LA QUINZAINE THEATRALE


Nods avons eu, au Vaudeville, une pièce bizarre, d’un genre inaccoutumé au théâtre élégant de la Chaussée-d’Antin. C’est un mélange amu
sant de dramatique et de comique, et c’est mis en scène avec un art infini et la plus minu
tieuse recherche de réalisme artistique. Comme l’indique le titre, le Costaud des Epinettes, ça n’est pasdans l’aristocratie que se passe le drame, et cela nous vaut un premier acte pittoresque en diable, car il a pour cadre un bouge des Epinettes, repaire des cambrioleurs et de la pègre répugnante. On a curiosité à regarder, par la lucarne,
ce monde ignoble et grouillant qu’on ne connaît que de loin, et que le talent de metteur en scène fait vivre sous nos yeux, dans une implacable réalité. Voici, d’ailleurs, en lignes rapides, le postulat de cette pièce : un homme politique, qui a été l’amant d’une cabotine de petit théâtre, a laissé aux mains de celle-ci une correspondance des plus compromettantes. 11 voudrait, à tout
prix, reprendre les missives, qui sont une menace suspendue sur sa tête. Alors il s’avise de faire chercher un gaillard, un « cos
taud » — le mot s’impose — qui puisse s’introduire chez la donzelle, y pénétrer par force ou par persuasion, et, coûte que coûte, s’emparer des lettres en question, dût-il jouer du couteau. On trouve, chez l’oncle Tabac, — ainsi s’appelle le tenancier du bouge, — le sujet nécessaire, un déclassé, Claude Brévin, un fils de famille qui crève de faim, et qui, par l’appât d’une prime de dix mille francs, est prêt à faire le coup, stylé par Doizeau, un bonhomme au regard cauteleux et faux, l’instigateur des mauvaises besognes, celui qui indique et récolte, mais n’agit jamais. Doizeau trouve moyen de procurer à Claude la rencontre nécessaire avec celle qui possède les lettres, la gentille grue Irma Lurette, dans une fête de centième représentation, donnée en je ne sais quel hall d’un hôtel somptueux. Claude est aimable et joli garçon. Il fut bien élevé jadis. Il fait la cour à Irma, la charme, et rentre avec elle au logis. Il va même faire le coup et forcer le chiffonnier où sont les redoutables lettres, lorsque sur
vient un cambrioleur, un vrai, qu’il saisit à la gorge, terrasse et désarme. Si bien qu’Irma se jette à son cou et l’appelle « mon sauveur ». Claude, séduit par la jolie fille, finit par lui tout avouer, avec des remords et des larmes dans la voix ; et, celle-ci, de rire, avec la belle inconscience de la femme qui se sent prise de caprice. A tous les aveux que lui fait le pauvre Costaud, elle répond par cette phrase sans réplique : « Mais vous m’avez sauvé la vie!...» Elle restitue les lettres sans se faire prier, alors que Claude la force à accepter les dix mille francs de prime qu’il vient d encaisser. Tous deux partiront ensemble, pour une tournée américaine, où Claude trouvera bien moyen de s’employer... On ne dit pas à quoi, par exemple ?
Ceci n’est que la carcasse incolore du drame ingénieux et mouvementé, dont le dialogue, vif et léger, pétille de ces mots de situation dont l’auteur, Tristan Bernard, et son com
père, Alfred Athis, possèdent le secret, et qu’ils savent placer à propos. La pièce est, par surcroît, remarquablement jouée par la belle troupe du Vaudeville, à laquelle se joint une comédienne charmante, Mademoiselle Lantelme, qui a fait.parle rôle d’irma Lurette, un excellent début dans la comédie de genre.
Comme les Variétés, le Théâtre Sarah-Bernhardt a eu son Bois sacré. Celui-ci diffère de l’autre, en ce sens qu’ici le mot n’est pas pris au figuré. C’est bien le « bois sacré» de la vieille Grèce, qui nous est révélé par un décor enchanteur. Là s’ébat
tent les dieux de l’Olympe, bons enfants et sans façon, comme ceux que nous révèle Demoustier dans ses Lettres à Emilie. Les voilà tous réunis : le solennel Jupiter, le fier Mars, l’har
monieux Apollon, le vigoureux Hercule, le souple Mercure, le clopin-clopant Vulcain, affairé comme un ingénieur de mytho
logie, et Pan le sauvage, et Morphée l’endormeur, tandis qu’au clan féminin se défilent les silhouettes gracieuses de la fière Junon, de l’imposante Minerve, de la belle Vénus et de Diane à l’arc d’or..., et avant tous autres, Cupidon, l’Amour, maître des dieux et des hommes.
