LA QUINZAINE THÉATRALE


La nouvelle année théâtrale, qui ne commencera réellement que le ier octobre, nous paraît grosse de surprises , et sera particulièrement intéressante : il y aura ouverture de théâtres nouveaux et changement de personnel dans certaines directions.
A l’Odéon, M. Paul Ginisty a passé la main
à Antoine, qui, depuis des années, soupirait après le deuxième Théâtre-Français. La direction de M. Ginisty n’a pas été très brillante, plutôt terne. Il n’a pas eu grand succès à son actif, et n’a guère produit de comédien. Il s’est contenté, pendant sept années, de marcher cahin-caha, et je ne vois guère à signaler dans son répertoire que Château historique, de M. Alex. Bisson et Fabrice Carré, Ventres dorés, de M. Émile Fabre, et Jeunesse, la jolie comédie de notre confrère et ami André Picard. Sous la direction de son successeur Antoine, nous aurons certainement un Odéon plus vivant et plus mouvementé.
Au boulevard de Strasbourg, c’est Gémier qui succède à Antoine. Et ce qu’il pourra faire de mieux sera de « chausser les souliers » de son prédécesseur, de continuer sa tradition et de bénéficier des habitudes acquises.
M. Maurice Chariot, lui, quitte la direction du Palais-Royal, et, si nous nous permettons une « expression familière », passe le « caleçon » à M. Judic, le très aimable fils de la célèbre comé
dienne. L’ « expression familière » rend d’ailleurs parfaitement la situation, car le Palais-Royal est vraiment un théâtre de « lutte ». Le pauvre Maurice Chariot, honnête homme, laborieux et intelligent, y a usé ses forces.
Enfin, nous aurons un théâtre nouveau, tout battant neuf, le Théâtre Réjane. Que sera-t-il ? Quel genre y jouera-t-on ? Nous
vous le dirons plus tard. Ce que nous pouvons affirmer d’ores et déjà c’est qu’il est en bonnes mains et que sa directrice qui n’est pas seulement une exquise comédienne, mais encore une femme remarquablement fine et intelligente, saura le mener en belle route, et y faire œuvre intéressante, pittoresque et digne d’ellemême. Le Théâtre Réjane, construit sur un plan fort moderne, sera, nous assure-t-on, un modèle de confort, de commodité luxueuse, d’ingénieux arrangement. Tant mieux si cela est, puis
que nous aurons enfin à Paris un vrai théâtre comme on en
trouve parfois à l’étranger, mais comme, hélas ! nous n’en avons guère, en la Ville-Lumière, qui est fort éteinte sur ce point.
A l’autre extrémité, Antoine va nous donner, sinon un Odéon tout neuf, au moins un Odéon rajeuni. Il ne pouvait mettre par terre le temple grec construit sur les plans de l’archi
tecte Gabriel, en 1782, et qui d’ailleurs fait encore bonne figure, mais il en a remanié l’intérieur avec beaucoup de goût et de bon sens. Il a, par des combinaisons habiles, diminué la salle qui était trop grande — la voix s’y perdait, et, aux loges du fond, trop éloignées, on n’entendait rien — et rétréci le cadre trop important pour y jouer la comédie moderne. Il a fait supprimer le parterre inutile, et trop souvent turbulent, et fait descendre jusqu’à l’orchestre, en amphithéâtre — ce qui est une forme excellente — le premier balcon, qui donnera ainsi de très bonnes places, en corbeille, d’où l’on verra bien, et d’où l’on ne perdra pas un mot du dialogue. Ce sera la première fois que la salle de l’Odéon, belle assurément, mais triste et inutilement vaste, aura subi des modifications nécessaires. Construite en 1782, brûlée en 1799, reconstruite alors, puis rebrûlée en 1822,
la salle de l’Odéon a été simplement entretenue, jamais refaite comme elle aurait dû l’être; la seule réparation vraiment impor
tante accomplie en ce théâtre, l’a été en 1876, lorsque le direc
teur d’alors a créé, de toutes pièces, le très beau musée, qui contient de fort beaux bustes des principaux auteurs joués à ce théâtre, soit Victor Hugo, Alex. Dumas, George Sand, Balzac, Louis Bouilhet, J. Ponsard, Em. Augier, etc., et les portraits des comédiens les plus célèbres qui illustrèrent la scène du second Théâtre-Français, soit Bocage, Geffroy, Samson, Provost, François Berton, Beauvallet, Lafontaine, Mesdames Dorval et George.
L’Odéon ne sera pas, d’ailleurs, le seul théâtre rajeuni, car je vois que l Athénée, le Gymnase, la Renaissance, se sont, à qui mieux mieux, débarbouillés et capitonnés.
Parlons maintenant de quelques faits intéressant les théâtres à titres divers.
