LA QUINZAINE THÉATRALE




Voici venir le mois le plus laborieux; à l’envi tous les théâtres s’empressent de renouveler leurs affiches, en vue de l’année qui va com




mencer. Ils se marchent, les uns sur les autres, et c’est à qui arrivera bon premier. Nous allons liquider aujourd’hui, par ordre d’in




scription, ceux qui ont passé leur nouveau spectacle, en cette quinzaine.




C’est d’abord le Châtelet, qui vient en tête, avec l Oncle d Amérique, une pièce à spectacle, comme il convient à ce grand théâtre, coulée dans le moule coutumier, c’est-à-dire la poursuite, le voyage à travers le monde, ce qui permet la variété des sites et de la mise en scène. Cette fois, l’aventure est sans prétention, elle a une certaine clarté, elle est de bonne humeur, sans une seule équivoque. La gravelurey brille par son absence. C’est un bien qu’il convient de signaler. Quant à la mise en scène qui est, au fond, la spécialité du Châtelet, et sa raison d’être, elle est très réussie, et je conviens qu’il y a longtemps que nous n’en vîmes une d’aussi bon goût, aussi riche, aussi variée, aussi plaisante à oeil. Le voyage, d’ailleurs, ne s’étend pas à l’infini, il se confine, en Europe, — il n’en est pas moins curieux, au contraire — et nous promène successivement en Angleterre (la plage de Brighton); en Hollande (Amsterdam); au Tyrol et à Venise (le Rialto et la place Saint-Marc), ce qui permet une amusante variété de ballets, agrémentés d’une théorie de petites danseuses anglaises frétillantes et gazouillantes, qui se livrent à ces danses automatiques qu’on ne trouve qu aux bords de la Tamise. Très pittoresque le ballet des patineurs, qui synthétise la Hollande, très amusant celui des Tyroliennes, luxueux et éclatant, le carnaval de Venise, pailleté et rutilant de couleurs. Ajoutons que c’est bien joué par un quatuor de comiques, Paul Fugère, Pongaud, Francès et VanJenne, tous rois, dans la féerie.




Aux Variétés c’est la « revue », la « revue annuelle », ce spectacle si fort recherché des Parisiens. Des revues, il y en a par




tout, à tous les coins de rues. Il n’est si inférieur café-concert, fût-il établi dans l’arrière-boutique d’un marchand de vins, qui




ne donne la sienne. Celle des Variétés met toutes les autres dans sa poche. Il faut bien convenir, d’ailleurs, qu’elle réunit un ensemble d’artistes, avec lequel aucune autre scène de genre ne peut lutter : c’est Brasseur, si gai, si amusant danS-ses trans




formations, qui, dès qu’il paraît, met la salle en joie; Baron, le doyen, dont les effets de voix sont légendaires; Max-Dearly, le plus comique des clowns, et le plus clown des comiques, comédien excellent, plus fin qu’on ne saurait dire, qui possède une voix flexible et mordante, et des jambes en caoutchouc; Claudius, frais émoulu du café-concert qui chante délicieuse




ment le couplet; Prince, très soigneux et très sincère. Puis du côté féminin, Lavallière, la gentille, l’exquise, l’inimitable La




vallière, dont l’entrain est endiablé, la grâce troublante, et la verve spirituelle; Jeanne Saulier faite de grâce mignonne, une commère élégante, qui chante en vraie musicienne qu’elle est ; les nouvelles venues, Alice Bonheur, une délicieuse chanteuse d’opéra-comique, et Lise Berty, pleine de brio, qui ne se donne pas à demi, et vient de se faire, du premier coup, une belle place sur lé théâtre du boulevard Montmartre. A côté de cette constellation d’étoiles, voici les nébuleuses, une suite de jolies filles, comme jamais, je crois, aucun théâtre n’en a pu exhiber de pareil les, avec, en tête, Mesdemoiselles Brésil et Dorgère, reines de gentillesse et de beauté. Dans ces conditions, avec des scènes de revue bien données, pittoresques et originales, ce qui ici est le cas, il n’y a rien de singulier à ce que le caissier des Variétés n’encaisse, chaque soir, ses huit mille francs de recette. C’est le contraire qui serait étonnant, d’autant mieux que Paris aux Variétés est monté avec beaucoup de luxe de mise en scène, des costumes chatoyants, des décors très réussis.




