La Quinzaine Théâtrale


LE Vaudeville nous a servi une véritable curiosité : la reprise, sur ce théâtre, de Germinie Lacerteux. représentée surla scènede l’Odéon en 1888. Ce fut le premier rôle àgrand succès de Réjane, et on comprend qu’elle ait eu une sortede coquetterieàen faire son dernier rôle, avant de quitter le Vaudeville.
Le drame de Germinie Lacerteux, car c’est un véritable drame, tire son origine du roman des deux frères de Concourt, qui parut en 1865, et c’est après un sommeil de vingt-trois ans que l’héroïne s’est échappée du livre pour monter sur la scène. A son entrée dans le monde, le roman avait fait quelque bruit. Ce fut une des premières tentatives du « réalisme ». Elle causa du trouble et parut être une énormité. Consacrer un gros volume à l’étude psychologique d’une « bonne à tout faire », étudier d’abord, puis traduire dans la plus belleforme, les divers états de son âme hystérique, décrire ses amours vagabondes, c’était faire acte de hardiesse. Les auteurs le comprirent si bien, qu’ils s’en excusèrent dans leur préface. Germinie Lacerteux fut très attaquée par la critique d’alors, et le livre eût été poursuivi, comme l’avait été Madame Bovary, en 1867, sans l’intervention de la princesse Mathilde. Le roman, malgré le tumulte d’alentour, ne fut jamais popu
laire. Il est âpre et dur à lire. La psychologie y est poussée en ses derniers retranchements, et l’effigie des caractères ciselée au vif du burin. La figure de la vieille fille, Mademoiselle de Varandeuil, est de haute taille, peinte en chef-d’œuvre, Germinie ellemême, dont le cœur est noble et bon, mais que son tempéra
ment domine, et qui se laisse entraîner aux pires excès de la passion, aux plus ignobles suggestions du vice, conserve, malgré tout, une certaine délicatesse de sentiment au milieu des per
versités les plus étranges, c’est un type très étudié, sincère et réel dans son ignominie répugnante. Elle n’avait pas été, d’ail
leurs, invenrée de toutes pièces, mais était la copie d’une figure entrevue, dont la genèse est facile à établir.
Les frères Goncourt, dont l’existence fut toujours familiale, et qui vécurent côte à côte, dans une amitié touchante, comme les deux branches d’une même tige, avaient une ser
vante du nom de Rose, qui leur fut très dévouée, et les entoura de la plus affectueuse sollicitude. Elle avait conquis sa place au foyer, faisant, pour ainsi dire, partie de la famille. Elle était ce qu’autrefois on appelait la « femme de confiance ». Rose tomba malade au mois de juillet 1862 et mourut de consomption à l hôpital Lariboisière. Mais voici qu’après la mort
se déchira le voile qui dérobait sa vie secrète. Toute une existence inconnue, lamentable, odieuse, se révéla. La mal
heureuse avait laissé des dettes partout. Sa vie n’avait été qu’une suite d’ignobles orgies nocturnes. Son ardeur au vice avait été si extravagante, si démente, si maladive, que cette misérable créature qui, nativement, était la plus honnête des femmes, en était arrivée à voler pour satisfaire ses appétits honteux. Puis, après ses crimes commis, elle s’enfonçait en de tels remords, en de telles tristesses, qui lui dévoraient l’âme, que, dans cet enfer où elle roulait de faute en faute, désespérée et inassouvie, elle s’était mise à boire, pour échapper à ellemême, par la torpeur et l’ivrognerie. « ... Pauvre créature, nous lui pardonnons, et même une grande commisération nous vient pour elle, en nous rendant compte de ce qu’elle a souffert... », écrit Edmond de Goncourt dans ses Mémoires de la Vie littéraire, puis il ajoute, en la préface du roman, lors de sa réim
pression, en 1886: «Ces notes sont l’embryon documentaire sur lequel, deux ans après, mon frère et moi composions Ger
minie I^acerteux, étudiée et montrée par nous, en service chez notre vieille cousine, Mademoiselle de C..., dont nous écri
vions une biographie véridique, à la façon d’une biographie moderne... »
Ce fut Porel, directeur de l’Odéon en 1887, qui eut l’idée d’animer le roman et de lui donner la vie théâtrale. Il s’en ouvrit à Edmond de Goncourt, qui s’étonna d abord.


« Qui fera la pièce? dit-il.


— Vous, parbleu ! réplique Porel.
— Mais je n’y vois pas les éléments d’une pièce régulière. Le roman se découpe en chapitres, qui sont des tableaux isolés, ça manque de l’architecture d’ensemble.
— Qu’importe? il n’y a pas de formule dogmatique. Puisque vous voyez des tableaux, faites des tableaux, Shakespeare en faisait bien, on peut imiter plus mauvais maître!


— Qui jouera le rôle de Germinie ? Toute la pièce est là.


— C’est Réjane, et vous verrez que, pour elle, le rôle se formera de lui-même. »
Goncourt se laissa tenter par la comédienne, et vrai, je le comprends; elle réalisait à souhait la figure dessinée dans le roman ; voyez plutôt : « Ses cheveux, d’un châtain foncé, fri
sottaient et se tortillaient en ondes revêches, en mèches dures et rebelles. Ses yeux étaient éveillés, scintillants, rapetissés et ravivés par un clignement de petite fille qui mouillait et allu
mait leur rire. On ne les voyait ni bruns ni bleus, ils étaient d’un gris indéfinissable et changeant, d’un gris qui n’était pas Photo Boyer.GERMINIE
(Мшѳ Réjane)
МПе DE VARANDEUIL
(Mmo Daynes-Grassot)
Décor de M. Am able.
un saint-cyrien ^M. R. Monteaux)
VAUDEVILLE. — GERMINIE LACERTEUX. — Tableau. — La Chambre de Mlle Varandeuil