PAILLERON
ET SES INTERPRÈTES
La représentation donnée en l’honneur d’Édouard Pailleron a été des plus brillantes. L’organi
satrice, Madame Suzanne Reichenberg de Bourgoing, tenait à célébrer dignement l’écri
vain qui lui prépara tant de rôles, autrement dit tant de succès ! Ses camarades de la Comédie-Française la secondèrent dans sa
tâche; l’administrateur général remonta, pour la circonstance, un acte aussi aimable qu’oublié, le Parasite,
qui, s’il n’ajoute [rien à la gloire de Pailleron, ne la diminue pas non plus; M. Albert Carré mit la salle de l’Opéra-Comique à la disposition de l’organisatrice, et voilà comment nous aurons bientôt, après tant d’atermoiements, un monument Pailleron.
Mais se doute-t-on seulement de ce que Madame Suzanne Reichenberg consacra de temps à l’œuvre qu’elle poursuivait?
Les représentations à bénéfice, celles qu’on appelle des galas, se multiplient aujourd’hui à un point tel que les organisateurs se trouvent contraints de faire des tours de force pour arriver à un résultat possible. Les tours de force, vous l’entendez, c’est le programme, qui doit contenir des attractions, des clous, des actes inédits, des choses qu’on ne voit pas tous les jours; c’est le placement obligatoire des billets, et quelle besogne que celle-là ! C’est la marche du programme, car rien ne peut contre nos chères conventions exigeant qu’un numéro gai succède à un numéro triste, et que deux diseurs ne « passent » point l’un après l’autre ; c’est l’affiche, que Morris, toujours surchargé de besogne, ne livre pas à l’heure promise ; c’est la grosseur typographique du nom de l’étoile, de la demi-étoile, du quart d’étoile. Et j’oublie mille autres graves questions, celle des voitures incommodes, celle de la température, qu’on rend res
ponsable des accrocs de voix, des manques de mémoire et des rhumes !...
La Comédie-Française, à laquelle s’adressa Madame Reichenberg, fait exception à ces règles. Elle se distingue par le bon ordre; la tradition, qu’on confond vraiment trop avec la routine, s’est maintenue non seulement sur la scène, mais aussi
dans la coulisse. Lorsqu’on franchit le seuil de la Maison, on a la sensation qu’elle est savam
ment ordonnée. La tenue rigide des employés, leur correction de langage, leur façon polie, mais sévère, d’indiquer le cou
loir de droite et la loge de gauche, le regard discrètement courroucé que lance la « part entière » au visiteur distrait qui garde son chapeau sur la tête devant le buste de Rotrou, tout cela est d’une élégante solennité...
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Tandis que la matinée Pailleron se donnait à l’Opéra- Comique, j’assistais, en pro
vince, à une représentation de la Souris; en province royale s’entend : les interprètes s’appelaient Mesdames Réjane,
Judic, Marcelle Lender, Marthe Régnier, Suzanne Avril et M. Pierre Magnier.
En écoutant ce sextuor, je songeais aux créateurs de la Comédie-Française : je revoyais notre ami Worms, adoré de
quatre femmes à la fois. La Souris ou le Triomphe d’Arnolphe, écrivait M. Jules Lemaître, insistant sur cette particularité qu’Arnolphe compte, comme Max, quarante-cinq années, et ajoutant, non sans malice, que toutes ces robes papillotantes autour d’une jaquette, toutes ces bouches roses autour d’une moustache, toutes ces poules subtiles autour d’un coq, constituent le plus attrayant spectacle. La Souris, en effet, est bien le type de la pièce à femmes.
Que l’ingénue, la Souris, naguère représentée par Madame Suzanne Reichenberg et aujourd’hui par Mademoiselle Marthe Régnier, ait toutes les insupportables vertus de la petite fille sortant du couvent; que ses timidités et ses silences sentent l’ar
tifice ; que le procédé, le convenu et l’irritante adresse éclatent dans tous les coins de cette comédie presque trop bien agencée; que la Souris soit l’Etincelle délayée en trois actes et agré
mentée d’un dénouement retourné, on n’en disconvient pas!
Mais est-ce que les six artistes qui interprètent, en cette royale province, et deux fois seulement, cette Souris, se seraient amusés, pour le seul attrait de leur art et de deux gros cachets, à apprendre des milliers de lignes, s’ils n’y avaient pas pris un particulier plaisir ?
Notre regrettée amie Madeleine Brohan, qui fut une des artistes favorites de Pailleron, nous expliquait un jour, les diverses causes du succès des ouvrages de Pailleron.
« Comptez, nous disait la duchesse de Réville, installée sous la grande horloge du foyer de Molière et narrant à ravir les anecdotes du temps passé, comptez ce qu’il y a de rôles de femmes dans une pièce de Pailleron! L’Etincelle, deux rôles de femmes contre un seul rôle d’homme! Même proportion dans le Monde où l’on s’ennuie et le Monde où l’on s’amuse! Et la Sou
ris? Cinq femmes contre un seul homme! Et l’Age ingrat ? Et les petits actes, F Autre Motif, le Narcotique ou Pendant le Bal ? Et même, si vous remontez plus haut, les Faux Ménages? Notez avec quelle science particulière ces rôles sont présentés, posés, nuancés, développés, comme ils sont « théâtre », comme les effets en sont stirs. Ne vous y trompez pas! Toutes ces raisons font qu’hommes et femmes, nous sommes tous ravis de
jouer Pailleron ! Ces rôles-là portent, chaque réplique est à sa place, et point n’est besoin de montrer un talent extraor
dinaire pour soulever l’applau
dissement. Croyez bien que je n’ai aucun mérite, non aucun, à avoir du succès dans la
duchesse de Réville. Il n’y a qu’à le dire, ce rôle-là, et qu’à s’y laisser applaudir ! Enfin, et vous pouvez vous fier à moi qui
tins tous les emplois, les jeunes premières, les grandes coquettes et les mères, Pailleron est avant tout un homme de théâtre : il respecte les conven
tions et surtout il se rend excellemment compte des moyens de ses interprètes; il ajuste les rôles aux qualités et aux défauts de chacun. »
Cela était la vérité même. Pailleron n’a été ni Musset, ni Marivaux, mais il s’était rompu à leursprocédés et il les imitait fort bien : il n’était peut-être pas un maître; il n’en était pas moins le plus ingénieux des
Mlle JEANNE SAMARY
de la Comédie-Française
Créatrice du rôle de Suzanne de Villiers. — LE MONDE OU L’ON S ENNUIE