La Quinzaine Théâtrale
LA quinzaine théâtrale qui vient de s’écouler ne manque pas de variété, dans son indigence.
C’est d’abord, à une des extrémités, au théâtre des Bouffes-Parisiens, un spectacle d’exotisme qui rentre bien plus dans le répertoire du music-hall, que dans celui du « théâtre » pro
prement dit. Florodora est une importation américaine, spécimen d’un genre qui fait fureur là-bas, et qui chez nous n’a que la curiosité d’une chose « non encore vue », et qui paraît étrange à nos yeux, parce que nous ne la connaissons pas. La pièce de M. Owen-Hall, escortée de la musique endiablée, vibrante et dansante de M. Leslie-Stuart, en est, je crois, à sa quinze centième représentation, tant aux États-Unis d Amérique qu’en Angleterre, où elle fait fureur. Elle a eu ici un certain succès d’étrangeté, pourra bien se jouer une cinquantaine de fois, et... il ne faudrait pas recommencer l’expérience.
De la pièce elle-même nous n’avons rien à vous dire. Elle n’existe pas, elle est naïve et enfantine, sans queue, ni tête, ni milieu. Cette histoire d’un monsieur qui s’est approprié l’inven
tion d’un parfum, avec lequel il gagne beaucoup d’argent, — gagner beaucoup d’argent me paraît l’idéal du « ressort » drama
tique de l’autre côté de l’eau ! — et qui, à un moment donné, se voit contraint de rendre gorge, et de restituer la « formule » de parfumerie, au descendant de l’inventeur; cette histoire, dis-je, me paraît d’intérêt médiocre. Mais cela importe peu, c’est l’accessoire, l’essentiel c’est qu’on y puisse trouver prétexte à danser, car dans ce théâtre singulier, on danse tout le temps, c’est une trépidation ininterrompue : deux amoureux ne peuvent se dire : « je t’aime ! » sans agiter les bras et les jambes; la décla
ration d’amour se souligne toujours d’une « gigue »; quant aux affaires sérieuses, elles se discutent avec des dandinements de hanches, et des coups de pied dans le vide. Toutefois, c’est
étrange, vibrant, tout à fait singulier, manifestation d’un art sauvage, qui nous étonne sans nous ennuyer, parce qu’on a, ainsi que je le disais, une sensation d’une « autre chose » qui n’est pas notre chose coutumière. Puis, à la longue, on pénètre dans « l’ambiance », saisi violemment par cette danse et cette musique de saint Guy, on est entraîné par cette ronde agaçante et irrésistible, et volontiers toute la salle entrerait en cadence. Encore il est évident que, malgré leur bon vouloir, tous ces comédiens qui « dansent » des rôles, alors qu’ils voudraient les jouer, ne sont pas à la hauteur : « Monsieur, — m’a dit un Amé
ricain, — ça manque d’entrain, les Français ne savent pas danser, alors que chez nous, nous avons tous la gigue dans les jambes ! ! »
Comme bien vous pensez, la fête ne serait pas complète sans le cake-walk nécessaire. Là, il est triomphant, et à lui seul il vaudrait le voyage. Le cake-walk, c’est cette bamboula moricaude, cette contorsion idiote et déplaisante que les salons voudraient s’approprier, sous prétexte que la valse n’est pas conve
nable. Le cake-walk est convulsé par quatre nègres, bien noirs, des vrais, adroits comme des singes, — ils doivent être de la période de « transition », dont parle Darwin, — qui exécutent destrémoussements insensés, en compagnie de quatre mignonnes Anglaises, souples comme roseaux, blondes comme blés. Pour couronner la fête, une quarteronne... de Montmartre, donne la suprême expression du « pas de la Galette »,— ce qui est traduc
tion de cake-walk,— en poussant des hurlements de cannibale..., et mon Américain, qui prétend que les Français ne savent pas danser... Eh bien, que lui faut-il donc?
