LA SAISON THÉATRALE




1903-1904




AU THÉATRE ANTOINE


personnelle, et Jules Renard, un exquis philosophe, distingué dans la finesse de sa psychologie bourgeoise?
Nous ne saurions mieux nous rendre compte du travail qu’on fait au théâtre du boulevard de Strasbourg, qu’en passant en revue les pièces représentées pendant le dernier exercice, celles qui com
posent le répertoire de l’année 1903-1904. Nous en suivrons la nomenclature par ordre chronologique.
9 novembre tqo3. — Trois pièces composèrent le menu ce soir-là, une pièce en trois actes et deux en un acte. La pièce en trois actes, ce fut la Guerre au Village, de Gabriel Trarieux. Celle-ci n’est que l’histoire contée, à nouveau, des infortunes de l’institutrice laïque en butte aux méchancetés de la foule idiote, aux convoitises brutales de la meute grossière, repoussée, vilipendée, finale
ment révoquée. La pièce était intéressante, dialoguée avec une certaine fermeté dans son réalisme, et bien jouée par Antoine, discret et prudent dans le rôle de l’abbé Naudin, un de ces person
nages en demi-teinte dans lesquels il excelle; par Signoret, l’insti
tuteur Masureau; et aussi par Matrat, qui adonné une silhouette très vraie au maire Le Boutillier, un vieux drôle, spécimen trop ressemblant des types de bourgeoisie étroite et corrompue. Le rôle de l’institutrice, Henriette Pastoret, était tenu avec maîtrise par Suzanne Desprès, qui possède la gamme des amertumes, des émotions contenues, des résignations héroïques et des douleurs
sourdes. La pièce n’eut pas le succès qu’elle méritait, parce qu’elle vint de façon inopportune, et comme disait un de mes amis, « à rebrousse-poil ». En effet, dans la pièce de M. G. T rarieux,qui semble en retard, l’institutrice, libre penseuse et n’allant pas à la messe, était tyrannisée parles jésuites et les cléricaux, victime des trames ourdies par le clergé..., il me semble que c’est le monde renversé, et qu’il auraitfallu retourner le sablier pour trouver l’équilibre vrai.
Les deux actes qui accompagnaient la Guerre au Village étaient d’inégale valeur. Le premier, la Matérielle, ne fut qu’une de ces fantaisies entre miséreux, respirant un relent d’ancien Théâtre-Libre, alors que l’autre, Au Perroquet vert, fut une véri
table curiosité archaïque, « sotie» en un acte du Viennois Schnitzler, traduite par M. E. Lutz, mélange de fiction et de réalité mouve
menté comme une émeute, lancinant comme un cauchemar, un épilogue humoristique et macabre de la prise de la Bastille. C’était intéressant, bien costumé et bien réglé. Ce fut, par malheur, peu compris du public, dont cela dépassait sans doute la compétence moyenne et dérangeait les habitudes coutumières.
Le 10 décembre, nous trouvons Maternité, pièce en trois actes, de Brieux, qui rentre dans le genre comédie sociale.
Brieux est un actualiste, qui happe, au passage, les questions à l’ordre du jour. Il les traite dramatiquement, peut-être plutôt en façade qu’en profondeur, laissant au public le soin de donner sa conclusion et de tirer ses conséquences. Mais ce qu’il fait est toujours intéressant, exécuté avec l’habileté du tour de main, et une certaine éloquence un peu déclamatoire, qui vous séduit et vous conquiert... avant réflexion. Cette fois, ce qu’il traite c’est la question di (Keile de natalité, maternité, dépopulation ; il le fait, avec une amertume voulue, dans sa réalité. Hélas ! la ques
tion est complexe, et je ne crois pas que la pièce de Brieux ait apporté grande lumière au problème, mais elle vous prend aux entrailles, drame intime dans ses deux premiers actes, épilogue judiciaire au troisième, nous redisant ce que nous savions déjà: que la société est mal faite, contrefaite même. Seulement, l’orthopédiste qui la redressera est encore à trouver.
Le i3 février 1903, l’affiche se faisait neuve avec deux pièces : Papa Mulot, comédie dramatique en trois actes, de Robert
