première était un drame intime d’une forme excellente, avec des caractères accessoires bien dessinés. Il appartient au genre douloureux, on dirait que, pour l’écrire, l’auteur a arraché une plume à l’aile des Corbeaux de feu Henri Becque. J’ai moins aimé l Assassinée, attaque au comique, — comme la
Robe rouge le fut au dramatique, — à l’infaillibilité des juges d’instruction, et nouvelle démonstration des gaffes de
la magistrature, parce que la pièce, amusante d’ailleurs, m’a paru s’allonger à l’excès et se complaire en un détail plutôt puéril. Elle m’a donné l’impression d’un acte corsé de Courteline qu’on aurait coupé en quatre morceaux. Cependant, ceci n’est que querelle de critique, car je conviens que l’histoire est drolatique de Madame Richard Bernay qui, à la suite d’une futile discussion avec son mari, s’en est allée, pendant quinze jtrurs, se réfugier chez sa nourrice, d’où elle n’a plus donné signe de vie. « Alors elle a été assassinée », disent les voisins et clament les domestiques. D’où intervention du commissaire de police pour enquête, convocation au parquet, envoi devant un juge d’instruction et mise en ébullition de l’eau trouble, dans le chaudron de la cuisine judiciaire. Enfin, renvoi du pseudo
accusé devant la cour d’assises, où il se démène, armé d’un argu
ment qu’il croit irrésistible : « Vous prétendez nue j’ai assassiné ma femme, prouvez-le, montrez le cadavre. Ce n’est pas à moi
de vous démontrer qu’un fait n’existe pas, c’est à vous de me prouver qu’il existe ! » Rien n’y fait, il est condamné à vingt ans de travaux forcés... Il est vrai qu’à peine l’arrêt rendu, survient Madame Bernay, bien vivante, en chair et en os, qui pro
teste contre son assassinat calomnieux, ce qui amènera la revision nécessaire par suite d’un « fait nouveau ».
Peu après, le Théâtre Antoine a donné la première représentation des Oiseaux de passage, de Maurice Donnay et Lucien Descaves, le plus grand succès de son année, volontiers dirai-je de l’année. Cette comédie, intéressante et originale, prend son intérêt du caractère particulier de ses personnages, de leur ori
gine et de leur attitude, qui nous présentent cette chose rare au
théâtre, F « aspect nouveau ». C’est dans le nihilisme russe que Maurice Donnay et Lucien Descaves ont choisi les héros de leur aventure. N’avezvous pas remarqué que l’actualité a tou
jours pour effet de réveiller certains types,de les remettre en lumière, et l’ha
bileté du conteur, qu’il soit romancier ou auteur dramatique, consiste pré
cisément à saisir, au passage, les effigies
qui ont pris du relief et à les reproduire parle volume ou sur la scène ? C’est ce
qui est arrivé ici, à propos de l’énigma
tique Vera Gelo, qui, voulant se ven
ger du vieux Deschanel, à qui elle ne
devait rien, tua par mégarde sa cama
rade et amie, Zélé- - nine, d’un coup de revolver. Vera Gelo, dis-je, a visiblement inspiré la figure de Tatiana dessinée d’a­
près nature. Elle en inspirera bien d’autres encore, et pendant plusieurs années, car il en est toujours ainsi. C’est elle, trèsvévidemment, qui, de loin, a été l’ombre fugitive qu’Emile Berr fixa sur son papier quand il écrivit, sous le voile d’un anonymat transparent, le Journal de Sonia.
Elles sont d’ailleurs bien curieuses à analyser, ces jeunes filles russes, ces étudiantes que là-bas on appelle les « psychologues », et que, plus familièrement, la jeunesse de Pétersbourg, aussi railleuse que la jeunesse de Paris, qualifie d’un vocable expressif et mé
prisant, bien connu sur les bords de la Néva, mais que nous ne saurions répéter ici. Elles forment une classe à part, facile à recon
naître à leurs cheveux coupés courts, à leurs bottines à longues tiges, à leurs voix et à leurs allures masculines. Filles pauvres de bourgeoisie envieuse ou de petite noblesse découragée, studieuses, courageuses, résignées, vivant de rien, soutenues par un enthou
siasme mystique, un illuminisme vague, généreuses jusqu’au sacrifice, rêvant l’idéale transformation qui devra faire, pour tous, un paradis, de cet enfer qu’est la vie humaine, pour le plus grand nombre. De là au nihilisme, qui est, avant toute chose, la négation, la destruction de « ce qui est », sans notion très absolue
de « àequi devrait être... », il y a peu de route à faire ; aussi, c’est pqjrmi ces psychologues que se recrutent les adeptes les plus pré
z cieuses de la « Cause ». Sofia Perowskaja, qui fut complice de la
mort d’Alexandre II, le « Tsar aux yeux clairs ».était une psychoblogue, tout comme Vera Gelo, l’héroïne de l’affaire Deschanel, et aussi les inspiratrices de la Vera Levanof et de Tatiana, les deux héroïnes des Oiseaux de passage, toutes deux de petite noblesse.
Nous n’avons pas à nous étendre davantage sur ce drame qui fut, cet hiver, le morceau de résistance du Théâtre Antoine, puis
que, ami lecteur, vous en trouverez l’analyse, ci-contre, avec les illustrations prises sur le vif, reproduisant les scènes principales. Mais je tiens, en reconnaissant que l’interprétation fut excellente
dans son ensemble, à signaler deux comédiens, entre tous, qui s’y sont montrés de premier ordre, et qui, pour moi et tous ceux qui connaissent la Russie sur le bout du doigt, ont réalisé une exac
titude absolue, comme la vérité. C’est Chelles, étonnant de réalisme et de couleur sous les traits de Grigoriew, F « apôtre » qui débite, sourire aux lèvres, les plus effroyables doctrines; et Mademoiselle Mellot, qui a composé, avec un art parfait, le rôle de Tatiana, qu’elle a dû étudier sur nature. Chez elle, Failure, la voix, l’accent, tout est à l’unisson. Elle a des explosions de volonté, des effluves de foi ardente qui en font la sosie des psy
chologues des bords
de la Néva et de la Volga, toutes im
muables, et qui res
tent telles, quand on les retrouve à Paris.
Comme on peut le voir par cette revue rapide du répertoire d’Antoine pendant la saison 1903-1904,011 n’a pas perdu son
temps et on a fait un beau travail au théâtre du boulevard de Strasbourg.
Dans ce numéro exclusivement con
sacré au répertoire du Théâtre Antoine, il nous a paru inté
ressant de consacrer un souvenir à l’un des succès de la sai
son précédente : la
Bonne Espérance,un drame curieux origi
naire de Hollande
dont nous avons donné une ample analyse dans le nu
méro 11 3 du Théâtre. Mais nous n’avicns point alors un beau portrait de Madame Miller, qui jouait dans cette pièce, et fut dramatique au de^ré suprême dans le rôle de Catherine, une Clytemnestre en sabots et cornette, à la mode de Groningue.
FÉLIX DUQUESNEL.
Photo Morcau.Mme miller, rôle de Catherine


LA BONNE ESPÉRANCE