Le lazareth de Jaffa. — Dessin de Blanchard; gravure de Best, Hotelin et Cie.
main donnée dans lin moment d’oubli. — Parmi les visites que nous reçûmes pendant notre captivité, je ne dois pas oublier celle de M. Hue, prêtre lazariste re
tournant en France après un séjour de quatorze ans en Chine et en Tartarie; P illustration a déjà fait connaître à ses lecteurs le livre intéressant que cet intrépide missionnaire a publié au retour de ses voyages. J’étais véritablement charmé de pouvoir m’entretenir avec son auteur; voya
geur intelligent et observateur, il est appelé à rectifier bien des erreurs et à donner une véritable idée de ces pays calomniés ou loués outre mesure, et si imparfaitement connus jusqu’à ce jour.
Le terme de notre quarantaine était le commencement de notre voyage à Jérusalem. Par les soins de M. Philibert, qui devait nous servir de cicerone, tous les préparatifs étaient faits, les chevaux retenus ; un devoir de civilité nous res
tait à remplir, celui de faire une visite au vice-consul de France à Jaffa. Une multitude de ruelles, toutes plus escar
pées les unes que les autres, nous conduisit au sommet de la
Mosquée de la montagne des Oliviers, — Dessin de Blanchard; gravure de Best, Hotelin et Cie.
ville, et c’est dans une maison entièrement arabe, dans une salle du rez-de-chaussée complètement meublée et installée à la turque, assis à l’orientale sur le divan qui régnait au
tour de l’appartement, que nous trouvâmes le représentant de la France, bon vieillard (le plus de quatre-vingts ans, à la longue moustache blanche, vêtu d’une longue robe de couleur claire, surmontée d’une veste courte en drap d’un brun sombre, chaussé de babouches rouges et coiffé du tar
bouch syrien, ayant auprès de lui son fils, qui nous servit de drogman dans un français assez intelligible pour ceux qui savent l’italien.
Ce n’est pas pour rien que j’insiste sur le costume de notre hôte. M. Damiani, consul de France, cumule, avec ses fonctions, celle de consul d’Autriche; sa maison, placée au
sommet de la ville, est surmontée des pavillons des deux nations; et, par une touchante analogie, lorsque ses fonc
tions consulaires l’obligent à revêtir les insignes de son grade sur le plus beau costume oriental qu’il peut se pro
curer, il arbore fièrement un chapeau à trois cornes orné des cocardes française et autrichienne, emblème de l’harmonie qui règne entre les deux na
tions. Par une précaution dont vous reconnaîtrez l’utilité, chacune de ces cocardes est placée sur un des côtés du chapeau, de sorte que lorsqu’il opère comme consul de France, c’est la co
carde française qui se présente à la vue; mais elle est tristement reléguée sur le derrière de sa tête lorsque le consul d’Autriche est obligé de paraître.
Il y a quelques années, par suite de mutations dans le per
sonnel consulaire, les intérêts de la France, à Jaffa, sur les réclamations du commerce fran
çais, avaient cessé d’être confiés au vénérable M. Damiani ; mais un des nombreux ministres des affaires étrangères qui se sont succédé avec tant de rapidité dans notre pays, voulut réparer cette prétendue injustice; pèle
rin d’Orient, poète et voyageur, amoureux, comme tout artiste, de la couleur locale, il a voulu que l’homme qui avait eu l’hon
neur de recevoir M. de Chateaubriant en qualité de consul de France, il y a cinquante ans en
viron, fût replacé dans l’emploi que son fils gère maintenant, à l’applaudissement de tous les Turcs qui ont affaire à lui.
Notre visite ayant été inopinée, je n’ai pas vu le chapeau bicolore destiné aux grandes oc
casions ; mais à peine fûmesnous assis sur le divan, que no
tre hôte frappa des mains, et un instant après, une esclave noire, portant des pipes, entra dans le salon en ôtant respec
le verre à la main et auprès d’une table servie d’une manière assez confortable ; vous trouverez cela bien éloigné de la simplicité des premiers âges du christianisme, ou même des difficultés qui attendaient le chantre d’Atala lors de son
pèlerinage en terre sainte, alors qu’il lui fallait dépenser une année de sa vie et cinquante mille francs — c’est lui qui le dit — pour accomplir son pieux voyage ; il n’en est plus ainsi maintenant : une somme comparativement insi
gnifiante, un mois de temps suffisent au chrétien fervent, au touriste curieux, pour acquérir le diplôme de pèlerin du saint sépulcre.
C’est du lazaret de Jaffa que je prends mon point de départ. Lazaret! quarantaine! mots jadis inconnus dans le Levant, et maintenant fléau des voyageurs; emprunt mal
heureux que la civilisation de l’Orient a fait à la nôtre, quand disparaîtrez-vous du vocabulaire du touriste? La Sy
rie mettant l’Egypte en suspicion sanitaire ! c’est vraiment à n’y pas croire; heureusement la difficulté peut être tournée, et les.souffrances inouïes que nous avons éprouvées, pauvres pestiieres de 1852, et dont mon dessin vous donne une idée, seront désormais épargnées aux voyageurs.
11 ne faut cependant pas exagérer notre malheur ; notre quarantaine à Jaffa a été un déli
cieux moment de repos, une excellente préparation à notre pè
lerinage ; non que nous nous y fussions préparés par la mortifi
cation, M. Philibert, ancien viceconsul de France et négociant justement estimé en Syrie, y avait mis bon ordre; notre sé
questration n’était d’ailleurs pas
bien sévère; chaque jour, et autant de fois que nous le dési
rions, les portes de notre prison s’ouvraient devant nous ; , un garde de santé, le brave Ahmet, porteur pour toute arme défensive et offensive d’un simple bâ
ton, plutôt notre guide que notre gardien, nous menait tantôt sur le bord de la plage, tantôt au milieu des champs environnants; sa présence avertissait les pas
sants de fuir notre approche ; et puis, rentrés au lazaret, nous recevions des visites sans qu’il fût question le moins du monde de parloir ; le bâton d’Ahmet,
interposé entre les visiteurs et nous, semblait une barrière suffisante, d’autant plus que la qua
rantaine, étant dans ces pays une mesure purement fiscale, un moyen de rançonner le voya
geur d’une manière légale, on savait parfaitement que ce ne serait qu’au moyen d’un bakchiche proportionné à l’impor
tance du délit, que les contreve
nants pourraient se soustraire aux suites d’une poignée de