juge atteint de crises amnésiques, conséquences d’un état cruel d’épilepsie. Ce juge, fort honnête homme, d’ailleurs, se trouve à être lui-même, sans s’en douter, l’auteur du crime dont il fait l’instruction. Ledrame est mouvementé, bien écrit, et les considérations physiologiques qui s’y enchâssent font corps avec l’ac
tion; elles n’ont pas l’allure déplaisante d’une conférence scien
tifique, et sont au contraire de passionnante curiosité. J’ajoute que le rôle du juge a été pour Antoine, comédien, l’occasion d’une remarquable création, alors qu’Antoine, directeur, avait combiné une mise en scène bien adéquate au drame, qu’elle encadrait à merveille. — L Aventure, qui faisait fin de spectacle, est une drôlerie comique de M. Max Maurey, qui a de l’esprit, et est coutumier du succès. Celle-là, très amusante, a été jouée fol
lement, comme il convient, car une des supériorités du théâtre dont nous nous occupons aujourd’hui, c’est que toutes les pièces qu’on y représente sont interprétées dans leur mouvement, avec l’entrain et l’originalité nécessaires.
La troisième pièce de ce spectacle, la Reprise, n’était qu’un lever de rideau psychologique.
Le spectacle suivant se composa d’une adaptation du théâtre étranger, car chez Antoine on est cosmopolite, pour la plus grande joie du public intelligent et lettré, et, de temps en temps, on a chez lui le régal d’une œuvre étrangère, prise un peu partout, parmi celles qui eurent la plus grande célébrité extérieure. Cette fois, c’est en Hollande qu’il est allé puiser, et la Bonne Espérance, de Herman Heyermans, est un drame vivant, violent, curieux tableau de mœurs d une forme presque nou
velle, saisissante, d’émotion continue, avec des scènes d’une vérité cruelle et sinistre, réalisme coloré de la vie moderne, avec la sobriété de la tragédie antique. En Hollande, et aussi en Allemagne, le succès a été très grand, et les représentations ont défilé par centaines; ici, ce fut plutôt spectacle d’élite. La pièce n’a pas passé indifférente, elle a étonné d’abord, parce que son
exécution n’est pas celle de notre théâtre coutumier; elle n’a pas déplu ensuite, parce qu’on y a trouvé de l’émotion.
Voici maintenant une comédie de philosophie familière et humoristique, les Tabliers blancs, tableau de la vie de province, qui se développe en trois actes. Cela m’a paru une plai
sante histoire que celle de la grève inattendue des domestiques, bonnes à tout faire, femmes de chambre, cuisinières. Cette aristophanerie bon enfant n’a pas été du goût de tout le monde. Les exigeants lui ont demandé plus qu’elle ne pouvait donner. J’avoue que, plus facile à contenter, je me suis déclaré satisfait.
Vient ensuite une soirée composée de-deux pièces d’un répertoire tout opposé. Le théâtre ne vit, et ne vit bien que de variété.
Et ici, assurément, nous sommes, comme que je le disais, dans la maison de l’éclectisme. La première des deux pièces est un drame découpé dans la célèbre nouvelle de Balzac, le Colonel Chabert. Quatre actes, ou plutôt quatre tableaux d’Epinal pitto
resques, reproduisant l’aventure, contée à vif, du misérable c jlonel laissé pourmort à Eylau, qui revient quand on ne l’attend pas, et tombe comme un aérolithe imprévu dans le nouveau ménage de sa pseudo-veuve; les roueries de l’aimable créature, dont le souci est d’éconduire, en douceur, le mari n° i pour vivre, en calme, sa vie de luxe et de plaisir, avec l’époux nü 2, enrichi des dépouilles du prédécesseur; l’écœurement du vieux brave, pris d’un haut-le-corps, qui s’enfuit, sans détourner la tête, et va mourir, quelques vingt ans plus tard, en épilogue, à l’hôpital de Bicêtre, où il est devenu le n° 164. — La pièce qui accompagne le drame, est un petit divertissement psycho
logique, marivaudage modem style, fin et délicat, mais un peu délayé, un succédané d Amoureuse, de Porto-Riche, plus court d’haleine, agréable quand même. Ces deux pièces sont signées, la première par M. Louis Forest, la seconde par M. André Picard.
