suis, quant à moi, très sceptique à l’endroit de ces démissions bruyantes, qui ont aspect de coups de théâtre. L’année dernière, M. Silvain, lui
aussi, démissionna avec quelque fracas. « Ça n’est pas sérieux, ai-je dit alors, gageons que ça n’aura pas de suite... » En effet, tout s’est arrangé au mieux. Je parierais volontiers qu’il en sera de même cette fois. D’ailleurs, en cavant au pire, nous savons bien que « faute d’un moine, l’abbaye ne chômera pas ».
M. Le Bargy, entre autres motifs qui l’ont amené à donner sa démission, prétexte la suppression du comité de lecture,qu’il est d’ailleurs question de rétablir et qui fut, on s’en souvient, supprimé .en 1901. La question est complexe, difficile à résoudre, nous vous en parlerons une autre fois. Il objecte aussi le travail difficile des répétitions, entravé par les absences conti
nuelles des comédiens de la Comédie-Française, toujours en ballade en province et à l’étranger. Là, il a absolument raison. Le désordre est arrivé à son comble, et la Comédie a son réper
toire troublé par le manque d’exactitude de ses comédiens. Il y
a des mesures à prendre, cela est certain,pour rétablir l ordre dans la Maison. Si la démission provisoire ou définitive de M. Le Bargy a pour effet d’appeler l’attention des pouvoirs publics sur ces agissements fâcheux et de provoquer les mesures nécessaires pour y mettre un terme, on pourra dire qu’à quelque chose malheur aura été bon.
***
A signaler, en notre nécrologie, deux pertes douloureuses : celle de Jean Moréas (de son vrai nom Papadiamantopoulos), le célèbre poète grec naturalisé Français, qui appartient au monde théâtral par son admirable tragédie d Iphigénie, que nous ver
rons certainement, un jour ou l’autre, sur la scène, soit de la Comédie-Française,soit de l’Odéon ; et celle d’Edouard Colonne, le chef d’orchestre fondateur des concerts qui portent son nom et qui tiennent si grande place dans l’estime etl’habitudede Paris.
Nous donnons ici le portrait d’Edouard Colonne. O11 aura plaisir à retrouver les traits bien connus du célèbre chef d’orchestre, si populaire parmi les amateurs de musique.
Colonne, qui fut un vrai « Parisien de Paris », était cependant né à Bordeaux, etl’on peut dire qu’il portait bien le cachet de son pays d’origine. Dans ses relations, dans ses manières, il avait la cordialité facile et de bonhomie souriante et blagueuse des fils de la Gironde. Il vint à Paris vers 1834, fut reçu au Conservatoire, où il remporta les premiers prix d’harmonie et de violon en 1861, époque à laquelle il entra à l’orchestre de l’Opéra, où il resta dix ans. Il n’en serait peut-être jamais sorti, sans un hasard heureux. Lorsque je pris la direction de l’Odéon en 1873, je lui donnai la direction du petit orchestre de vingt-quatre musiciens (les bois et cordes de Lu 11 i) chargé d’exécuter la par
tition qui accompagnait les Erynnies, le drame antique de Leconte de Lisle. Cette partition, j’en avais confié la composi
tion à un jeune musicien, un débutant qui s’appelait J. Masse net, et qui m’apporta un chef-d’œuvre. Je fus si satisfait de mon chef d’orchestre, que je fondai à son intention, en ce même théâtre
de l’Odéon, un concert périodique qu’on appela le Concert National. C’est là que, le vendredi saint de cette même année 1873, fut donnée la première audition de Marie-Magdeleine.
Ce concert fut l’embryon du Concert Colonne, installé, l’année suivante, sur la scène du Châtelet, lequel a par conséquent trente-sept années d’existence.
Le Concert Colonne a acquis trop grande célébrité pour qu’il soit nécessaire de rappeler ici les services qu’il a rendus à l’art musical. Grâce à son chef, d’une activité et d’une souplesse sans pareilles, quelle réaction se fit là, au profit de génies oubliés, que de révélations de jeunes talents, quelle vulgarisation de chefs-d’œuvre connus et inconnus ! On peut bien dire que le bâton d’orchestre de Colonne fut une baguette de fée ! !
FÉLIX DUQUESNEL.
