LA QUINZAINE THÉATRALE
La saison commence. Tous les théâtres ont rouvert leurs portes, sauf, bien entendu, ceux qui
font « peau neuve », et ceux-là retardent en
core, parce que les entrepreneurs ignorent cette qualité de l’exactitude que Charles X appelait ingénieusement la « Politesse des Rois ». Pas grand’chose, d’ailleurs, à dire de ces réouver
tures successives; elles se font, le plus souvent, avec des « reprises », disons mieux, des « continuations » : les représentations de la pièce en cours ont été interrompues par la fermeture, on les reprend dès qu’on rouvre, en attendant l’heure des « premières sérieuses », qui ne sonne guère qu’au courant d’octobre.
Passons donc la revue, pour dire que nous retrouvons, aux Nouveautés, Florette et Patapon, qui fait le champ pour la pièce nouvelle qui va passer sous quelques jours; au Châtelet, l’éter
nel Michel Strogoff, la ressource des jours de famine; à l’Ambigu, le mélodrame Roule-ta-Bosse, qui continue à tenir imper
turbablement l’affiche comme le Triplepatte, de l’Athénée; pendant qu’aux Variétés, c’est le Paradis de Mahomet qui a retrouvé son grand succès.
Gémier, qui a succédé à Antoine dans la direction du théâtre du boulevard de Strasbourg, a inauguré sa nouvelle direction avec la Vie publique, une excellente comédie de M. Émile Fabre qui, jadis, fut le plus grand succès du Théâtre de la Renaissance,
quand le même Gémier en dirigeait les destinées. La Vie publique a eu beau regain et c’est une reprise heureuse.
Comme nouveautés, je ne vois à signaler en cette quinzaine que le drame de Jean Chouan à la Gaîté, et la féerie anglaise de Cinderella, à la Porte-Saint-Martin.
Le Jean Chouan de la Gaîté est un drame bien fait, sur un sujet souvent exploité et un peu rebattu. La guerre de Vendée a déjà fourni le texte de bien des pièces. Celle-ci n’est pas la plus mauvaise, surtout grâce au rôle épisodique du petit tambour Barra, qui en est un des principaux attraits, interprété par Made
moiselle Mellot, charmante sous la figure de l’héroïque guerrier de seize ans.
A la Porte-Saint-Martin, Cinderella est une féerie d’importation anglaise. La pièce, ses décors et ses costumes ont traversé le détroit pour s’implanter chez nous. Je doute qu’ils y prennent racine. J’ai ouï conter que cette Cinderella avait fait la joie du peuple anglais pendant un millier de représentations. Je crois bien qu’ici il faudra en rabattre, car la féerie anglaise, même au point de vue décoratif, est très inférieure à la moindre féerie française. Le « clou »... il en fallait bien un, c’est le début sur la scène d’un théâtre du chanteur Mayol, un artiste de café-concert, fort réputé et avec raison, car il chante délicieusement la chan
son, il la détaille avec beaucoup d’art et d’ingéniosité, d’une voix claire, bien timbrée, et sa prononciation est tout à fait merveil
leuse, on ne perd pas un mot avec lui. Il a fait grand plaisir, surtout dans les commencements, après il me paraît qu’on en a plutôt abusé. Or, l’abus des meilleures choses est quand même un abus..., il faut se méfier des indigestions de pâté d’anguilles.
On nous annonce une pluie de pièces nouvelles pour la quinzaine prochaine: le Vaudeville, les Nouveautés, le Palais- Royal auront des affiches neuves, et, selon toute probabilité, Antoine ouvrira son Odéon rajeuni.
A propos d’Antoine, nous nous réjouissons de voir figurer dans son programme une certaine quantité de pièces en un acte;
il y en a aussi au programme de Gémier, et je vois que Porel semble décidé à suivre le bon exemple. Je désire que la conta
gion s’étende aux autres directeurs, et que la pièce en un acte reprenne la place qui lui appartient et que nous nous sommes toujours efforcé de lui faire rendre.
Au moment où commence la nouvelle année théâtrale, nous voulons donner un souvenir à un très galant homme qui, pen
dant plus de quarante ans, a appartenu au monde des théâtres. Je veux parler de Gabriel Morris, l’imprimeur et l’afficheur du pro
gramme quotidien des spectacles, qui vient d’être dépossédé du privilège de l’affichage, bien que, pendant plus d’un demi-siècle, de père en fils, il ait exercé son office à la satisfaction de tous.
