yeux d Isidore interrogeaient un vieux fusil suspendu par un clou au manteau de la cheminée.
Une pensée traversa son cerveau. — Mais il s’assit, cacha sa tète dans ses mains, et attendit que la mère Jean fût sortie.
Aussitôt la porte fermée sur elle, il se leva et décrocha le fusil.
— J’y avais déjà songé, dit la veuve ; mais c’est à peu près le seul souvenir rpii me reste de ton père, et je reculais toujours devant ce dernier sacrifice. Ou en tirera si peu de chose ! Mais tu as raison ; vends-lo. La nécessité n’attend pas.
Isidore ne répondit rien. Il regarda parla fenêtre... la nuit était venue — une nuit claire, illuminée à la fois par les étoiles et par la neige. Il fouilla un tiroir, mit dans sa poche différents objets, prit le fusil, et sortit.
•— Couchez-vous, ma mère, dit-il en fermant la porte. Il est déjà tard, d’ici à Fontainebleau il y a loin, et vous ne pouvez pas m’attendre.
Isidore ne rentra pas de la nuit : mais le lendemain, à dix heures du matin, le fusil était à sa place de la veille, et sur un feu de menu bois, la marmite bouillait joyeusement.
Il s’était mis à l’affût, avait tué un cerf, l’avait conduit à Nemours sur un àne chargé de paille, et l’avait vendu quarante francs.


Voilà comment Isidore était devenu braconnier.


