LA QUINZAINE THÉATRALE


Al’Odéon, en attendant le Jules César, retardé pour cause de décors inachevés, on nous a donné la Préférée, une pièce en trois actes,
de M. Lucien Descaves, comédie aimable et sentimentale, dont le tort est de traiter un sujet banal et déjà bien souvent présenté. La « préférée », c’est l’enfant adultérin élevé par un père putatif qui, se croyant le vrai père, lui a donné toute sa tendresse, une tendresse qu’il ne peut se décider à reprendre, alors même qu’on lui révèle la fâcheuse vérité. C’est la mise en action de la phrase lapidaire bien connue : « On est le père des enfants qu’on aime, bien plus encore que celui des enfants qu’on a faits. »
Ceci ne saurait compter pour la réouverture de l’Odéon, qui s’est contenté simplement d’entr’ouvrir ses portes, mais cela a été suffisant pour pouvoir apprécier la transformation complète de la salle, dont un architecte habile a fait une des plus élé
gantes et des plus confortables de Paris. La tonalité décorative y est harmonieuse, douce et neutre, bien faite pour donner relief aux toilettes des femmes ; l’éclairage, répandu par une profusion de lampes électriques, est éclatant ; et la scène, un peu rétrécie, — elle était trop grande, — et bien encadrée, se prête mieux aux combinaisons de la comédie intime, alors qu’elle peut s’agrandir à volonté pour l’expansion des drames à spectacles.
Glissons rapidement, et sans appuyer, sur Amour et Cie, représenté aux Folies-Dramatiques, vaudeville pornographique à équivoques, où le libertinage tient ses assises. L’auteur, M. Louis Forest, est, m’a-t-on dit, un homme très bien élevé,
un lettré et presque un savant ; il a voulu, sans doute, se payer une « bombe » dramatique. Il y a réussi, et cela prouve que Rivarol avait raison quand il écrivait : « Il n’est tel qu’un prude en goguette pour débiter des polissonneries; elle dépasse toute mesure... » — Nous n’en dirons pas beaucoup plus long sur la
Petite Angèle, la pièce avec laquelle le Théâtre des Bouffes- Parisiens a fait sa réouverture, sous la direction de MM. Clot et Dublay, les créateurs du Théâtre Molière. La Petite Angèle, qui a trois actes, n’est autre qu’une comédie en un acte, repré
sentée, il y a quelques mois, aux Mathurins, sous un autre titre. Alors qu’elle n’avait qu’un « seul » acte, elle semblait plus acceptable, en sa forme rapide.
Maintenant, disons bien vite que cette quinzaine devra se marquer d’une pierre blanche, car elle aura vu se terminer enfin le schisme théâtral connu sous le nom de « Trust des Théâtres». Les trusteurs, comme c’était à prévoir, se sont rendus à merci, ils ont capitulé, et la paix est faite entre eux et la Société des Auteurs dramatiques, dont le giron va s’ouvrir pour recevoir les enfants prodigues, Tristan Bernard, Kéroul et Barré. Il n’y a donc plus qu’à tuer le veau gras, et à le mettre en blanquette ou en fricandeau.
Signalons aussi pour mémoire, et afin de ne rien oublier en ces annales, la querelle de M. Franck, le directeur du Gymnase, avecM. Bernstein, l’auteur du Voleur, la pièce qui était en répétition audit théâtre. Madame Le Bargy, qui devait jouer le prin
cipal rôle du Voleur, étant tombée malade, l’auteur, impatient et ne voulant pas attendre le rétablissement de son interprète, ou en accepter une autre à sa place, a repris son manuscrit et l’a porté à la Renaissance. Le directeur du Gymnase lui a objecté qu’il n’avait pas le droit d’agir ainsi, puisque le cas était prévu
au traité passé entre le Gymnase et la Société des Auteurs, dont M. Bernstein fait partie, et que l’accident devait être réglé par arbitrage. On s’est fort agité de part et d’autre, on a convo
qué successivement la commission des auteurs, et aussi le bureau du syndicat des directeurs, sans arriver à s’entendre, et c’est le tribunal civil, ou de commerce, — il y a là encore une question de compétence? — qui sera appelé à trancher le différend. Nous attendrons sadécision sans impatience, ces querelles
de boutique étant de peu d’intérêt pour le public, qui ne s’en soucie guère. Quand le jugement interviendra, d’ailleurs, il aura coulé bien de l’eau sous le pont, il y aura beau jour que le Voleur aura achevé sa carrière théâtrale, et personne, y com
pris les parties en cause, ne se souviendra de ce dont il s’agit, car la justice, qui est aveugle, est aussi boiteuse, de petite vitesse, et marche clopin-clopant, lentement ! lentement ! !