A l’autre extrémité de l’échelle dramatique, tout en haut, ç’a été la représentation d Andromaque, au théâtre Sarah-Bernhardt.
Andromaque, me direz-vous, ça n’est pas précisément une « nouveauté » bien nouvelle? Sans doute, mais cette Andromaque
là ne ressemble pas aux autres. Celle-ci était accompagnée d’une partition inédite du grand compositeur Saint-Saëns, — ouverture, entr’actes, musique de scène, etc. — et, pour la pre
mière fois, Madame Sarah Bernhardt qui, à l’ordinaire, jouait le rôle larmoyant de la veuve d’Hector, a joué le rôle d’Hermione, la princesse passionnée, voire un peu furibonde. La tragédie de Racine, avec sa nouvelle distribution, a été repré
sentée de façon intéressante. Madame Sarah Bernhardt a donné une interprétation personnelle de ce personnage complexe qu’est Hermione. Impeccable de plastique, elle a rendu, avec grande maîtrise, volontiers dirais-je, avec un art savant et étudié, les débats psychologiques de cette âme subtile. Elle m’a paru supérieure dans l’ironie, dans la colère froide, et le calme mena
çant. Je l’ai moins goûtée dans la scène dite des fureurs, où elle m’a parfois paru manquer de force. Mademoiselle Blanche Dufrêne, et c’est grand honneur pour elle, n’a pas paru déplacée à côté de la grande artiste, elle a prêté à Andromaque sa diction sûre, sa voix chaude et son charme douloureux. De Max est un Oreste convaincu, et il a de la passion qu’il monte jusqu’à la fureur, puis la folie, ce qui est la gradation du rôle indiquée par le poète, et il est jeune, qualité admirable pour jouer Oreste, un rôle dont l’interprétation est confiée, le plus souvent, à des tragédiens édentés.
Que vous dire de la partition de Saint-Saëns? Elle est sobre, distinguée, formée d’épisodes très courts, qui soulignent des situations, les préparent et les indiquent; cela se compose d’une ouverture qui expose les motifs essentiels du drame, et les déve
loppe symphoniquement, et de motifs d’intermède précédant chaque acte. Parfois aussi, au cours de l’action, l’orchestre inter
vient comme « musique de support », ainsi que cela se pratique dans le mélodrame allemand ; l’ensemble est plein, sonore, sans tapage inutile, et la partition, j’en suis convaincu, fera plus d’effet encore, exécuté aux concerts Colonne, sans s’appuyer sur la tragédie, mais livrée à elle-même.
Plusieurs, à propos de cette tentative, se sont posé la question de savoir si ces partitions ajoutées à des tragédies sont vraiment utiles et rehaussent l’éclat des chefs-d’œuvre qu’elles accom
pagnent? Je crois, quant à moi, que la musique ne s’applique vraiment, utile et heureuse, que sur les œuvres disposées pour
la recevoir. Là où elle n’est pas indispensable, elle est facilement inutile ou importune, si belle soit-elle : ou la tragédie nuit à la musique qu’on considère comme un hors-d’œuvre; ou la musique nuit à la tragédie dont elle encombre et interrompt l’action dramatique.
Maintenant que j’ai parlé des deux spectacles bien differents qui ont occupé cette quinzaine, je compléterai ma revue en parlant des reprises et aussi des spectacles moindres que j’ai devoir de signaler : à l’Athénée, la reprise de : Pour être aimée,
une aimable comédie fantaisiste, un peu « vieux jeu », a été accompagnée d’une revuette intitulée : Balthy-Colis, ce qui indique assez que Mademoiselle Louise Balthy tient toute la scène, à elle seule. Elle nous y débite les incidents de l’année, en se multipliant, sous forme de types divers et en accommodant ceux-ci à la sauce de couplets, sur airs connus. Cette comédienne spirituelle, hardie, qui cnante d’une voix claire et