pour le néophyte, la première piqûre de la tarentule théâtrale. 11 n’en faut souvent pas beaucoup plus pour déterminer une vocation.


Ceries, tout cela n’était pas du théàire, mais y confinait. A force de « dire », — notre jeune homme disait avec beaucoup de goût et était recherché dans les salons, — à force de déclamer, et d’entendre répéter sans cesse : a Ah ! Monsieur, vous feriez un excellent comédien !» il y avait eu comme un éveil dans son esprit : a Etre comédien! » pourquoi pas, après tout? Ajoutez à cela le fréquent passage de certains artistes de la Comédie-Française, qui, de tempsà autre, venaient au théâtre d’Amiens, où ils don
naient des représentations, jouant plus volontiers le répertoire classique. C était, tour à tour, et parfois ensemble, Coquelin, Delaunay, Reichenberg..., d’autres encore. Le jeune Le Bargy n’avait garde de manquer ces représentations. 11 y assistait plus souvent sur la scène que dans la salle. Il se lia avec les artistes, s’asseyant auprès deux, au foyer, prenant conseil des uns et des autres, il se grisait de la phrase souvent répétée déjà, mais redite encore : « Vous avez de grandes qualités, vous feriez un excellent comédien ! »
11 y a un entrainement auquel on ne résiste guère, surtout lorsque, d’avance, il y a ville rendue. Un beau jour, notre jeune homme s’en ouvrit à son père, et lui déclara son désir d’entrer au théâtre, c’est-à-dire de commencer par le commencement, et de passer par le Conservatoire. L’ingénieur du chemin de fer du Nord fit cette moue bourgeoise que fait tout père de famille menacé d’une résolution analogue; ce furent les observations nécessaires, les objurgations inévitables. Dame! la scène théâ
trale n’était pas celle qu’avait rêvée le père de famille, qui avait vu son fils avocat, avoué, magistrat ou notaire, mais comédien, jamais !
Il fallut donc se soumettre d’abord à la volonté paternelle et commencer les études de droit. Or, ça n’était décidément ni vers Justinien, l’indigeste, ni vers Portalis, le raisonneur, que l’instinct de notre jeune homme l’attirait; c’est avec Mo
lière et Alfred de Musset qu’il prépara sa licence ; aussi, au bout de son année de droit, était-il reçu... au Conservatoire.
Il y entra dans la classe de Got, — par parenthèse, Le Bargy, dont on a toujours voulu faire un élève de Delaunay, à cause de certains points de ressemblance avec ce comé
dien, auquel il a succédé, et dont il a repris l’emploi, a fait ses études théâtrales avec Got, — l’opposition paternelle n’abdiqua pas pour cela, mais elle commença à fléchir : « Je ne donnerai mon consentement — dit le père de famille — que si ta voca
tion étant vraiment sérieuse, tu es couronné dès ta première année, et si tu entres à la Comédie-Française. »
La vocation était arrivée, peu à peu. comme on vient de le voir, elle n’en était que plus sérieuse et plus enracinée. Toute
fois, le néophyte n’avait qu’une sensation vague de la voie qu’il avait à suivre, et de 1’ « emploi » vers lequel il devait se porter. Or, il faut bien le dire, au théâtre, Г « emploi », c’est une des conditions essentielles du succès. Combien sont restés en chemin pour s’être ignorés eux-mêmes, et n’avoir pas pris la vraie route, n’avoir pas porté leurs efforts sur Г « em
ploi » qui donnait le meilleur usage de leurs qualités ! Lorsque Le Bargy se trouva en présence de Got, le vieux comédien, très fin. très honnête homme, mais toujours un peu grognon, au premier aspect, lui dit brusquement :
« Vous avez un joli physique, vous avez l’air d’un jeune homme bien élevé, « rien de mufle », c’est déjà bon, mais avec ça, qu’est-ce que vous savez faire ?
— Voulez-vous que je vous dise quelque chose? — Parfaitement. — Quoi ?
— Ce que vous voudrez, ce que vous savez, ce qui vous va le mieux, choisissez vous-même... »
Après un peu d’hésitation, notre jeune homme, encore tout imbu de ce qu’il avait vu faire à Coquelin. s’attaqua, avec un bel accent picard, rapporté tout exprès d’Amiens, au monologue de Petit-Jean, dans les Plaideurs :


Ma foi ! sur l’avenir, bien fou qui se fîra : Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.




Un juge, l’an passé, me prit à son service ;




Il m’avait fait venir d’Amiens pour être suisse. . .


« Je crois que vous vous trompez, — fit Got en riant, — il me semble bien que vous n’êtes pas sur le vrai chemin. Ditesmoi donc autre chose. Ça n’est pas mal, mais ça ne rime pas avec votre air. »
M. LE BARGrY, de la comédie-française
Rôle de Perdican. — ON NE BADINE PAS AVEC L’AMOUR