disciples, ce qui est déjà beaucoup... Nous écoutions Madeleine Brohan tous et toutes groupés autour d’elle, et, quatre fois par semaine, nous prenions le chemin du foyer de la Comédie- Française. Je ne crois pas qu’il ait jamais été plus gai qu’en ce temps-là, sous le règne de la duchesse de Réville. Les soirées du Monde où l on s’ennuie! Henri Lavoix, ami de l’auteur et un des lecteurs du théâtre avec Adrien Decourcelle ; Eugène Provost, le fils de l’illustre comédien; notre regretté camarade Gosselin, sténographe à la Chambre des Députés; nos con
frères René Benoît et Maurice Varet, débutant dans la presse, et Léo de Leymarie, et Perrot, et tant d’autres!
L’été, nous faisions — ô scandale ! — apporter des limons squatch qu’on dégustait sous le buste de Molière effarouché, et Emile Perrin, passant un soir par là et entr’ouvrant la porte du foyer, de murmurer de sa voix nasillarde :
« Un TRiNK-HALL à la Comédie-Française!...... Il faudra le fermer ! »
On le fermait durant deux ou trois soirs, et on le rouvrait ensuite, à moins que notre ami Frédéric Febvre, le plus exact et aussi le plus sévère des semainiers, n’en décidât autrement.
Oh ! vos semaines, mon cher Febvre, souvenez-vous-en ! Vous nous expulsiez alors, Gustave Ollendorff et moi, de la Comédie- Française, lorsque à deux heures, après le déjeuner et avant de regagner nos bureaux de la rue de Valois, nous allions prendre l’air de votre grande Maison!
***
Le Monde où l’on s’ennuie ! J’ai devant moi, encadrée, l’affiche de la première représentation : 25 avril 1881. Vingt-cinq années de théâtre ! Madeleine Brohan était acclamée : certes, le personnage, ainsi qu’elle le faisait remarquer, était merveilleusement campé par l’auteur, mais elle y répandait tant de sourire, de bonhomie et de charme!... Une carrière nouvelle, une car
rière plus rayonnante encore que la première, s’ouvrait pour elle : Philaminte des Femmes savantes, la Baronne de Vaubert de Mademoiselle de la Seiglière et celle de II ne faut jurer de rien, la Marquise de Villemer, allaient trouver en l’Elmire et la Célimène d’autrefois une idéale interprète... Suzanne Reichen
berg se montrait une délicieuse sous-préfète. Longtemps on lui avait fait attendre la part entière, longtemps ses camarades du
comité, en dépit des retentissantes campagnes de Sarcey, avaient prétendu qu’une ingénue, par son emploi même, doit rester au second plan et ne pas avoir de trop hautes ambitions, et l’ar
tiste n’en continuait pas moins à jouer, comme nul ne les avait joués avant elle et comme nul sans doute ne les jouera jamais plus, l’Agnès de l’École des Femmes, la Marianne de Tar
tufe et de l’Avare, la Cécile de Il ne faut jurer de rien, la Rosette de On ne badine pas avec l amour, la Suzel de l Ami Frit%. Jeanne Samary, au contraire, était rapidement promue au sociétariat. Ses succès de l Étincelle et du Monde où l’on s’ennuie, venant après celui de Petite Pluie, où, entre Frédéric Febvre,
Mesdames Arnould-Plessy et Emilie Broisat, elle esquissait si gaiement une silhouette de paysanne, attestaient que le comité d’administration ne s’était pas trompé en lui octroyant de bonne heure les galons si enviés de sociétaire.
Aux côtés de Madeleine Brohan, de Suzanne Reichen
berg et de Jeanne Samary, nous applaudissions Marie Lloyd,
eile aussi récemment promue sociétaire et récompensée pour
sa fidélité à la Maison et ses longs états de services: nous applaudissions la spirituelle Madame Edile Riquer, que nous avions naguère entrevue sous les traits de la Marquise de Prie de Mademoiselle de Belle-Isle, aux côtés de Delaunay, de Fré
déric Febvre et de Madame Sarah Bernhardt, et qui, en Madame de Loudan, « poussait des cris de petit cochon d’Inde » : nous applaudissions Madame Emilie Broisat, cette aimable comé
dienne qui joua avec tant d’éclat Caroline de Saint-Geneix, Philiberte, et même la classique Sylvia du Jeu de l amour et du hasard: nous applaudissions la douce Marie Martin, tantôt ingénue, tantôt amoureuse, toujours pleine de bonne volonté, et qui, un soir, commit l’imprudence de lancer à Henri Becque, dont elle jouait les Corbeaux, ce.mot terrible : « Un homme qui n’est pas décoré, c’est comme une femme qui n’a pas d’enfant. »
Les trois principaux rôles, Bellac, Roger et le Sous-Préfet, étaient tenus par Got, Delaunay et Coquelin aîné, qui les aban
donnèrent à MM. Prudhon, Baillet et Truffier : un tout petit personnage, — celui du poète Desmillets, qui commet un joli vers, — avait pour interprète un débutant qui, à l’exemple de M. Silvain, sortait du troisième Théâtre-Français, dirigé par Ballande. Ce jeune comédien se nommait Leloir.