Au Théâtre Antoine-Gémier, nous avons l’exhibition plutôt fâcheuse de l’homme fatal, qui semble échappé d’entre deux feuillets des Liaisons dangereuses. Ici, Valmont s’appelle Marcès, chercheur de sensations nouvelles, cruel et perverti,qui domine, de son vice, sa victime, Lucienne Esselin, qu’il a violée d’abord, — c’est son moyen de persuasion, — épousée ensuite, et qu’il déprave de son mieux. Il y réussit si bien que celle-ci, subjugée, anéantie, prise aux séductions du vice, tout en détestant le misé
rable qui l’a corrompue, ne peut se décider à rompre avec lui jusqu’au moment où, réveillée du cauchemar lubrique, elle s’enfuit, se retrouve enfin, reprend conscience et, se rappelant que le divorce n’est pas fait pour les chiens, se réfugie dans les bras d’un camarade d’enfance. Cette pièce, plutôt naïve dans ses excès, qui parfois ont fait sourire, est l’œuvre d’un jeunehomme, qui ne s’est pas aperçu que le sujet de son drame, la Bête, relevait bien plus de la pathologie que de la psychologie.
Non loin du Théâtre Antoine, à l’Ambigu, autre spectacle du même genre, avec cette différence que le drame de la Pros
tituée a des prétentions humanitaires. Là, sous prétexte de demander la réforme du «service des mœurs », nous avons
l’exhibition d une sorte de cinématographe vivant, où l’on fait passer successivement devant nos yeux les tableaux animés du
« dortoir du Dépôt », où s’entassent par fournées, les troupeaux de filles arrêtées, en contravention, et vomies par le panier à salade, — ainsi dénomme-t-on la voiture cellulaire, — celui
du « bureau des mœurs », avec cette bureaucratie spéciale et falote chargée de régler la situation des malheureuses soumises
à son examen, auxquelles il ouvre la porte qui donne sur la Police correctionnelle, sur la Maison de détention sanitaire de Saint-Lazare, à moins qu’elle ne leur délivre le passe-port de la consécration officielle. Puis, en regard de ces tableaux de morne tristesse, nous avons la terrasse illuminée d’un restau
rant de nuit où, par opposition, s’étale la prostitution élégante et luxueuse, celle dont les haillons sont devenus des robes de couturiers célèbres. Cette série de tableaux plus ou moins suggestifs, très bien mis en scène d’ailleurs, prend prétexte d’une vague action, l’aventure de la midinette Annette et de sa compatriote et amie, la chambrière Rose, qui, mises à mal toutes deux par un bourgeois mal portant et contagieux, tombent dans la prostitution, et vont aboutir à des dénouements diffé
rents. Rose sombrant dans la boue du ruisseau, alors qu’Annette, plus roublarde ou plus chanceuse, oblique vers le luxe doré, doré... au mercure, sans aucun doute.
Ce drame est plutôt œuvre de polémique qu’œuvre théâtrale, et je veux signaler en passant le rôle du raisonneur philosophique qui y fait, à force d’homélies sans issue, la leçon des choses. Le docteur Montai nous expose le mal, que nous connaissons aussi bien que lui, sans nous donnerle remède, il me fait l’effet d’un loustic à froid. Il nous dit que le service des mœurs n’est pas la perfection même ; nous le savons aussi bien que lui, mais si on le supprimait, le mal serait plus grand encore. Il est vrai que le même accuse la société marâtre de se désintéres
ser de ses membres humbles et déshérités, au lieu de les moraliser dès l’enfance... Bon docteur, vous paraissez oublier que la
morale moderne est de n’en pas avoir, et que, comme on enseigne aux enfants qu’il « n’y a rien », il est difficile de leur apprendre ensuite à respecter quelque chose... C’est toujours à Harnlet, bien plus sage qu’il n’en a l’air, qu’il faut en revenir, et l’on peut dire avec lui : « Des mois ! des mots ! ! des mots ! ! ! »
Il y a eu, ces temps derniers, quelque agitation à la Comédie-Française. M. Le Bargy a envoyé sa démission de socié
taire. Il est vrai que cette démission, de par les règlements très sages et qui ont prévu les coups de tête, doit être renouvelée
dans six mois pour être valable, et encore ne peut avoir d’effet définitif que six mois après ce renouvellement. Ça fait donc un
an de réflexion. D’ici un an, il coulera, comme on dit, bien de l’eau sous le pont. Et j’avoue que je suis, quant à moi, très sceptique à l’endroit de ces démissions bruyantes, qui ont aspect de coups de théâtre. L’année dernière, M. Silvain, lui
aussi, démissionna avec quelque fracas. « Ça n’est pas sérieux, ai-je dit alors, gageons que ça n’aura pas de suite... » En effet, tout s’est arrangé au mieux. Je parierais volontiers qu’il en sera de même cette fois. D’ailleurs, en cavant au pire, nous savons bien que « faute d’un moine, l’abbaye ne chômera pas ».
