vingt-trois coups de poignard — Nicolas de Damas dit trentecinq ! — va rouler, la tête voilée de son manteau, au pied de la statue de Pompée.
Mais le tableau à grand effet, celui-là est légendaire, c’est l’acte qui suit celui dit du Forum, alors que Marc-Antoine vient haranguer la foule devant le corps de César, étendu sur une civière. Il faut voir comment Marc-Antoine, un malin s’il en fût, s’y prend pour retourner cette foule versatile en rappelant, à souhait, les bienfaits dont l’a comblée César, en reprenant sans cesse, comme le refrain d’une litanie : « Certes, Brutus et Cassius sont des gens honorables... », jusqu’au moment où comme l’on dit en argot de police, sentant la foule suffisam
ment « cuisinée », bien préparée, il passe au coup du testament : « Le voilà, le testament de César! s’écrie-t-il, qui lègue à chacun de vous soixante-quinze sesterces ! » Alors, vous comprenez qu’on ne résiste pas à soixante-quinze serterces, et la plèbe de s’écrier : « Mort à Brutus ! Mort à Cassius ! A bas les traîtres ! »
J’ai même ouï-dire qu’on mit un peu le feu à la ville, parce qu’il n’y a pas de bonne fête, sans un petit incendie.
Le drame se continue par la guerre civile déchaînée, guerre de partisans : d’un côté, Brutus et Cassius, retirés en Macé
doine avec leurs troupes, traqués par Marc-Antoine, que seconde Octave, le neveu de César, à la tête du peuple soulevé. Il se termine par la bataille de Philippes, alors que Brutus,désabusé, se jette sur le glaive que lui tend son serviteur, le centurion Straton, et meurt après quelques réflexions aussi philosophiques que tardives, desquelles il semble résulter qu’il s’est peut-être trop hâté, que 1’ « absolu » échappe aux combinaisons humaines et que la prudence est la plus pratique des vertus. Marc-Antoine et Octave, visitant le champ de bataille, contemplent le corps de l’halluciné Brutus : « Le monde est à nous deux ! » dit Antoine, tout haut, alors que le chétif boiteux, qui sera plus tard l’empe
reur Auguste, réplique tout bas, se parlant à lui-mcme : « Le monde est à moi ! »
La tentative du nouveau directeur de l Odéon de nous transmettre, dans son intégralité « possible », un des plus beaux drames du vieux Will, ne saurait être trop louée par ceux qui, comme moi, ont quelque souci des choses de théâtre. Il avait déjà, sur la scène du Théâtre Antoine, au boulevard de Stras
bourg, monté le Roi Lear en des conditions analogues, mais la scène était exiguë, manquait d’ampleur, on était gêné, on avait fait comme on avait pu. Ici, le cadre est imposant, il se prête aux manifestations historiques, c’est tout autre chose, et il faut
convenir que la mise en scène est intéressante et très adéquate au drame. C’est une excellente idée d’avoir remplacé le vulgaire manteau d’Arlequin par un portique en relief de ton neutre, dont la voûte est soutenue par deux colonnes. Avec cet encadrement, les décors prennent une couleur plus réelle, une vie plus harmonieuse et il y a plus d’illusion d’optique. Il en est d’ailleurs, plusieurs de ces décors, qui sont très réussis. J’ai cité déjà le Verger de Brutus et le Sénat, je puis citer à nouveau le Forum, la Tente de Brutus, la Plaine de Philippes, un beau paysage en coucher de soleil.
La traduction de M. Louis de Gramont est bien conçue, en noble langage, avec ces heureuses oppositions qui sont l’essence même de Shakespeare, où se retrouvent, à côté des élévations et des élégances de la forme, les familiarités cordiales qui sontles expressions et les sonorités de la vie réelle. Grâce à lui, le drame laborieux se perçoit sans fatigue, et l’intérêt n’y languit pas.
L’interprétation exigeait des comédiens éprouvés pourl’interprétation des quatre rôles principaux, qui sont tous quatre, à des degrés divers, des premiers rôles ; on les a réunis avec Desjardins, de Max, Duquesne et Philippe Garnier.