C’est à son père qu’on doit l’installation des colonnes actuelles, qui se sont même appelées colonnes Morris, du nom de leur inventeur. Avant l’installation de ces colonnes, l’affichage des théâtres se faisait à plat, sur des pans de muraille, et comme l’emplacement se trouvait volontiers circonscrit, les affiches avaient un calibre réglementaire, dont il n’était pas permis de sortir, faute de place. On ignorait, en ce temps-là, les double et quadruple colombier qui, aujourd’hui, encombrent les colonnes, où ils annoncent le succès colossal de certaines pièces qui ne font pas le sou. En ib 68, Morris père offrit à la Ville de Paris de faire construire à ses frais i5o colonnes éclairées pour l’affichage des théâtres, à condition qu’on lui en concéderait le privi
lège. Ce traité exclusif fut concédé pour sept années, à raison d’une redevance de 20,000 francs, et renouvelé à M. Morris fils après la mort de son père, pour jusqu’en juillet dernier, à la redevance de 80,000 francs pour 225 colonnes. Aujourd’hui la redevance s’élève à 125,000 francs, et la concession nouvelle a été faite à M. Picard, qui l’exerce depuis trois mois. Très popu
laire et très aimé dans le monde des théâtres, M. Gabriel Morris emporte les sympathies de tous, car on ne saurait oublier la cor
dialité de ses relations, son obligeance sans limites et sa très grande amabilité.
Il y a un proverbe qui dit que « chaque jouramène sa tâche ». On pourrait, en appliquant ce proverbe modifié à notre « Lan
derneau », dire : « Chaque quinzaine amène son incident. » Nous vous avons parlé, la dernière fois, de l’incident Mirbeau, à propos du Foyer, la pièce de cet auteur, refusée à la Comédie. Or, à peine cet incident a-t-il reçu une définitive solution, grâce à l’intervention de Guitry, qui a offert l’hospitalitéde son théâtre à la pièce errante, que déjà surgit une querelle de musicien et d’auteur, avec le directeur de l’Opéra-Comique.
Il s’agit, cette fois, d’un drame lyrique de M. Henry Bataille, partition de M. Lazzari, reçu à l’Opéra-Comique, et que M. Carré se refuse aujourd’hui à mettre à son répertoire.
« Vous avez reçu la Lépreuse (c’est le titre de la pièce en litige), disent les auteurs éconduits; vous êtes engagé par votre réception et vous ne pouvez vous dérober...
— Pardon, réplique M. Albert Carré, ces sortes d’accidents sont réglés par le traité que j’ai signé avec la Société des auteurs,
dont vous faites partie. Le contrat est synallagmatique et nous oblige tous les deux, sans qu’il nous soit possible de nous en évader. L’obligation que j’ai prise est celle-ci, aux termes mêmes dudit contrat : ou je dois vous jouer, ou si je ne vous joue pas, j’ai à vous payer une indemnité fixée à forfait à la somme de six mille francs. Pour des raisons dont je n’ai pas à vous rendre compte, je renonce à vous jouer et je paie... c’est mon droit... Le vôtre, c’est de passer à la caisse! »
Les auteurs ne se tiennent pas pour battus.
« Six mille francs! disent-ils, ne compensent pas le préjudice qui nous est causé. Nous allons vous traîner devant les tribunaux, et nous demanderons cent mille francs de dommagesintérêts ! »
Je n’augure pas très bien de la prétention des auteurs. Je comprends leur ennui, mais je crois qu’ils se heurteront à une jurisprudence d’autant plus acquise que déjà, maintes fois, le cas s’est présenté, et qu’il n’y a jamais eu difficulté d’interprétation sérieuse. On a toujours tranché dans le sens de l’indemnité à forfait réciproque, fixée au traité que la commission des auteurs, représentant la totalité de la confrérie et traitant pour elle, a consenti à chaque directeur de théâtre. Que les tribunaux adoucissent — en s’arrogeant un droit d’interprétation qu’en
réalité ils n’ont pas — et qu’ils réduisent le chiffre d’un dédit odieusement considérable, à la grande rigueur cela se peut com
prendre, mais qu’ils augmentent l’indemnité pénale fixée dans un contrat synallagmatique, c’est sans exemple !
Si j’avais à parier, je parierais volontiers, du côté du directeur de l’Opéra-Comique. Les auteurs, d’une manière générale, trou
vent-ils l’indemnité de renonciation insuffisante ? Qu’ils en fixent
une plus élevée dans leurprochaine conclusion de traité, c’est tout ce qu’ils peuvent faire ; mais, en attendant, il faut bien que,bon gré, mal gré, ils se contentent de ce qui est stipulé : duralex...sed lex! !