LA QUINZAINE THEATRALE
Les premières se succèdent sans interruption, on s’est pressé un peu partout, d’abord à cause de l’approche de la fin d’année, ensuite parce que l’Exposition de l’Automobile, qui attire nombre d’étrangers à Paris, fait monter les recettes. Mais pour prendre sa part du gâteau, il faut avoir « quelque chose ». C’est à la conquête de ce « quelque chose » que se précipitent les théâtres.
Consignons ici, comme nous le faisons toujours, les péripéties de la course, le « résultat est complet... ».
Aux Bouffes-Parisiens on a joué le Cœur de Sylvie, une comédie de genre, en trois actes, en vers, qui avait parfum de vieil Odéon. Nous y avons assisté aux hésitations du cœur de la danseuse Sylvie, qui aime un peu à droite, un peu à gauche,
vaguement, celui-ci et celui-là, alors qu’au fond de ce petit cœur de danseuse, il n’y a vraiment qu’un seul amour..., l’amour de la danse. Si bien qu’après avoir couru le guilledou avec le comte,
l’amant sérieux et rassjs, celui qui n’a plus d’illusions; avec le chevalier, l’amant naïf, coquebin, qui a pris feu jusqu’aux moelles, voire avec Briquet, le valet du répertoire, « le ver de terre amou
reux d’une étoile », elle rentre simplement à l’Opéra au bras de Framboisy, le danseur macrobite, jadis son premier amant, celui qui guida ses premiers pas cadencés. Ce petit conte bleu raconté en vers faciles n’a pas déplu, mais a été d’existence éphé
mère, et le Cœur de Sylvie a battu peu de temps, la gentille danseuse s’étant éteinte à la fleur de l’âge, avant sa vingtième... représentation.
Au Palais-Royal, où l’on tâtonne un peu, on en est revenu au vrai répertoire de ce théâtre, et le Fils à Papa est bien le vaude
ville classique qui convient à la scène de la Montansier. Ses auteurs, AntonyMarset Maurice Desvallières,ontletourde main. L’idée mère de la pièce est d’ailleurs assez plaisante, elle estmême d’une certaine philosophie comique qui n’est pas faite pour dé
plaire. Le baron des Aubrais, membre de l’Institut — section des Sciences Morales et Politiques — confectionne des rapports austères sur 1’ « atavisme » à travers les âges, et jouit dans le monde, et auprès des siens, d’une réputation de gravité sévère, et de rigorisme sans faiblesse. Son fils Hubert, qui fleurit sa vingtdeuxième année, est un sujet parfait, de toute innocence, qui justifie en tout point la doctrine atavique de l’académicien ;
« Tel père, tel fils! » du moins les apparences la confirment ainsi. Oui, mais seulement les apparences, car la réalité, tout au con
traire, contredit formellement la doctrine en question. Dame, sous son aspect gourmé et vénérable, des Aubrais cache un vieux fêtard endurci, qui fait des farces sous le pseudonyme peu acadé
mique de Boboche. La sagesse de son fils est donc un démenti flagrant donné à l’atavisme préconisé par le père. Aussi, celui-ci
est-il ravi au delà de toute expression le jour où il rencontre son fils en goguette, puisque cela confirme ses théories sur l’atavisme.
Il était désolé de voir sage et réservé, jusqu’à l’innocence, le fils d’un père fêtard : « Mes théories seraient donc fausses? » s’était-il dit effrayé. Il exulte quand il reçoit le démenti. Cette comédie qui est de la bonne farce est agréablement jouée par la jeune troupe du Palais-Royal, qui s’aguerrit et se sent les coudes de mieux en mieux, avec beaucoup de zèle et d’entrain.
A l’Athénée, c’est une comédie en quatre actes, Ponetle, qui a succédé à l immortel Triplepalte qui ne voulait pas mourir, et depuis plus d’une année se cramponnait à l’affiche. Ponetle se passe dans le monde des courses, un monde assez spécial dont l’auteur nous dévoile les mœurs particulières. Très curieux ce personnel de bookmakers, éleveurs et gens d’écurie, qui fournis
sent l’occasion d’un acte qui se passe sur le turf, aux courses d’Auteuil, dans le va-et-vient de la foule bigarrée des parieurs et parieuses où l’on parle couramment l’argot de la pelouse et où l’on nous dévoile des trucs qui ressemblent singulièrement à des escroqueries. A lui seul, ce tableau très amusant vaudrait le voyage.