Charvay, et VAssassinée, comédie en quatre actes, de Grenet- Dancourt, d’après une Nouvelle de Gaston Bergeret. — La
LE Théâtre Antoine est assurément d’essence particulière. On y travaille avec une réelle ténacité, et ce qui assure le succès qui jamais ne lui a fait défaut, c’est l’incessante mobilité de son répertoire. Tous les genres s’y rencontrent, et y sont représentés, avec d’autant plus de variété, que » l’alternance » des spectacles donne un continuel renouvellement d’affiche. Par ce moyen on permet au public de choisir la représentation à son gré. C’est ainsi que ce théâtre s’est constitué peu à peu une clien
tèle d’habitués qui voient toutes les pièces qu’on y représente. Je ne sais si ce système de « l’alternance » pourrait être appliqué ailleurs. En tout cas, au Théâtre Antoine, il a admirablement réussi.
Ajoutez à cela qu’ici, la mise en scène est toujours soignée et l’interprétation excellente. Antoine pratique, pour ses distributions, le procédé absolu qui était en usage chez ces admirables Mei
ningen, qu’on peut citer comme des maîtres en l’art du « mouve
ment » dramatique. Chez lui, il n’y a ni « emploi », ni « petits rôles ». Pour lui, le comédien qui est vraiment comédien n’a pas à se cantonner dans un emploi spécial, ce qui fatalement amène
l’uniformité d’exécution, mais à jouer tous les rôles où il peut être utile, alors qu’ils ne sont pas en opposition flagrante avec sa nature. Cette théorie est, d’ailleurs, celle du théâtre italien, où on voit la Duse jouer tantôt la Joconda ou la Francesca di Rimini,
tantôt la paysanne de Cavalleria Rusticana ou la Femme de Claude, à moins que ce ne soit Mirandolina, la Colombine délurée de la Locandiera de Goldoni; alors que, de son côté, Novelli, tour à tour, est Otello, le Juif de Venise ou Michel Perrin, ce qui ne l’empêche pas de mimer une pantomime ultra-comique.
Quant aux petits rôles, il est certain qu’ils doivent être tenus par des artistes de valeur, tout comme s’ils étaient de premier plan, si on veut arriver à l’effet d’ensemble. Antoine a d’ailleurs le bon esprit de donner l’exemple à sa troupe, en se chargeant parfois lui-même d’interpréter des rôles de peu d’impôrtance, ce qui est la meilleure manière de couper court à toute manifesta
tion de vanité, de la part de ses comédiens. Donc, si on vous demande l’explication de la vogue du Théâtre Antoine, il vous sera facile de répondre : Variété des spectacles, mise en scène bien faite, excellente interprétation, et enfin, ce qui est réclamé par la plus importante catégorie du public, celle qui forme la majorité des amateurs de théâtre : Modicité du prix; car il ne faut pas se dissimuler que le théâtre coûte cher, et qu’il est plaisir difficile aux petites bourses, surtout quand on veut le prendre en famille.
Nous devons, en outre, une particulière reconnaissance à Antoine, pour avoir sauve de l’oubli la pièce en un acte, une des formes dramatiques les plus charmantes, qui menaçait de tomber en désuétude, parce que, dans la plupart des théâtres, la pièce en un acte n’est pratiquée qu’en lever de rideau, considérée comme méprisable, livrée en pâture aux ouvreuses, accompagnée de la symphonie des petits bancs. Et quelle erreur que l’abandon de cette forme essentiellement française, sur laquelle le théâtre a vécu pendant bien des années, qui comprend tant de petits chefsd’œuvre, et qui mérite mieux que cette mort sans phrase à laquelle on la condamne. On peut bien dire que chez nous tout est « snobisme » et habitude : si les théâtres dits grands théâtres méprisent la pièce en un acte, et la répudient, voilà que les musichalls, théâtres à côté ou d’exception,,en vivent et en composent le plus clair de leur répertoire. C’est donc un grand service qu’Antoine aura rendu à l’art dramatique, de conserver chez lui une place importante, dans son répertoire, aux pièces en un acte. N’est-ce pas ainsi qu’il nous a fait connaître deux maîtres du genre, l’humoriste Courteline, dont la série est d’originalité si