Et, tandis que ces hôtes de l’Olympe, en ballade sur la terre, invisibles aux yeux des mortels, flânent, et déambulent, au travers des cyprès et des lauriers-roses, en devisant de toutes
choses, l’air est soudain déchiré par un cri rauque..., le cornet d’une automobile, ...et le char moderne s’arrête, en plein fracas,
sous les yeux étonnés des dieux qui ne comprennent guère et se demandent ce que peut bien être ce monstre inconnu? Le char est en panne, et Morphée, secouant ses pavots, endort les voyageurs, « lui » et « elle », deux amants en voyage amoureux. Les dieux, dévorés de curiosité, font l’inventaire de la voiture,
avec la rage d’étonnement d’une troupe de singes qui auraient envahi un navire abandonné. En sa qualité de serrurier divin, Vulcain examine cet engin nouveau, qu’il ne connaît pas, cherche, scrute, étudie, et, finalement, répare la panne. L’Olympe, en liesse, prend d’assaut l’automobile et se paye la joie d’une randonnée, à travers le bois sacré. Puis, comme on est honnête, tout dieux de l’Olympe que l’on est, on réveille les voyageurs, — « lui » et « elle », — qui reprennent le voyage, plus épris que jamais, parce que Cupidon est resté dans les bagages.
Qu’est-ce que celte fantaisie ingénieuse et charmante ? me direz-vous. Tout simplement la mise en action, par la panto
mime, d’un poème délicieux d’humour d’Edmond Rostand. Ce poème, il l’avait composé en vue d’une exhibition cinématographique. Mais le débit ne s’en accordait guère avec le déve
loppement trop rapide du film, et Madame Sarah Bernhardt a eu l’heureuse idée de transformer l’exhibition mécanique en une pantomime vive et animée donnant la matérialisation du poème. L’idée était charmante; elle a été réalisée, avec beaucoup d’art, et soutenue d’une partition musicale de Raynaldo Hahn. Le
décor qui encadre le spectacle est lumineux, les costumes sont de belle harmonie, les déesses sont toutes jolies, et les dieux ont majesté qui convient.
Si nous avons eu, au Théâtre Sarah-Bernhardt, une pantomime, nous eûmes à la Comédie-Française, un « poème théâtral », le Songe d une nuit d amour, de M. Henri Bataille, sorte de drame intime, qui rappelle les Nuits de Musset. Le sujet est simple, presque banal, mais l’exécution est vraiment très belle, et donne une impression d’émotion poignante. En deux mots, « lui » qui fut l’amant d’une femme adorable qui l’a trompé et abandonné, mais dont le souvenir cuisant l’obsède et le poursuit, cherche à
oublier, et a accepté le rendez-vous d’amour, avec une courtisane en renom. Mais alors, qu’il s’efforce d’aimer, il se trouve aux prises avec le regret du passé qui le poursuit, l’arrête, fige sur
scs lèvres toute parole, prend corps et absorbe sa volonté. Ce regret, souvenir douloureux dans sa volupté, s’anime devant ses yeux sous la forme de l’ombre de la femme aimée, et se place entre lui et son nouvel amour, lui dit sa pensée impérieuse, lui dicte sa volonté, car si elle tient le passé, cela ne lui suffi t pas, il lui faut aussi posséder le présent, l’heure qui sonne....... Il y avait
grande audace à aborder pareil sujet, souscette formule hardie, mais ici, l’audace se double de talent. Puis l’auteur a la chance d’avoir pour interprète cette admirable comédienne qui a nom Julia Bartet, et c’est elle qui est l’ombre, tour à tour railleuse jusqu’à l’ironie, grave, pénétrante, évocatrice des douces heures d’autrefois, puis, quand elle le veut, implacable et impérieuse.
Je ne sais rien de poétique, de séduisant et de terrifiant, comme ce visage au sourire singulier, aux yeux limpides, comme cette voix prenante, douce et acérée à la fois, qui caresse, meurtrit et
commande! Cet acte est écrit en vers libres, d’une très grande liberté. Ils parlent familièrement des choses familières, et s’élèvent quand il le faut aux hauteurs de la poésie. Le poète les manie avec une délicate souplesse, et y trouve l’occasion d’effets subtils, poignants et inattendus. *
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A inscrire aux tables nécrologiques, le nom de Bjoernstjern Bjoernson, le célèbre poète dramatique norvégien, l’auteurd’Au
delà des forces, l’émule d’Ibsen. Il est mort à Paris, où il était venu pour chercher la santé.
Et aussi, celui de Renée Félyne, une jeune et charmante comédienne — elle avait vingt-six ans à peine — emportée brutalement, par l’Intruse, en pleine jeunesse et en pleine beauté.
FÉLIX DUQUESNEL.