THÉATRE DE LA RENAISSANCE




Les Passagères


Comédie en quatre actes, de M. ALFRED CAPUS
Les Passagères sont les créatures aimables et point encombrantes qui traversent la vie des célibataires, ou, à l’occasion, celle des hommes mariés, sans s’y mêler profondément. Elles appartiennent au monde, ou au demi, au théâtre ou au commerce des modes : leur trait de caractère commun est d’être charmantes et fugitives, laissant de leur bonne grâce accueillante un souvenir qui ne pèse point et auquel, plus tard, on peut sourire sans amertume. Dans une de ses meilleures comédies, Alexandre Dumas a peint un person
nage qui borne son ambition amoureuse à tenir des emplois provisoires : «Je suis celui qui ne compte pas»,dit M. de Ryons. La Passagère a pris à son compte, avec ses profits et ses penes, le léger cynisme du héros de l Ami des Femmes. Elle est l’amie des hommes. Des joies légères, de menues extases, des plaisirs furtifs, qui n’engagent point le cœur, mais qui le divertissent agréablement : voilà l’apport des « passagères » dans le commerce sentimental qu’on appelait jadis le caprice et qu’on nomme aujourd’hui le béguin. Ce sont les héroïnes de l’aventure.
Il ne faudrait pas croire cependant que M. Alfred Capus eût conçu le projet de tracer un tableau du monde où évoluent ces jolies personnes. L’œuvre éblouissante qui vient d’inaugurer, à la Renaissance, une carrière triomphale, est plutôt une comédie de caractère qu’une comédie de mœurs. Chacune des passagères présentées par M. Capus a sans doute sa physionomie propre et sa silhouette distincte; il semble néanmoins que, tout en éiant des êtres réels et pris dans la vie même par le plus pénétrant et le plus fin des observateurs, ces passagères aient reçu de l’auteur une mission : celle d’illustrer, par leurs gestes, une pensée de moraliste, en nous aidant à découvrir un coin de lame mascu
line chez un de nos contemporains les plus authentiques : M. Robert Vandel.
Ce Robert Vandel est un excellent garçon, qui est affecté d’une sorte d’égoïsme spécial : il ne peut pas voir souffrir les gens. C’est pour sa tranquillité personnelle qu’il est généreux. Et ainsi il est bon, très bon, un peu par tendresse, beaucoup par veulerie, toujours prêt à prévenir autour de lui le désordre dont s’alarmerait sa belle humeur. Une jeune cousine que le veuvage laissa sans fortune et qui, plutôt que d’épouser un opu
lent septuagénaire, s’est associée à une maison de modes, est-elle gênée dans une échéance: vite Robert Vandel ouvre son porte
feuille, contraint la pauvrette à accepter les billets qui lui manquent, heureux d’échapper ainsi à une émotion. Il a donné à sa fille une institutrice qui a sa place au domicile familial; mais l’enfant touche à ses dix-huit ans, son éducation est ter
minée : Robert n’en repousse pas moins l’idée d’une séparation qui serait pénible à sa sensibilité.
Cette philanthropie, qui a partout des créanciers et qui s’ingénie à les créer, est une charge onéreuse que Robert Vandel, millionnaire souriant, porte avec grâce ; appliquée aux expé
riences sentimentales, elle devient pleine de périls. Dans une des jolies scènes où il expose le sujet de sa pièce, M. Alfred Capus met dans la bouche d’un de ses personnages cette pensée délicate et profonde : « En amour, les hommes sont parfois entraînés par
leur bonté comme les femmes par leur coquetterie. » Les trois actes des Passagères sont le développement, en action, de cette remarque qui eût ravi Vauvenargues.
Lorsque la toile se lève, nous sommes dans l’intérieur de M. et Madame Robert Vandel. Cadre de bourgeoisie riche, où le ménage, très uni, mène la vie large des gens de loisirs pour qui ne se pose point la question d’argent. Madame Vandel aime beaucoup son mari. Robert a pour sa femme l’affection la plus tendre; vingt ansd’étroite union n’entamèrent point sa constance. A peine, en cette longue période, la trompa-t-il une fois. Et, comme il le remarque spirituellement, un mari qui n’a trompé sa femme qu’une fois en vingt ans est beaucoup plus rare qu’un mari qui ne l’a jamais trompée... Sa vertu même s’en affermit
comme dit Candide. Une jeunesse riche de souvenirs, l’amour de la tranquillité, l’ont confirmé dans le devoir qui se confond, dans son esprit, avec l’horreur des complications. Mais voici qu’un de scs cousins, qui habite Tours, vient le voir. Il est de passage à Paris, en compagnie de sa jeune femme, dont l’allure nous avertir tout de suite que la grande vie des préfectures ne lui suffit point. Madame La Herche est une petite Parisienne qui est née sur les bords de la Loire ; sa frénésie s’irrite dans le vieil hôtel familial de la place de l’Archevêché, où son époux goûte sans impatience les joies paisibles qui furent celles des La Herche depuis plusieurs générations. Aussi bien, en abordant un salon parisien, est-elle tout de suite dans le ton. Elle a laissé la Tourangelle à la gare, tandis que M. La Herche, en abordant le train, n’a rien perdu de sa rigidité provinciale.
Un petit incident, ingénieusement choisi par M. Alfred Capus, pose avec netteté les caractères, en même temps qu’il noue l’intrigue autour de laquelle la pièce évoluera.
Quand M. et Madame La Herche arrivent chez les Vandel, ceux-ci venaient de recevoir la visite de la jolie cousine dont le mari, M. Vilmenard, mourut récemment, complètement ruiné. Hortense Vilmenard, veuve délicieuse qui habite Tours, comme les La Herche, se trouve donc réduite à l’alternative de chercher à s’établir dans un nouveau mariage ou de travailler. Le premier dénouement a pour lui l’expérience, la sagesse, la tradition ; c’est la sécurité, la règle, la dignité. Le second sauvegarde la délica
tesse, la pudeur, l’indépendance de la femme; mais il comporte l’imprévu — l’imprévu avec ses menaces, ses périls, son désordre.
On comprend que ce problème ne pouvait pas réunir dans un sentiment commun M. et Madame La Herche. Avant même d’arriver à Paris, il avait provoqué de vives controverses dans l’hôtel de la place de l’Archevêché. M. La Herche, naturelle
ment, tient pour le mariage, et il blâme sévèrement Madame Vilmenard de repousser les avances du vieux hobereau qui lui offre son nom, ses rentes et son château. Un tel marché révolte,
au contraire, Madame La Herche qui a le goût du bonheur et est libre de préjugés. Hortense trancha le débat en venant à Paris tenter la fortune : avec les quelques billets de mille qui lui restent, elle s’associe avec une ancienne camarade de pension,