A présent, voici une pure comédie de caractère, l indiscret, de M. Edmond Sée, trois actes soignés, œuvre fine,


sobre, bien déduite et solidement brodée, d’un dialogue de belle virtuosité. Cela rappelle un peu l Ami des Femmes,


d’Alexandre Dumas. On peut avoir moins bonne parenté. Puis deux petits tableaux historiques de Madame Séverine, Sainte- Hélène, mise en action du Mémorial, sorte de tableau-horloge où chacun paraît avec l’enluminure de son caractère légen
daire et convenu, Antoine ayant ciselé, lui-même, la figure d’un Napoléon bedonnant et bilieux, accablé du poids de « l’autrefois », énervé du lancinement des petites misères, impatient de la déchéance; c’est le grand homme vu de trop près, en pantoufles et en robe de chambre.
Le dernier spectacle de l’année, qui remonte au 7 mai, comprenait l Attaque nocturne, trois actes de MM. André de Lorde et Masson-Forestier, une farce originale, qui commence en cauchemar, et s’achève en plein burlesque. Nous en avons lon
guement parlé à son heure, et nous en avons dit le succès, pour n’avoir pas besoin d’y revenir à nouveau ; et aussi Monsieur Vernet, la première grande pièce de Jules Renard. Je dis « grande pièce», bien que celle-ci n’ait que deux actes, parce que c’est la première fois que le très ingénieux auteur dramatique a osé s’échapper de son cercle habituel, qui necomporie qu’un acte.
Dans l’œuvre nouvelle, on a retrouvé les qualités maitresses de l’écrivain, c’est-à-dire la délicatesse des sentiments, la philosophie un peu mélancolique mais sans amertume, la sincérité du dialogue sobre et ferme, le charme d’une bonhomie aiguisée et la vérité très simple dans le rendu des impressions : « C’est touchant à force d’être vrai !», ai-je entendu dire, et c’est, je crois, la sensation que fait éprouver ce genre de théâtre, si parfait et si soigné dans son exécution. La fable de M. Vernet n’est rien qu’un petit incident de vie bourgeoise, qui se pourrait résumer en dix lignes, et ces deux actes sont cependant très remplis, parce que les personnages sont étudiés avec beaucoup de conscience et dessinés de main d’ouvrier. Rien de plus simple et de plus vrai, que l’aventure de cet ancien commerçant enrichi qui, retiré des affaires, vit paisible avec sa femme, qu’il adore, et c’est une femme exquise, que cette Madame Vernet, si exquise même qu’elle excite la convoitise de Henri Gérard. Celui-là est un intellectuel désœuvré, un camarade de cercle que le bon Vernet, sans méfiance, a introduit dans son ménage. Donc, le danger est proche. Tout naturellement, le « poète »,
lâché dans le Paradis bourgeois,court aupommierpourdécrocher le fruit défendu, c’est rituel. Madame Vernet lui résiste, sans se fâcher,plusdouloureusement émue, qu’irritée. La déclaration du poète la touche; il y a en elle comme un éveil involontaire mais tôt réprimé. Elle le repousse doucement, avec des plaisanteries à fleur de peau, des sourires mouillés... On a sensation que si ça n’était pas une si honnête femme... De son côté, Vernet, qui a tout vu du coin de l’œil, en éveil par le souci de son trésor, fait comprendre à Henri qu’il faut qu’il s’éloigne, sa présence faisant nuage dans le ciel conjugal. Mais c’est avec un déchire
ment de cœur qu’il exile l’ami, car il y a une tendresse réelle sous cette étroite enveloppe de bourgeois. Je ne jurerais pas, d’ailleurs, que l’horizon du mari ne soit déjà moins bleu. Vernet, qui a vu une larme sous la paupière de sa femme au moment de la séparation, a conclu à voix basse, en se parlant à lui-même : « Il était temps qu’il partît! ! ! »
Il est délicat, le développement psychologique de cette petite action, sur laquelle nous sommes plus particulièrement attardé parce que ses « reproductions scéniques » fontl’ornement de cette chronique. Nous y retrouvons Antoine, de vérité vraie dans le personnage du bourgeois Vernet, tout en rondeur joviale, avec des retours de finesse émue; Signoret, très réel dans le faux poète, un peu pique-assiette, étourneau sans conscience; et Made
moiselle Cheirel, comédienne de grande perfection, diseuse excellente, qui possède l’art des nuances dans leur plus séduisante sincérité.
FÉLIX DUQUESNEL.