C’est la première fois que nous aurons eu, tout au moins sur une scène parisienne, le Jules César de Shakespeare, qui n’est pas l’œuvre la moins curieuse du grand tragique anglais. En Angleterre, on la joue couramment, et Irving, ai-je ouï-dire
était un admirable Brutus. En Allemagne, les fameux « Meiningen », qui ont cessé d’exister depuis déjà une quinzaine d’années, en firent l’un de leurs spectacles les plus réputés. J’eus occasion de les voir plusieurs fois. Leur Jules César était une représen
tation dramatique qui tenait du prodige, mais ces prodiges-là ne s’accomplissent qu’à coups de millions, et le duc de Saxe- Meiningen, qui était le véritable impresario de sa troupe, en a mangé quelque vingtaine dans l’exploitation de son théâtre. Peu de directeurs auraient la possibilité d’en faire autant !
Chez nous, je vois que Jules César , dans la traduction de mon ami François-Victor Hugo, qui est assurément la meil
leure, a été représenté, exceptionnellement, sur le théâtre antique d’Orange, où Silvain jouait Marc-Antoine, un rôle qui lui valut les applaudissements du public, mais où il faillit être écharpé par la foule ardente des figurants méridionaux, qui avaient pris leur rôle, trop au sérieux.
A Paris, la manifestation césarienne la plus importante qui ait été faite au théâtre jusqu’à ce jour, c’est le drame tragique de Jules Lacroix, le Testament de César, représenté sur la scène de la Comédie-Française, le io novembre 1849, lequel, inspiré
par Shakespeare, que, d’ailleurs, il ne suivait guère, s’arrêtait à la mort de César, laissant dans l’ombre la partie la plus intéres
sante du drame shakespearien ; cette partie, qui traite de Brutus, était remplacée par un simple tableau d’épilogue. L’interpréta
tion de cette pièce, écrite en vers lourds, emphatiques et d’une sentimentalité inutile, fut certainement ce qui en fit la curiosité
pendant quelques soirées, car elle réunissait les noms des plus célèbres acteurs du moment : Geffroy, Ligier, Beauvallet, Got, Leroux, Maubant, Mesdames Augustine Brohan, Nathalie et Mélingue.
Nous avions lu, depuis quelque temps, sur les colonnes Morris, l’inscription suivante, s’étalant en grosses lettres bleues, sur « quadruple colombier » : « Patience, le Châtelet prépare des merveilles ! » Et nous avons pris patience, en effet, pour nous
conformer à l’invitation. Maisvoici qu’on nous a servi, sur la scène du grand théâtre populaire, la féerie annuelle. Celle-ci a pour titre : Pif! Paf ! Pouf ! ou le Voyage endiablé. Elle n’est ni meilleure ni pire que les autres, c’est « la féerie ». Or, si rien ne ressemble à un menuet, comme un autre menuet, ainsi que le proclamaitledanseurVestris; rien ne ressemble plusà une féerie comme une autre féerie. Depuisdes années,le postulat en est tou
jours le même, ou à peu près, et c’est sous forme de voyage qu’il se dévide, mais ça n’est jamais un voyage en ligne droite. Celle-ci est le plus court chemin d’un point à un autre, selon le dire de la géométrie,alors que le voyage féerique,plus compliqué,est toujours le chemin le plus détourné et le plus long. C’est pour cela que les deux rivaux, Follembuche et Hernandez, qui font le match du Pôle Nord, pour conquérir le cœur de l’opulente marchande de pruneaux, Madame Coquiron, retirée des affaires après fortune faite, font route pour Cadix et aussi pour l’exposition de Phila
delphie, ce qui ne paraît pas le chemin indiqué. Il ne faut pas se plaindre toutefois de ces tergiversations voyageuses, puisqu’elles nous procurent l’occasion d’assister à la fête de Cadix, avec défilé des corporations, à l’exposition de Philadelphie, avec son ballet de fruits confits, enfin au cirque Barnum d’une mise en scène extraordinaire, stupéfiante, avec un ballet éclatant de cou
leurs et de paillettes, et des théories de clowns se balançant aux trapèzes aériens, à pas mal de pieds au-dessus de ceux des ballerines. C’est vertigineux et tout à fait étonnant.
Par surcroît, ce conte à rester éveillé, même debout, est raconté dans l’exubérance et la gaieté, par Pougaud, le tonitruant Pougaud, le spirituel et fin Claudius, auquel on a eu la bonne idée d’adjoindre comme commère la truculente Jeanne Bloch, d’une diction si sûre et si juste, qu’on ne perd pas un mot de son dialogue dans cette immense salle du Châtelet, si gloutonne, mangeuse de voix.
FÉLIX DUQUESNEL.