M. Le Bargy, entre autres motifs qui l’ont amené à donner sa démission, prétexte la suppression du comité de lecture,qu’il est d’ailleurs question de rétablir et qui fut, on s’en souvient, supprimé .en 1901. La question est complexe, difficile à résoudre, nous vous en parlerons une autre fois. Il objecte aussi le travail difficile des répétitions, entravé par les absences conti
nuelles des comédiens de la Comédie-Française, toujours en ballade en province et à l’étranger. Là, il a absolument raison. Le désordre est arrivé à son comble, et la Comédie a son réper
toire troublé par le manque d’exactitude de ses comédiens. Il y
a des mesures à prendre, cela est certain,pour rétablir l ordre dans la Maison. Si la démission provisoire ou définitive de M. Le Bargy a pour effet d’appeler l’attention des pouvoirs publics sur ces agissements fâcheux et de provoquer les mesures nécessaires pour y mettre un terme, on pourra dire qu’à quelque chose malheur aura été bon.
***
A signaler, en notre nécrologie, deux pertes douloureuses : celle de Jean Moréas (de son vrai nom Papadiamantopoulos), le célèbre poète grec naturalisé Français, qui appartient au monde théâtral par son admirable tragédie d Iphigénie, que nous ver
rons certainement, un jour ou l’autre, sur la scène, soit de la Comédie-Française,soit de l’Odéon ; et celle d’Edouard Colonne, le chef d’orchestre fondateur des concerts qui portent son nom et qui tiennent si grande place dans l’estime etl’habitudede Paris.
Nous donnons ici le portrait d’Edouard Colonne. O11 aura plaisir à retrouver les traits bien connus du célèbre chef d’orchestre, si populaire parmi les amateurs de musique.
Colonne, qui fut un vrai « Parisien de Paris », était cependant né à Bordeaux, etl’on peut dire qu’il portait bien le cachet de son pays d’origine. Dans ses relations, dans ses manières, il avait la cordialité facile et de bonhomie souriante et blagueuse des fils de la Gironde. Il vint à Paris vers 1834, fut reçu au Conservatoire, où il remporta les premiers prix d’harmonie et de violon en 1861, époque à laquelle il entra à l’orchestre de l’Opéra, où il resta dix ans. Il n’en serait peut-être jamais sorti, sans un hasard heureux. Lorsque je pris la direction de l’Odéon en 1873, je lui donnai la direction du petit orchestre de vingt-quatre musiciens (les bois et cordes de Lu 11 i) chargé d’exécuter la par
tition qui accompagnait les Erynnies, le drame antique de Leconte de Lisle. Cette partition, j’en avais confié la composi
tion à un jeune musicien, un débutant qui s’appelait J. Masse net, et qui m’apporta un chef-d’œuvre. Je fus si satisfait de mon chef d’orchestre, que je fondai à son intention, en ce même théâtre
de l’Odéon, un concert périodique qu’on appela le Concert National. C’est là que, le vendredi saint de cette même année 1873, fut donnée la première audition de Marie-Magdeleine.
Ce concert fut l’embryon du Concert Colonne, installé, l’année suivante, sur la scène du Châtelet, lequel a par conséquent trente-sept années d’existence.
Le Concert Colonne a acquis trop grande célébrité pour qu’il soit nécessaire de rappeler ici les services qu’il a rendus à l’art musical. Grâce à son chef, d’une activité et d’une souplesse sans pareilles, quelle réaction se fit là, au profit de génies oubliés, que de révélations de jeunes talents, quelle vulgarisation de chefs-d’œuvre connus et inconnus ! On peut bien dire que le bâton d’orchestre de Colonne fut une baguette de fée ! !
FÉLIX DUQUESNEL.