D’abord à la Comédie-Française, deux incidents à signaler, l’incident Brandès et l’incident Mirbeau.
Très simple, l’aventure de Mademoiselle Brandès, qui, après avoir un beau soir déserté la Comédie pour s’engager à la Renaissance, revient frapper à la porte de la maison abandonnée, où elle demande à rentrer : « Ça serait trop commode, répondent les sociétaires, vous avez jugé à propos de vous en aller il y a trois ans, au mépris de votre engagement, aujourd’hui vous voulez rentrer... nenni, la porte est close pour vous, vous êtes rem
placée et nous n’avons plus besoin de vos services... bonsoir! » On dit que Mademoiselle Brandès ne se tient pas pour battue, et que le ministre interviendrait... à quel propos ? le ministre n’a rien à voir dans l’affaire : comme le charbonnier du proverbe, les sociétaires sont « maîtres chez eux ».
L’incident Mirbeau ne me parait pas moins simple : M. Mirbeau, l’auteur de Les Affaires sont les affaires, a présenté à la Comédie, une pièce en trois actes, intitulée le Foyer, celle-ci perpétrée en collaboration avec M. Thade Natanson. L’Admi
nistrateur général refuse la pièce pour diverses raisons, surtout parce qu’il ne croit pas à sa réussite, et ne veut pas prendre la responsabilité de la réception. Agir ainsi est son droit et il n’a à rendre compte à personne des motifs de sa détermination. Il a remplacé le comité de lecture, légalement il a donc toute faculté de recevoir ou de refuser. 11 faut même ajouter, pour être juste, que, depuis que son jugement personnel a été substitué à celui du feu comité, tout le monde s’en est trouvé bien et qu’il a fait preuve de grande perspicacité. Mais les auteurs ne se tiennent pas pour satisfaits, et en appellent au ministre... toujours ce fameux ministre... et celui-ci aurait, parait-il, manifesté le désir que la question de réception ou de refus du Foyer fût soumise à l’appréciation des sociétaires réunis en assemblée plénière. Il ne se dit pas qu’en procédant ainsi, c’est comme s’il rétablissait le comité de lecture. Or, s’il veut vraiment le rétablir, — ce qui serait, peut-être, une sottise, — il faut qu’il le fasse ouvertement, par un arrêté, et qu’il ne s’amuse pas à créer, à l’étourdi, un pré
cédent qui serait un appel ouvert à tout auteur refusé, car on ne peut admettre qu’il y ait un droit « particulier » pour les auteurs du Foyer. En résumé, il me paraît que le ministre des Beaux-Arts fera bien de laisser les sociétaires, qui sont des commerçants, à leurs risques et périls, administrer leurs intérêts comme bon leur semble, et comme ils en ont le droit. Il sera prudent, à lui,
de renoncer à ce rôle de ministre touche-à-tout, qu’il paraît trop enclin à jouer. Sinon on l’appellera, au premier jour au Théâtre Guignol, comme arbitre, entre le chat et le commissaire, dont les démêlés se continuent depuis près d’un siècle.
Les directeurs de théâtre étaient fort en peine il y a quelques jours, et dame, il y avait de quoi, on les menaçait, de par la loi du repos hebdomadaire, d’avoir à fermer un jour sur sept, ce qui était, pour eux, l’inévitable faillite, ou d’avoir à opérer le « roulement » dans les distributions, ce qui ne valait guère mieux. Ils peuvent enfin dire aujourd’hui comme le Trissotin des Femmes savantes :
Nous l’avons, cette nuit, Madame, échappé belle...
Le ministre du Commerce a compris en effet, et fort heureusement, que les artistes dramatiques ne pouvaient être assimilés
à des ouvriers ou à des employés, au travail incessant et régulier, et que, par le fait même de leurprofession toute particulière, ils avaient des périodes de repos forcé, il a donc sagement décidé qu’ils ne devaient pas être compris parmi ceux que vise la loi. Mais reste le petit personnel de théâtre, pour lequel il va falloir organiser un « roulement » préjudiciable non moins à ce petit personnel, qui verra diminuer ses appointements, d’un septième, qu’aux directeurs obligés de s’astreindre à un supplément d’em
ployés, pour opérer le roulement, par septième, sans compter qu’il y a certains opérateurs spéciaux — tels les brigadiers
machinistes du cintre — qu’on ne saurait remplacer sans danger par des nouveaux venus, qui ne peuvent être suffisamment au courant du service. Les infortunés directeurs s’ils veulent con
server leurs opérateurs, devront donc payer l’amende, qui constituera un impôt nouveau à leur charge.
Le « Droit des Pauvres » excessif et inique aurait pu, cependant, sembler suffisant! ! !
FÉLIX DUQUESNEL.