que celui-là met le doigt sur une des plaies — m’écrit : « Savezvous pourquoi beaucoup de gens se précipitent aux music-halls, de préférence aux théâtres? C’est parce que les numéros s’y suc
cèdent, sans interruption, et qu’il n’y a qu’un seul entr’acte, entre les deux parties du programme, assez long, pour qu’on puisse sortir, prendre l’air, dégourdir ses jambes, boire un bock, dire un peu de mal du prochain, et fumer une cigarette... que les théâtres fassent de même, qu’ils n’aicnt que des entr’actes très courts, — on les fait très courts en Allemagne, pourquoi ne pas les faire de même chez nous? — avec un seul un peu long, qui se fera entre deux pièces, si possible, ou au moment le moins nuisible à l’effet de la grande pièce. En procédant ainsi, ce sera parfait!... si vous saviez comme ces entr’actes interminables,
que nos théâtres ont l habitude de pratiquer, nous fatiguent et nous ennuient... c’est à avaler sa langue, sans compter qu ils nous font perdre le fil du drame, et nous obligent à un travail cérébral qui ne nous plaît guère ! ! »


Est-ce que tout cela n’est pas absolument logique et vrai !


Je transmets ces doléances sans commentaires, et les livre aux réflexions des intéressés qui feront bien d’en tii er leur profit.
Il y a eu, cette quinzaine, la question Sarah Bernhardt, laquelle a coûté beaucoup de paroles, et fait consommer des flots d’encre. Qu’est-ce, me direz-vous, que la question Sarah Bernhardt? Rien que de très simple. Le ministre des Beaux-Arts a porté dans la promotion du 14 juillet, le nom de la grande artiste, pour la décoration delà Légion d’honneur. Or, au conseil de la Chancellerie on l’a biffé. Pourquoi ? Pour toutes sortes de raisons apparentes qui n’en sont pas, raisons qui sont de simples prétextes : Elle n’appartient pas à un théâtre subventionné, elle n’est pas fonctionnaire... je crois que la Chancellerie redoute surtout de créer un précédent, et voudrait bien ne pas entrer dans une voie, où il serait peut-être difficile de s’arrêter.
Il me semble que la difficulté n est pas difficile à trancher, et que poser le problème,
c’est le résoudre. De deux choses l’une : ouil est convenu qu’on ne décorera les femmes que très exceptionnellement, et « jamais » les comédiennes,
alors, il n’y a pas de raison de décorer même Sarah Ber
nhardt; — ouil est convenu que la croix pourra leur être donné « au moins par excep
tion », et dans ce cas, qui donc plus que la grande artiste mérite l’exception glorieuse...? Personne, assurément !
Que de chemins parcourus par elle depuis que toute jeune fille, poussée par l’irrésistible vocation, elle péné
tra sur la scène de la Porte- Saint-Martin,par l’entrée des « figurants », car elle a « fi


guré » dans la Biche au bois,


ou joué, tout au moins, je ne sais quelle vague fée des Bruyères. Puis, ç’a été le passage, par le Conservatoire, où son professeur Beauvallet, l’ayant prise en amitié, séduit par sa douceur et sa joliesse, lui dit : « Tu as une jolie voix, petite, tâche d’apprendre à t’en servir. La voix, au théâtre, c’est la moitié du talent ! » Puis les débuts à la Comédie-Française, en 1865, sous le consulat d’Ed.Thierry, avec un succès d’estime, dans le rôle d’Hortense de l’École desVieillards ; puis une fugue
au Gymnase, pendant les représentations du Démon du Jeu, ce qui ne fit pas rire Théodore Barrière, l auteur de la pièce. Enfin l’entrée à l’Odéon, où elle trouva des amitiés qui l’en
couragèrent, la soutinrent, la défendirent, et la mirent sur la route du succès, où elle fit la carrière glorieuse que l’on sait.
Entrée aux Français après son rôle de Zanetto, dans le Passant et de celui de la reine Marie de Neubourg, dans Ruy- Blas, elle y créa, entre autres, le Sphinx et l’Etrangère, qui la mirent hors de pair, puis ce fut ensuite son entrée à la Porte- Saint-Martin, où elle joua Jeanne d Arc, Froufrou, la Dame aux Camélias, Macbeth, et ce merveilleux répertoire de Sardou, Fédora, Theodora, la Tosca, Cléopâtre. Après la Porte-Saint- Martin, la Renaissance et le théâtre Sarah-Bernhardt, où, impa
tiente du joug de toute direction, depuis quinze ans, elle est à la fois comédienne et directrice, et où ses créations, sans nombre, ne se comptent que par des succès et d’inoubliables figures mar
quées de son empreinte. Je cite au hasard de la mémoire : Gismonda et la Sorcière, de V. Sardou; Hamlet, de Shakespeare ; Angélo, une hardie reprise du théâtre de Victor Hugo; Loren
laccio, d’Alf. de Musset, que jamais on n’avait osé mettre à la scène — ce fut une création admirable — la Samaritaine, la Princesse lointaine, /’ Aiglon, d’Ed. Rostand; Varennes, d’H. Lavedan, que sais-je encore !! L’Europe et l’Amérique l’ont applau
die, vue, et revue, à maintes reprises. Energique et infatigable, elle a porté, partout, la bonne parole de l’art dramatique français, et sa vie entière aura été consacrée au théâtre, dont on peut dire qu’elle a été l’expression suprême. Il faut convenir, d’ailleurs, que la femme n’est pas moins intéressante que la comé
dienne, douée d un esprit supérieur, d’un don d’assimilation qui tient du prodige, elle a vraiment fait « tout ce qu’elle a voulu faire ». 11 faut reconnaître qu’elle aura tracé un large sillage, dans la seconde moitié du dernier siècle, et qu’elle y sera, dans la postérité, une des figures les plus intéressantes et les plus
originales du monde des arts!
En ces « quinzaines » qui sont, en quelque sorte, les Annales duThéâtre,écrites,au jour le jour, nous avons le devoir de tenir compte de tout ce qui concerne son histoire, et, par suite, d’enregistrer les pertes que, chemin faisant, la mort, sans pitié, lui impose.
C’était, l’autre fois, celle de l’acteurcomique Raimond, dont nous donnons ici même le portrait. C’est aujourd’hui celle d’Alexandre Luigini, l’admirable chef d’orchestre de l’Opéra-Comique. Je dis « admirable », parce que Alexandre Luigini fut,en effet, un merveilleux « chef d’orchestre de théâtre », infati
gable, toujours sur la brèche, possédant son répertoire comme personne, conduisant son armée de musiciens, avec uneincomparablemaestria. Il est mort à la peine,victime de la plus énergique des probités professionnelles !
Je dois ajouter, moi qui l’ai pratiqué quelquefois, que ce remarquable artiste se doublait d’un homme aimable, cordial et doux, simple et obli
geant, de bon cœur et de belle conscience. Certes, l’art fait une grande perte; mais celle que fait l’amitié n’est pas moindre.


FÉLIX DUQUESNEL.


Photo Paul Boyer.
M. RAIMOND
du Theatre du Palais-Royal, 1845-1906