LA QUINZAINE THEATRALE
EN cette quinzaine, la Comédie a fait, à quelques jours de distance, je ne dirai pas deux intéres
santes reprises, mais deux remises à son répertoire, les Caprices de Marianne, d’Al
fred de Musset, et le Marquis de Villemer,
de George Sand, œuvres de grande valeur, assurément, mais qui sont aux antipodes
l une de l’autre.
Les Caprices de Marianne appartiennent au théâtre de pure fantaisie, celui qui s’affranchit de toute convention régulière. La pièce n’avait pas été écrite, d’ailleurs, pour affronter les feux de la rampe, elle était plus de lecture que de représentation, et faite pour la solitude du coin du feu, plutôt que pour l’exhibition en public. Un directeur audacieux, Arsène Houssaye, la fit sortir du livre, il y a plus d’un demi-siècle, et la poussa sur la scène, où la pauvrette étonna, et fut étonnée. La bourgeoisie d’alors, qui, au lendemain du romantisme, s’était saturée de Scribe, Bayard, Mélesville, Empis, ne dégusta guère le plat plus relevé qu’on servait à son appétit.
La pièce de Musset n’était pas faite suivant les règles, elle déplut, et cependant elle fut jouée, avec une distribution incomparable : Cœlio, c’était Delaunay, ardent et amoureux, en sa vingt-cinquième année ; Octave, ce fut Brindeau, d’abord, — n’en parlons pas,— puis Bressant, élégant, spirituel, verveux, qui disait les couplets avec tant de grâce, de sa voix chaude et prenante ; le Podestat, Provost, dont le masque de César romain était d’un comique sinistre ; Tibia, son serviteur fidèle, joué par Got, impayable dans son dialogue à bâtons rompus. Quant à Marianne, la belle et froide Marianne, « la rose de Bengale, sans épines et sans parfum », c’était Madeleine Brohan, dans le déli
cieux éclat de sa beauté de la dix-neuvième année. La pièce est mieux comprise aujourd’hui, où le public plus libéral, plus affranchi, demande simplement à être amusé, ému ou charmé,
sans se soucier des moyens ou des écoles. Et dans le drame de Musset, il a trouvé à souhait du charme, de l’émotion et du comique, le « rire » et les « larmes », comme disaient lesvieilles formules. Sans être comparable à l’ancienne interprétation, la nouvelle est honorable avec Leloir et Truffier, passable avec Duflos et Dessonne, intéressante avec Mademoiselle Sorel.
Si le proverbe de Musset est un type du théâtre fantaisiste, à l’encontre, le Marquis de Villemer est le modèle parfait de la pièce honnête, bourgeoise, aux émotions douces, à l’action tempérée, de grand charme, en sa simplicité, sans les ardeurs de la fièvre. C’est un chef-d’œuvre calme, un chef-d’œuvre correct, où l’on ne s’emballe guère. Cela paraît même, aujourd’hui, un peu rigide et compassé. Les plaisanteries, la belle humeur, voire l’espritduduc d’Aléria lui-même, qui firent pâmer d’aise le public de 1864, sont, à cette heure, un peu émoussés; si les cheveux du brave duc n’ont pas blanchi tout à fait, déjà ils grisonnent.
La comédie de George Sand ira prendre place au musée du répertoire, entre le Philosophe sans le savoir, du bon Sedaine, et le Mariage de Victorine, de la même George Sand. On la jouera, de loin en loin, comme un spécimen d’art honorable du théâtre d’époque, digne de respect et d’admiration, sans provoquer la passion des foules.
Tandis que la Comédie procédait à cette double exhumation, chez Sarah Bernhardt on tentait, avec un certain succès, la résurrection d’un genre, qui a sa raison d’etre, puisque pendant plus d’un demi-siècle, il fit la fortune du théâtre, je veux dire le
drame pseudo-historique, comme le pratiqua Alexandre Dumas père. On connaît le procédé, qui consiste à choisir une époque comme cadre d’action, des personnages plus ou moins célèbres, une ambiance, et avec le tout, à bâtir un drame toujours amusant et bien imaginé. Rien n’est intéressant, en effet, comme voir ces pantins barbouillés d’histoire évoluer au gré du caprice de l’au
teur dramatique, et j’ai eu plaisir à constater l’effet produit par la pièce de Paul Gavault, finement écrite, habilement combinée, avec des scènes de bon comique, qui a été le renouveau d’un genre rentrant en scène, à la grande joie du public.
