LA QUINZAINE THÉATRALE
Nous avons eu cette quinzaine un début intéressant à la Comédie, celui de M. Paul Adam, l’écrivain bien connu qui, pour la première fois, abordait le théâtre. Je dis pour la première fois bien qu’il ait eu déjà des pièces jouées, mais seule
ment sur des scènes irrégulières, entre autres l’Œuvre ou le Théâtre Libred’autrefois. Sa pièce représentée à la Comédie a changé plusieurs fois de titre. Elle s’est appelée d’abord les Victimes, puis l’étiquette ayant paru trop sombre, on a adopté définitivement celle plus poétique et plus symbolique des Mouettes, du nom de ces grandes hirondelles de mer, oiseaux mystérieux et élégants qui volent en troupes, au-dessus des flots de l’océan.
Les Mouettes sont une sorte de tragédie bourgeoise, en trois actes serrés, où l’idéal, l’héroïsme de misère lutte contre le maté
rialisme triomphant; le succès à tout prix, l’arrivisme foulant aux pieds toute grandeur, toute vertu, faisant litière des plus beaux instincts. C’est l’idéal généreux qui triomphe au dénoue
ment. Il est bon qu’il en soit ainsi au théâtre, bien qu’on prétende que le théâtre est le reflet de la vie! La pièce n’a réussi qu’à demi, et ne fut qu’un «vol de mouettes», malgré une assez bonne interprétation, dans laquelle Madame Lara s’est taillé un succès très personnel, avec le rôle d’une épouse mélancolique, ange modeste du foyer.
Le fabuliste Esope raconte qu’un coq cherchant sa subsistance, trouva, un jour, une perle. C’est un peu cela qui vient de se passer au théâtre du Gymnase, dont le directeur, à court de répertoire,
a emprunté au hasard de la rencontre, une comédie-vaudeville à son confrère le Palais-Royal. Le théâtre de la rue Montpensier répétait mollement Mademoiselle Jossette, ma femme....., de
MM. Paul Gavault et Robert Charvay, en se disant que c’était bien « comédie » pour « son cadre ». Il consentit donc à passer la main au théâtre du boulevard Bonne-Nouvelle, qui accueillit Mademoiselle Jossette, avec quelque hésitation. Dame, à l’in
verse, on trouvait là-bas, que c’était bien « farce », à tout le moins bien « vaudeville » pour la scène du Théâtre de Madame. Et voilà que Mademoiselle Jossette, ma femme, sans bruit, sans réclame, par elle-même, avec la simple complicité du public, s’est trouvée être un grand succès. La pièce est aimable et charmante. Le postulat n’est pas bien nouveau,
mais les détails en sont exquis, relevés d’un dialogue dont l’esprit et la belle humeur font les frais. On a souri, d’abord, puis on s’est intéressé, puis on a ri d’un bon rire, bien franc, celui, comme l’on dit, qui n’emprunte rien à personne. Il faut con
venir, d’ailleurs, que jamais pièce ne fut mieux jouée, avec une distribution plus heureuse. Jossette, l’héroïne, c’est Marthe Régnier, et il faut le crier bien haut, Marthe Régnier c’est la malice, la gentillesse, le charme, la grâce, l’élégance. Elle est si jolie qu’à la rigueur elle pourrait se passer d’avoir du talent; or, voilà qu’elle en est pétrie et qu’elle prend tout simplement une des premières places dans la phalange des comédiennes de genre. Elle joue avec une finesse délicieuse, un beau naturel, et une grande fraîcheur de sincérité. Elle est souriante et émue, coquette et gamine. Si j’excepte Mademoiselle Marie Leconte de la Comédie-Française, je ne vois pas, dans les troupes parisiennes,
une seule artiste à lui comparer dans son emploi, et elle est jeune, toute jeune..., quelle belle carrière à parcourir !
A côté d’elle, je veux citer Gaston Dubosc, incomparable dans un rôle comique de genre où l’on a pu l’apprécier sous un jour nouveau. Qui donc, dans la redingote à longs pans de l’ami Panard, un personnage falot, bon enfant, un « cocasse » de la plus belle venue, pourrait reconnaître l’élégant viveur de la Passe
relle, ou le beau colonel des cuirassiers blancs de la Retraite? La transformation est complète. C’est une figure tout à fait im
prévue qu’a façonnée l’excellent artiste, dont le succès a été complet, au delà de ce qu’on peut dire.