Il n’y a que le premier pas qui coûte, dit le proverbe. Agile, fort, adroit, Isidore prit goût à ses excursions noc
turnes, et, perfectionnant bientôt par une pratique constante ce que-déjà la nature avait fait pour lui, il en arriva petit à petit à une sûreté de coup d’œil et à une habileté redouta
bles. Comme c’était un garçon rangé, laborieux, aimant sa mère, et n’entrant jamais dans un cabaret, les gardes fu
ient du temps à le soupçonner, — d’autant qu’il travaillait l’été et ne braconnait que l’hiver. Mais à la fin, tout se dé
couvre. Les gardes, furieux d’avoir été pris pour dupes, le guettèrent avec acharnement; et comme Isidore, déjà rusé, dépistait toutes leurs embûches, la gendarmerie de Bourroti se mit de la partie. Rien n’y fit. Le gibier continuait à disparaître, et le braconnier à demeurer invisible. On en
tendait les coups de fusil, on retrouvait le gîte des affûts, on reconnaissait, tiède encore, le sang des bêtes sacrifiées, — mais c’était tout. De la part des gardes et des gendar
mes, ce fut une irritation exaspérée. On alla jusqu’à pyendre des empreintes de pas et à ramasser des bourres de fusil pour en faire des éléments de culpabilité : mais un procès-verbal se fabrique sur des preuves, et non pas sur des présomptions, — et c’étaient les preuves qui manquaient.
Depuis trois hivers déjà Isidore dimait impunément les réserves du roi, et pour la troisième fois, le printemps re
venu, il allait accrocher son fusil minutieusement nettoyé et passé à l’huile, contre le manteau de la cheminée.
Ce qu’on appelle à Bourron ta Gendarmerie, consiste en un petit bâtiment égayé de treilles sur toutes les façades,
qui en outre des communs, — écurie, sellerie, grenier à fourrage, — comprend trois logements modestes : il n’y a que trois gendarmes à Bourron. Le logement du brigadier,
comme de raison, est le meilleur : deux jolies chambres à l’étage, et au rez-de-chaussée, avec la cuisine, une sorte de parloir qui pouvait servir de salle à manger. C’est dans cette pièce que se tenait habituellement Onésille, la fille du brigadier Roussel, et qu’elle passait, occupée à de petits tra
vaux de femme, tout le temps qui n’était pas consacré à la tenue du ménage.
Située à l’extrémité du village, un jardin assez vaste sépare la Gendarmerie des premières maisons, et elle tou
che presque à la forêt, où l’on arrive de ce côté par un chemin creux qui fuit entre deux grandes haies, touffues comme des toisons et plus hautes que des murs.
Onésille avait dix-sept ans. C’était une jolie fille, — la plus jolie fille du pays, disaient quelques-uns, à cause de l avantage que lui donnait sur les villageoises brunies par le hàle, un teint d’une transparence rosée et d’une fraîcheur que nous comparerons à ce glacis velouté qui fleurit les prunes mûrissantes. Souvent seule, tout en faisant courir son aiguille, Onésille aimait à rêver, et rêvait. La Fontaine en a dit le pourquoi. Elle lâchait volontiers la bride à sa jeune imagination, et laissait sa pensée vagabonder à loisir sur le premier sujet venu. Or, à force d’entendre son père parler d’Isidore qu’il exécrait, la jeune fille y songea sans le vou
loir, et, ne l’ayant jamais vu, en vint à désirer passionné
ment le connaître. Pure curiosité d’ailleurs. A ses yeux, comme aux yeux des gendarmes, c’était’ un mauvais sujet fieffé, venu au monde tout exprès pour donner du fil à re
tordre aux agents de l’ordre public, et qui, tôt ou tard, infailliblement, ferait le chemin de li Maisonnette à la pri
son de Fontainebleau, les menottes aux poings et une bonne corde autour des reins.
S’appuyant sur ces données, Onésille se fit d’Isidore un portrait abominable : ce devait être un homme terrible, à l’œil féroce, aux instincts grossiers, couvert de haillons en lambeaux, et toujours armé de son intraitable fusil ; — un décalque vivant de ces Cartouches d’almanach qu’on ne peut regarder sans terreur, et dont on effraye les petits enfants.
_ Une après-dînée qu’Onésilie, juchée sur un âne comme c’est la coutume du pays, revenait du marché de Nemours
en compagnie d’une femme de Bourron, cette femme, regardant la route, s’écria :
— Tiens! Sans-Pareil.......le chien d’Isidore. Son maître ne doit pas être loin. Justement, le voilà qui vient.......— Ohé ! Isidore !
— Isidore!... le braconnier? demanda Onésille. — Vous ne le connaissez pas? — Je ne l’ai jamais vu.
— Est-ce drôle! On en parle assez cependant. Votre père le connaît bien, lui. Mais ce n’est pas l’embarras, vous ne sortez guère, et ce n’est pas à la Gendarmerie que demeurent les amis de gaillard-là. — Eh bien , Isidore , demanda la femme eq saluant le jeune homme qui s’était approché, vous êtes donc allé vendre quelque gibier à Nemours ce matin?... Jé ne vous ai pas rencontré sur la foire. Ah! vous la saccagez joliment, cette pauvre forêt.
— Bonjour, la Brigitte.......Bonjour, mademoiselle, ajouta poliment le jeune homme en se découvrant.
Onésille, qui n’osait ie regarder en face, mais qui le détaillait en dessous, ne revenait pas de son étonnement. Voilà donc le monstre qui mettait son père dans de si ora
geuses fureurs! Est-ce bien possible?— Il avait le regard doux, le visage avenant, un vêtement correct, et son lan
gage, simple et poli, était à cent lieues des grossièretés plates sur lesquelles roulent assez ordinairement les con
versations de village.—La surprise d’Onésillc était telle,
que malgré les provocations causeuses de la Brigitte, elle ne desserra pas les dents. Elle écoutait, elle regardait, elle tombait de son haut. -—Jsidore le braconnier!... Est-ce possible? se répétait-elle toujours et toujours.
A la descente de Grès, l’âne de la Brigitte eût peur, et prit un galop périlleux pour la pauvre femme, qui s’attacha aux paniers des deux mains en criant à perte d’haleine, ce qui excitait l’âne d’autant plus. Onésille, effrayée, n’aurait pu retenir sa bête que l’exemple entraînait, mais le solide poignet d’fsidore vint réfréner cette ardeur trop vive, et l’àne reprit docilement son allure pacifique.
— Je vous remercie, monsieur, dit Onésille, rose d’é­ motion......Mais, ajouta-t-elle bientôt, n’allez-vous pas au secours de la Brigitte?
L’Isidureréel avait beau être différent de l’Isidore qu’elle s’était lorgé, elle se sentait mal à l’aise et toute décontenancée en face de ce tête-à-tête imprévu.
— D’abord, répondit le jeune homme, je ne courrais jamais assez vite; ensuite, ajouta-t-il presque timidement, moi parti, s’il allait vous en arriver autant qu’à la Brigitte? L)u reste, elle s’y esl prise de la bonne façon, et elle gagnera un quart d’heure d’avance, — voilà tout.


La conversation tomba.