Et maintenant parlons de choses plus hautes. Nous avons eu, enfin, à l’Odéon, le Jules César tant annoncé, et avec lequel Antoine eût inauguré sa direction sans les obstacles imprévus qui lui barrèrent la route. Le Jules César de Shakespeare, c’est le drame antique dans sa rigidité, simples pages d’histoire accom
modées aux nécessités du théâtre et cousues par les mains habiles du plus admirable des ouvriers. L’action amoureuse, condiment presque nécessaire de toute action théâtrale, n’y existe pas, et l’élément féminin n’y est représenté que par deux scènes « épi
sodiques », celle où Porcia, la femme de Brutus, digne fille de la race des Caton, présente à son époux son bras encore sanglant de la blessure volontaire qu’elle s’est faite, à seule fin de témoi
gner du courage stoïque qui doit la rendre digne des confidences du conspirateur ; et celle où Calpurnia, la femme de César, s’efforce, en lui racontant les terreurs d’un songe, d’empêcher le
dictateur de se rendre au Sénat, où l’attendent impatients, dans leur gaine, les poignards des conjurés. Je crois, quant à moi,
que c’est précisément cette sobriété des moyens et cette rectitude des lignes qui font .le charme impérieux de cette œuvre étrange, et son attachante curiosité.
César, bien que son nom fournisse le titre du drame, n’en est pas le héros principal, puisqu’il disparaît dès le milieu de l’action. C’est la figure de Brutus, le doux philosophe, le vertueux stoïcien, le meurtrier par suggestion, qui la domine, et Brutus est l’acteur principal de l’épopée qu’il prend au prologue et mène jusqu’au dénouement. Les trois premiers tableaux du drame nous font assis
ter au siège de la conscience de Brutus, que peu à peu Cassius entraîne dans la conjuration, avec l’aide de Casca, un sénateurqui
a laissé une réputation plutôt médiocre. Il est très persuasif ce Cassius, un Iago avant la lettre, qui manie lesophismede bouche experte, et possède l’éloquence pernicieuse. César qui avai1 méfiance de cet homme « maigre et pâle », et pensait sans doute’
comme plus tard le savant Avicenne,que « la bile est la source de bien des crimes... » César eut l’imprudence de ne le corrompre qu’à demi, lui, le grand corrupteur qui n’y regardait guère et achetait les consciences sans marchander. Et c’est la nuit, dans le verger qui sert de vestibule à la maison de Brutus, que s’ourdit le com
plot des Ides de Mars. Par parenthèse il est très suggestif ce décor du verger, transparent en son clair de lune,qui l’enveloppe d’une mélancolique coloration, avec le point lumineux de sa pièce d’eau, aux reflets d’argent. Mais, j’en suis bien fâché pour le décorateur, il y manque quelques arbres fruitiers qui, dans les vergers romains, se mêlaient aux arbustes à feuilles persistantes. Les poiriers, les pommiers et les figuiers, surtout, y faisaient bonne figure. Toutefois,en y réfléchissant, il a peut-être bien fait de les négliger etdepréférerl’art décoratif à l’exactitude de l’hor
ticulture. En mars, les arbres fruitiers dépouillés de feuillage et étendant leurs branches décharnées auraient fait piètre et triste
figure, alors que les pins, aux aiguilles résistantes, se découpent en vert sombre sur l’horizon bleu. Le tableau du Sénat est très beau. L’assemblée des pères conscrits, enveloppés dans leurs toges blanches à larges bordures rouges, est imposante, on y sent
la vague terreur qui précède les orages. L’entrée de César ne manque pas de grandeur et le meurtre est saisissant. Il court un frémissement dans la salle quand le dictateur sanglant sous les