Jamais, je crois, les théâtres n’ont fait autant d’argent qu’en ce moment. Il y a belles recettes partout : aux Variétés, avec Miquette et sa mère, qui laissent tout le temps de préparer la Revue, et celle-ci sera, dit-on, prestigieuse avec une mise en scène superbe, comme les pratique Samuel le Magnifique, qui a un prétexte de Revue tout à fait de circonstance avec « le cente
naire des Variétés ». Car vous savez qu’il y aura l’an prochain, au mois de juin, cent ans que la Montansier inaugura la scène du Théâtre des Panoramas, devenu depuis celui des Variétés, qu’elle avait fait construire à ses frais, sur les plans de l’architecte Cellérier, élève de Louis. — Au Vaudeville on fait salle comble avec
Éducation de Prince, l’originale comédie de Maurice Donnay, à qui le grand talent de Jeanne Granier a refait une telle jeunesse qu’on ne dirait pas que c’est une reprise. — Aux Nouveautés, maximum chaque soir avec le désopilant vaudeville de Maurice Hennequin et Jean Véber, « Vous n’ave\ rien à déclarer? » — Au Gymnase, c’est la dernière venue, Mademoiselle Jossette, ma femme..., qui fait les beaux soirs; alors qu’au théâtre des Capu
cines la revuette le Petit Kosson fait fureur avec Balthy, l’excen
trique Balthy, et la toute mignonne Miss Campton, dont le gentil baragouin anglo-français est un exquis gazouillis d’entente cordiale.
Et maintenant, voici que se mène une campagne inattendue, mais d’ailleurs bien logique, en faveur du rétablissement de la censure. La suppression de cette institution souvent battue en brèche même par de bons esprits, a amené une telle poussée de
pornographie, que de tous côtés s’élèvent des cris de détresse. Les mères disent : « Où voulez-vous que nous puissions mener nos filles? en quel théâtre peuvent-elles aller sans danger? » et vraiment on ne sait que leur répondre.
Il est certain que de tous côtés sévit la pièce pornographique, et l’on se demande, avec terreur, jusqu’où cela pourra bien aller? Ne désespérons pas, quand on aura épuisé les paroles, les équi
voques, les propos débridés à outrance, on passera ensuite au geste. Nous n’aurons bientôt rien à envier au théâtre chinois,
où une pantomime bien réglée accompagne le dialogue, avec une mise en scène qui s’exécute en toute franchise.
On avait dit : « Quand la censure sera supprimée, le public saura bien se faire justice lui-même, et quand on jouera des pièces pornographiques, il n’ira pas les voir, ou s’il y va, il sifflera de toute la force de ses poumons. » Eh bien! on a compté sans son hôte, le public veule et indifférent écoute, sans sourciller, toutes les horreurs qu’on débite devant lui. Les hommes rient et les femmes ne rougissent même plus : « Quelle tristesse! ! » comme dit à intervalles scandés l’un des convives du troisième acte d Education de Prince. Hélas! ceux qui disent : « Quelle tristesse ! » ce sont les personnages mélancoliques, — les autres, ceux qui cultivent la logique, disent tout simplement : « Qu’on nous rende la censure, on l’a étouffée, la pauvre vieille, sous le poids d’un amas de phrases creuses, mais elle respire
encore, donc qu’on la ressuscite et que bien vite on la réinstalle, son absence commence à être trop remarquée ! »
Il faut, en terminant, signaler deux mariages imprévus dans le monde des théâtres, celui de la belle Otéro, qui épouse un Américain, — vous vous en doutiez! n’est-ce pas? — pas mal de fois millionnaire, ce qui n’est pas un obstacle ; et celui de la grande cantatrice Emma Calvé, qui épouse, elle aussi, un Amé
ricain, ■—parbleu! — cent fois millionnaire, lui aussi, cela ne saurait nuire, alors hyménée ! hyménée ! ! Tout est bien !
Cependant la mort sévit sans s’arrêter en sa route, et c’est dans l’intéressante corporation des chefs d’orchestre qu’elle choisit ses victimes : après Luigini, ç’a été Vizentini, et voici maintenant Désiré Thibault, le chef d’orchestre du Casino de Monte-Carlo, qui disparaît. Thibault est un peu oublié aujour
d’hui, en ce Paris si changeant, où la mémoire se perd si vite. Il l’avait abandonné depuis une dizaine d’années pour se fixer sur la Côte d’Azur, qui en a attiré tant d’autres, mais il en est encore, comme moi, qui se souviennent de ce conducteur d’opérettes incomparable, qui pendant nombre d’années, un peu partout aux Bouffes, aux Folies-Dramatiques, à la Gaîté, fut l’as
socié des chefs-d’œuvre du genre, qu’il conduisait avec une telle maestria qu’on disait, en parlant de lui : « C’est le premier bâton pour la musique légère... » — « Les morts vont vite... » comme on dit dans la Ballade de Bürger; le successeur de Thibault est déjà désigné, et c’est à Ganne, l’auteur du Père la Victoire et de la Marche de Sambre-et-Meuse, qu’est confiée dorénavant la conduite de l’orchestre du Casino de Monte-Carlo.