De la Comédie-Française aux Boulevards... est un amusant album de caricatures, qui vient de paraître à l’ancienne librairie Ollendorff. Il est signé Grandval, — sans doute nom de guerre, — et c’est une suite de portraits en pochade, qui réunit en un ensemble très amusant les silhouettes des artistes de la Comédie- Française, auxquelles viennent se joindre celles de quelques boulevardiers : « Il n’y a de vraiment ressemblant que la carica
ture... », a dit Topffer, qui s’y connaissait. Voilà un album qui confirme l’aphorisme de l humoriste Genevois.
Il nous faut, enfin, enregistrer encore un deuil pour le monde des théâtres. Cette quinzaine a vu disparaître le directeur de la scène à l’Opéra-Comique, Albert Vizentini, une figure bien connue et sympathique entre toutes, celle d’un homme intelligent,
laborieux, un maître en l’art du théâtre. Il naquit à Paris, enfant de la balle, — fils et neveu de comédiens, — le 9 novembre 1841, et monta pour la première fois, à l’âge de six ans, sur la scène de l’Odéon(3t décembre 1847), où il jouait un rôle d’enfant dans le Dernier Banquet, revue en vers de feu Camille Doucet, qui ne précéda que de quelques mois la Révolution de 1848.
C’est vers la musique que se dirigèrent les efforts d’Albert Vizentini, et comme son père était devenu administrateur du Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, ce fut au Conservatoire de celte ville qu’il fit ses éludes et obtint les premiers prix de violon, de solfège, de composition et d’harmonie. Revenu plus tard à Paris, il suivit les cours d’Ambroise Thomas où il se perfec
tionna dans son art. Ensuite, il tint successivement le bâton de chef d’orchestre à la Porte-Saint-Martin et à la Gaîté. En 1873, Offenbach, qui avait pris la direction de ce dernier théâtre, avait fait d’Albert Vizentini son chef d’orchestre et son administrateur, en fit aussi son successeur lorsqu’il se retira après une direction ruineuse. Vizentini tenta alors la résurrection du Théâtre- Lyrique, et sa tentative ne fut pas heureuse comme résultat, malgré de grands efforts et une série de créations intéressantes, parmi lesquelles il faut citer Paul et Virginie, de Victor Massé; le Timbre d argent, de Saint-Saëns; Dimitri, de Joncières; la Clef d or, de Gautier; les Erynnies, de Massenet, avec les ballets
antiques ajoutés à la tragédie de Leconte de Lisle. La fortune ne répondit pas aux avances qui lui étaient faites, le directeur malchanceux quitta la partie et gagna la Russie où il fut, de 1879 à 1889, directeur des théâtres impériaux. Revenu ensuite, en France, il y dirigea successivement, avec des fortunes diverses, les Folies-Dramatiques, alors théâtre d’opérette, puis le Grand Théâtre de Lyon. A la mort de Carvalho, il avait posé sa candi
dature à la direction de l’Opéra-Comique, mais s’était retiré devant la compétition d’Albert Carré qui se l’attacha en qualité de directeur de la scène.
Il exerçait depuis déjà longues années cet emploi, où il était un collaborateur précieux pour son directeur, lorsque la para
lysie d’abord, triste conséquence du surmenage, puis la mort, sont venus le surprendre. Ce laborieux, qui ne fut jamais un chanceux et ne connut guère les sourires de la fortune, a travaillé coura
geusement toute sa vie, sans prendre une heure de repos. C’était un excellent camarade, causeur agréable, plein de souvenirs, qu’il égrenait volontiers dans une spirituelle intimité.
Il avait épousé en Russie, Alice Lody, une camarade du Théâtre Michel, et de ce mariage sont nés deux enfants, un fils et une fille, tous deux très doués pour la musique, puisque l’un et l’autre, bien que très jeunes encore, sont déjà lauréats du Conservatoire, et ont bel avenir artistique devant eux.
FÉLIX DUQUESNEL.