Ajouterai-je qu’entre tous ces interprètes, plus parfaits les uns que les autres, c’était Jeanne Samary que Pailleron préférait ? Chaque auteur, on le sait, a son artiste : Jeanne Samary fut la comédienne de Pailleron. La naïveté et l’enjouement, la muti
nerie et l’effronterie qu’elle montrait lorsqu’elle interprétait Suzanne de Villiers du Monde où l on s’ennuie ou Toinon
de l’Etincelle, ne sentaient aucun apprêt : elle adoucissait les angles des personnages, elle en atténuait les défauts; la diction, chez elle, était d’une irréprochable justesse, le jeu d’une belle franchise . On sentait qu’une artiste d’école et de style se cachait sous cette comédienne qui créait un emploi : les amoureuses de Pailleron.
Mais comme sa tante Madeleine Brohan, elle jugeait que l’interprétation d’une scène de Cathos des Précieuses ridicules,
de Dorine de Tartufe, de Martine des Femmes savantes ou de Lisette du Légataire universel, réclame autrement de talent que tous les personnages du Monde où l on s’ennuie, de Petite Pluie,
de la Souris, de l’Etincelle. Elle aimait à développer sa théorie devant Pailleron lui-même qui, naturellement, n’entendait pas de cette oreille-là. A dîner, chez elle (ah ! les charmantes réunions de l’hospitalière maison de la rue de Rivoli dont M. Cheramy évoquait l’autre jour le souvenir!), elle ne manquait jamais de poser la question du classique et du moderne, du
Molière et du Pailleron... L’écrivain ne soufflait mot : un glacial silence, un horrible « temps de théâtre » se pro
duisait, et la maîtresse de la maison, au milieu d’un formidable éclat de rire, s’écriait :
« Ça y est! J’ai gagné! Vous me devez un rôle, mon cher Maître ! »
Le soir de la première représentation de Cabotins, comme je félicitai Pailleron, il me prit les mains et me dit, très ému et un peu découragé : « Si elle était encore là, seulement! Elleme manque trop !... Voyez
vous! cesera définitivement ma dernière pièce ! »
Cabotins fut bien le dernier ouvrage de Pailleron... La tante Madeleine et la pauvre Jeanne n’étaient plus là; Suzanne Reichenberg s’apprê
tait à quitter le théâtre... Les trois grandes interprètes de Pailleron étaient parties...
Créatrice du rôle de Jeanne Raymond. — LE MONDE OU L’ON S ENNUIE Photo P. Nadar.
M11e SUZANNE REICHENBERG
de la Comédie-Française
frères René Benoît et Maurice Varet, débutant dans la presse, et Léo de Leymarie, et Perrot, et tant d’autres!
L’été, nous faisions — ô scandale ! — apporter des limons squatch qu’on dégustait sous le buste de Molière effarouché, et Emile Perrin, passant un soir par là et entr’ouvrant la porte du foyer, de murmurer de sa voix nasillarde :
« Un TRiNK-HALL à la Comédie-Française!...... Il faudra le fermer ! »
On le fermait durant deux ou trois soirs, et on le rouvrait ensuite, à moins que notre ami Frédéric Febvre, le plus exact et aussi le plus sévère des semainiers, n’en décidât autrement.
Oh ! vos semaines, mon cher Febvre, souvenez-vous-en ! Vous nous expulsiez alors, Gustave Ollendorff et moi, de la Comédie- Française, lorsque à deux heures, après le déjeuner et avant de regagner nos bureaux de la rue de Valois, nous allions prendre l’air de votre grande Maison!
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Le Monde où l’on s’ennuie ! J’ai devant moi, encadrée, l’affiche de la première représentation : 25 avril 1881. Vingt-cinq années de théâtre ! Madeleine Brohan était acclamée : certes, le personnage, ainsi qu’elle le faisait remarquer, était merveilleusement campé par l’auteur, mais elle y répandait tant de sourire, de bonhomie et de charme!... Une carrière nouvelle, une car
rière plus rayonnante encore que la première, s’ouvrait pour elle : Philaminte des Femmes savantes, la Baronne de Vaubert de Mademoiselle de la Seiglière et celle de II ne faut jurer de rien, la Marquise de Villemer, allaient trouver en l’Elmire et la Célimène d’autrefois une idéale interprète... Suzanne Reichen
berg se montrait une délicieuse sous-préfète. Longtemps on lui avait fait attendre la part entière, longtemps ses camarades du
comité, en dépit des retentissantes campagnes de Sarcey, avaient prétendu qu’une ingénue, par son emploi même, doit rester au second plan et ne pas avoir de trop hautes ambitions, et l’ar
tiste n’en continuait pas moins à jouer, comme nul ne les avait joués avant elle et comme nul sans doute ne les jouera jamais plus, l’Agnès de l’École des Femmes, la Marianne de Tar
tufe et de l’Avare, la Cécile de Il ne faut jurer de rien, la Rosette de On ne badine pas avec l amour, la Suzel de l Ami Frit%. Jeanne Samary, au contraire, était rapidement promue au sociétariat. Ses succès de l Étincelle et du Monde où l’on s’ennuie, venant après celui de Petite Pluie, où, entre Frédéric Febvre,
Mesdames Arnould-Plessy et Emilie Broisat, elle esquissait si gaiement une silhouette de paysanne, attestaient que le comité d’administration ne s’était pas trompé en lui octroyant de bonne heure les galons si enviés de sociétaire.