Si invraisemblable, d’ailleurs, que puisse paraître, en sa contexture, le Frisson de l’Aigle, peut-être l’est-il moins encore que
l’invraisemblable aventure qui lui sert de prétexte, je veux dire la conspiration de Malet, ce général républicain, qui, seul, sans ressources, par la force de son audace, mit l’Empire en péril et faillit renverser la dynastie napoléonienne, pendant que l’Em
pereur menait la fâcheuse campagne de Russie, et entamait la sinistre retraite de Moscou. L’équipée dura vingt-quatre heures, pendant lesquelles Malet, aidé de deux prêtres inconscients, l’abbé Camagno et l’abbé Lafon, d’un simple caporal des volti
geurs, du nom de Rateau, et d’un intrigant ramassé en route, qui s’appelait Boutreux, se rendit maître de la capitale, s’empara du Trésor, de la Banque de France, de la Poste, de l’Hôtel de Ville, de la Préfecture de police, dont il emprisonna le préfet, baron Pasquier, et le ministre, duc de Rovigo. Les troupes de Paris, affolées par l’annonce de la mort de l’Empereur et la publication d’un faux sénatus-consulte, lui obéissaient aveu
glément, et qui sait ce qui serait arrivé, sans le grain de sable, ce fameux grain de sable qui fait verser les chars les mieux lancés? Celui-là, ce fut tout naïvement l’arrestation de Malet, par deux subalternes méfiants, qui lui mirent la main au collet. Le beau rêve se termina en cauchemar. L’édifice s’écroula, faute de base, et le conspirateur périt, fusillé, dans la plaine de Gre
nelle, le 29 octobre 1812, c’est-à-dire juste six jours après sa triomphanteinvasion de la capitale, qui date du 23. On peut dire que, ce jour-là, l’Empire l’avait échappé belle, et l’on comprend que l’Aigle en ait eu quelque frisson!
Paul Gavault a tiré bon parti de la sinistre aventure, d’où il a trouvé à faire jaillir des incidents de bon comique, entre autres le tableau de la Préfecture de police, dans la nuit du 22 au 23 octobre. Les deux préfets y sont en présence, le faux,
Boutreux, et le vrai, le baron Pasquier. Qu’arrive-t-il? C’est que le faux, à force d’aplomb, se fait obéir et procède à l’arrestation du vrai. Le faux préfet, c’est Maury, tout à fait excellent dans son comique flegmatique, qui a fait du rôle bien dessiné de Boutreux une création très personnelle.
Antoine nous a donné, avec la traduction de le Vieil Heidelberg, un bien intéressant spécimen du théâtre exotique, la pièce de Meyer-Forster a été, avec la Retraite, de Beyerlein (repré
sentée, l’année dernière au Vaudeville), un des plus grands succès du théâtre allemand en ces temps derniers. Il est vrai qu’un rapprochement d’actualité fut pour quelque chose dans la réussite du Vieil Heidelberg, parce qu’on y voulut voir, làbas, une allusion à quelque aventure amoureuse du Kronprinz. En réalité, la pièce, vibrante d’émotion, d’un charme délicieux, de poétique mélancolie, séduisante par le parfum de jeunesse qui s’en exhale, n’avait pas.besoin de piment extérieur, il lui suffisait de son incontestable mérite. Elle a beaucoup plu ici, agrémentée de couleur exotique, de la curiosité de mœurs par
ticulières nouvelles pour nous. Très amusant, en effet, ce milieu des étudiants d’Heidelberg, — qui est comme le Quartier latin
de l’empire d’Allemagne, — avec leur gaieté exubérante, leurs beuveries bruyantes, alors qu’ils fument leurs pipes de porce
laine, qu’ils ne retirent de leur bouche que pour chanter des lieds ou prononcer des allocutions macaroniques. Le Vieil
Heidelberg est bien mis en scène, bien monté et bien joué, comme toujours, chez Antoine. Mademoiselle Sylvie, qui débu
tait sur la scène du boulevard de Strasbourg, a créé, avec son charme très personnel, sa passion coutumière et sa vivace sincé
rité, le rôle de Catherine. Un jeune débutant, du nom de Maupré, a fait montre, dans le rôle du prince, d’une belle jeu
nesse, et de qualités d’inexpérience et de timidité très adéquates au personnage qu’il représentait.
Maintenant, annonçons à nos lectrices, en terminant, que Mademoiselle Emma Sandrini, de l’Opéra, vient d’ouvrir son cours de leçons particulières de danses de théâtre, danses grecques et anciennes, mais en outre, ét ceci est plus intéressant pour les gens du monde, son cours spécial de maintien et de danses de ville.
Vous toutes, Mesdames, qui désirez avoir une démarche élégante, ou bostonner avec grâce, vous savez maintenant où vous adresser.
FÉLIX DUQUESNEL.