Une surprise était réservée au nombreux public amateur de




revues, la résurrection d’Anna Judic, sortie tout exprès de sa retraite pour reparaître sur cette scène qui longtemps fut la sienne. Avec quel charme, quelle grâce, quel talent, elle a redit le pi-ouïtt de la Roussotte, et ce chef-d’œuvre d’Hervé, Cadet etBabet, qu’on abissé et rebissé, ne se lassant pas de l’entendre.




De là, nous passons à l’Athénée, où nous trouvons le Prince Consort, trois actes fantaisistes signés Xanrof et Chancel, récit des mésaventures d’un prince en disponibilité, qui a épousé une jeune reine dont il est le prince consort, c’est-à-dire n’ayant autre droit et autre attribution que la perpétuation de la race, ce qui est besogne d’étalon plus que de souverain. Cette petite comédie est aimable et bien tournée, elle se perpètre dans ces Balkans de fantaisie que découvrit Alphonse Daudet quand il écrivit ses Rois en exil, ce qui permet des costumes de cour et des uniformes qui ajoutent au pittoresque de l’aventure.




Pour ne rien oublier, dans cette rapide nomenclature, je signalerai encore le petit acte de Courteline, la Paix che\ soi, représenté chez Antoine, qui nous donne le spectacle trop fré




quent, hélas! d’un de ces ménages troublés par les nervosités




et les caprices de Madame. Le mari, romancier à 15 centimes la ligne, qui ne peut avoir la paix une minute durant, a ouvert une comptabilité où il tarife les faits et gestes de sa femme: 6 fr. 75 pour une injure, 11 fr. 25 pour une colère ; à la fin du




mois, Madame a une ardoise sérieuse. D’où menaces de se jeter par la fenêtre. Le mari ouvre froidement la fenêtre et... attend.




« Je vais m’en retourner chez ma mère ! » continue-t-elle. Le mari ouvre froidement la porte et... attend. Ça finit par une réconciliation. Je crains que ça ne dure pas. C’est gai, familier et amusant. Ça n’est peut-être pas du « Courteline » de derrière les fagots, mais c’est du bon « Courteline » quand même !




Enfin je vous dirai qu’après cinq mois de fermeture, la Porte- Saint-Martin a rouvert ses portes avec une salle remise à neuf.




Celle-ci est d’aspect agréable, avec ses dorures discrètes, ses fauteuils d’acajou garnis de cuir rouge foncé, ses tentures vieux rose. Il ne manque plus qu’une bonne pièce, et, entre nous, G il Bias de Santillane ne me paraît pas être précisément cette pièce-là. C’est une rapsodie incolore faite de lambeaux arrachés à l’admirable roman de Lesage ; ceux-ci, mal cousus, forment un triste habit d’Arlequin, qui a la forme d’une « veste ». Quand paraîtra cette chronique, je crois que Gil Bias aura déjà quitté l’affiche pour faire place à un spectacle plus solide. Ça n’est, d’ailleurs, pas commode, à la Porte-Saint-Martin,




d’approvisionner son garde-manger. On joue, dans les théâtres de drame, un genre qui se démode de jour en jour. Le drame, tel qu’on le jouait autrefois, a peu d’acteurs, peu d’auteurs, moins encore de public. Il va falloir chercher du nouveau, créer un genre, ou tout au moins rajeunir l’ancien.




M. Henri Sébille, le secrétaire général du Théâtre de l’Ambigu, vient de publier un volume humoristique sous ce titre: Toute la Troupe, morsures et caresses. C’est l’histoire d’une représentation donnée par l’empereur d’Allemagne avec le concours de tous les comédiens français, Wilhem s’étant impro




visé auteur, acteur et directeur. C’est une série de plaisanteries amusantes, commentées de croquis comiques de Jack Abeillé. Tout le monde des théâtres y joue son rôle et y reçoit son coup de patte. Il y a plus d’entrain que de méchanceté, dans ce volume fait surtout de belle humeur.




Voici, en terminant, une nouveauté musicale que nous nous faisons un plaisir de signaler à l’attention de nos lecteurs, c’est la création d’un quintette vocal, composé de Mesdemoiselles Jeanne Leclercq et N. Jubain (de l’Opéra-Comique), Alice Deville, MM. Ch. Fuschs et L.-Ch. Battaille (du Festival- Lyrique). Le succès de ces artistes réunis, dans les soirées mondaines et classiques de cet hiver, ne nous semble pas douteux.




FÉLIX DUQUESNEL.