Aux côtés de Madeleine Brohan, de Suzanne Reichen
berg et de Jeanne Samary, nous applaudissions Marie Lloyd,
eile aussi récemment promue sociétaire et récompensée pour
sa fidélité à la Maison et ses longs états de services: nous applaudissions la spirituelle Madame Edile Riquer, que nous avions naguère entrevue sous les traits de la Marquise de Prie de Mademoiselle de Belle-Isle, aux côtés de Delaunay, de Fré
déric Febvre et de Madame Sarah Bernhardt, et qui, en Madame de Loudan, « poussait des cris de petit cochon d’Inde » : nous applaudissions Madame Emilie Broisat, cette aimable comé
dienne qui joua avec tant d’éclat Caroline de Saint-Geneix, Philiberte, et même la classique Sylvia du Jeu de l amour et du hasard: nous applaudissions la douce Marie Martin, tantôt ingénue, tantôt amoureuse, toujours pleine de bonne volonté, et qui, un soir, commit l’imprudence de lancer à Henri Becque, dont elle jouait les Corbeaux, ce.mot terrible : « Un homme qui n’est pas décoré, c’est comme une femme qui n’a pas d’enfant. »
Les trois principaux rôles, Bellac, Roger et le Sous-Préfet, étaient tenus par Got, Delaunay et Coquelin aîné, qui les aban
donnèrent à MM. Prudhon, Baillet et Truffier : un tout petit personnage, — celui du poète Desmillets, qui commet un joli vers, — avait pour interprète un débutant qui, à l’exemple de M. Silvain, sortait du troisième Théâtre-Français, dirigé par Ballande. Ce jeune comédien se nommait Leloir.
Ajouterai-je qu’entre tous ces interprètes, plus parfaits les uns que les autres, c’était Jeanne Samary que Pailleron préférait ? Chaque auteur, on le sait, a son artiste : Jeanne Samary fut la comédienne de Pailleron. La naïveté et l’enjouement, la muti
nerie et l’effronterie qu’elle montrait lorsqu’elle interprétait Suzanne de Villiers du Monde où l on s’ennuie ou Toinon
de l’Etincelle, ne sentaient aucun apprêt : elle adoucissait les angles des personnages, elle en atténuait les défauts; la diction, chez elle, était d’une irréprochable justesse, le jeu d’une belle franchise . On sentait qu’une artiste d’école et de style se cachait sous cette comédienne qui créait un emploi : les amoureuses de Pailleron.
Mais comme sa tante Madeleine Brohan, elle jugeait que l’interprétation d’une scène de Cathos des Précieuses ridicules,
de Dorine de Tartufe, de Martine des Femmes savantes ou de Lisette du Légataire universel, réclame autrement de talent que tous les personnages du Monde où l on s’ennuie, de Petite Pluie,
de la Souris, de l’Etincelle. Elle aimait à développer sa théorie devant Pailleron lui-même qui, naturellement, n’entendait pas de cette oreille-là. A dîner, chez elle (ah ! les charmantes réunions de l’hospitalière maison de la rue de Rivoli dont M. Cheramy évoquait l’autre jour le souvenir!), elle ne manquait jamais de poser la question du classique et du moderne, du
Molière et du Pailleron... L’écrivain ne soufflait mot : un glacial silence, un horrible « temps de théâtre » se pro
duisait, et la maîtresse de la maison, au milieu d’un formidable éclat de rire, s’écriait :
« Ça y est! J’ai gagné! Vous me devez un rôle, mon cher Maître ! »
Le soir de la première représentation de Cabotins, comme je félicitai Pailleron, il me prit les mains et me dit, très ému et un peu découragé : « Si elle était encore là, seulement! Elleme manque trop !... Voyez
vous! cesera définitivement ma dernière pièce ! »
Cabotins fut bien le dernier ouvrage de Pailleron... La tante Madeleine et la pauvre Jeanne n’étaient plus là; Suzanne Reichenberg s’apprê
tait à quitter le théâtre... Les trois grandes interprètes de Pailleron étaient parties...
ADRIEN BERNHEIM.
Créatrice du rôle de Jeanne Raymond. — LE MONDE OU L’ON S ENNUIE Photo P. Nadar.
M11e SUZANNE REICHENBERG
de la Comédie-Française