— Vous êtes la fille du brigadier Roussel, reprit Isidore au bout d’un temps, et vous demeurez à la Gendarmerie...
C’esl la Brigitte qui me l’a dit. Je m’explique maintenant pourquoi vous m’etiez inconnue.
-— Moi non plus, monsieur, je ne vous connaissais pas... de vue du moins.
— Je comprends. Votre père parle souvent de moi... et il doil joliment m’arranger.
— Mon père fait son devoir, monsieur, dit sévèrement la jeune fdle, en condamnant vos maraudes et en essayant d’y inettre ordre. -— Aussi, ajouta-t-elle plus doucement, pourquoi vous obstiner à ce dangereux métier? Il vous arrivera mal.......Je m’en effraye pour vous, maintenant que je vous connais.
—Merci, mademoiselle, répondit Isidore d’un ton reconnaissant. Ilélas! on ne gagne guère à travailler aux champs, el quand on a une mère à nourrir et de longs hivers à chômer.......
Il raconta comment il avait tué son premier cerf, ce cerf qui les avait empêchés, lui et sa mère, de mourir de faim peut-être.
Onésille, attendrie, ne put se retenir de tendre la main à Isidore. Une larme qui mouillait sa joue témoignait de la part qu’elle avait prise à la détresse de la pauvre veuve, et en même temps un demi-sourire, qui relevait le coin de seq jolies lèvres, prouvait la joie que lui avait causée le succès de cette première tentative. Oubliant que le braconnage fût un délit, — connue disait le brigadier son père,
— elle ne voyait plus que le braconnier, et en elle-même, le trouvait héroïque d’oser braver de sang-froid, — lui qui paraissait si timide, — les colères à pied et à cheval des forestiers et des gendarmes.
Ils étaient charmants ainsi, ces deux jeunes gens descendant les pentes du Loing du côté de Bourron ; Onésille, le visage animé par la narration d’Isidore, et le buste gra
cieusement balancé par les oscillations que lui imprimait sa monture; Jsidore, tenant la bride, se retournant de temps en temps vers la jeune fille, quand son récit devenait plus pressant, — et tous deux baissant les yeux à la fois, quand leur regard s’était rencontré.


On atteignit ainsi les premières maisons du village.


—Nous voilà arrivés, dit Isidore. —Mademoiselle, ajoutat-il d’une voix émue,—depuis deux ans que vous ôtes dans le pays, je suis resté deux ans sans vous connaître; maintenant que je vous connais.......ne vous reverrai-je plus?
Onésille ne répondit pas.
— Mademoiselle, poursuivit Isidore en hésitant à chaque mot, d’un autre que moi, la déclaration que je vais vôtis faire serait imprudente sans doute... Mais qui sait quand une nouvelle occasion se présenterai... Qr, je vous aime...
et je vous le dis.... ne sachant si je pourrais vous le dire plus tard.
Onésille, rouge comme une cerise à ce premier aveu qu’elle enlendît, — à peine si elle atteignait dix-sept ans,
— se trouvait dans l’impossibilité absolue de répondre, quand bien même elle l’aurait voulu. Que répondre, d’ailleurs? Brusquement entraînée à une vive sympathie pour
ce jeune homme si beau, si doux, quand elle s’éiait attendue à trouver en lui un abominable vaurien ; trop jeune
pour savoir résister à celle espèce d enthousiasme qui vient du cœur et qui nous séduit par ses côtés généreux; crai
gnant aussi de voir interpréter par du mépris ce silence qu’elle gardait malgré elle; — elle lendit à Isidore un ra
meau de buis bénit qu’elle tenait à la main (on était dans la semaine de Pâques), et plus rougissante encore, si c’est possible, elle fouetta son àne et s’éloigna.
Isidore était resté à la même, place, suivant la jeune fdle. dos yeux tant qu’il put la voir, et tout étonné, quand il re
vint à lui, de ce rameau de buis demeuré entre ses mains comme un gage. -— If avait cru rêver,
— Ellç m’aime ! s’écria-t-il en levant ses bras vers le ciel dans un gesle de bonheur infini, — et il se mit à courir du côté des Trembleaux, impatient de cacher aux yeux de tous et de savourer à son aise cette félicité immense et inattendue. Armand Barthet.
La suite au prochain numéro.


Mœurs et croyances populaires


de France.
PÈLERINAGE AUX SAINTES-MARIES.
Nîmes.
Deux disciples ferventes du Christ, les saintes femmes cpii assistèrent à son supplice, les mères des apôtres Jac
ques et Jean, Marie Salomé et Marie Jacobé, persécutées par les Juifs, furent jetées sur la mer, sans provisions, dans une frêle barque, dépourvue de rames et de voiles; mais, protégées de Dieu, elles arrivèrent, suivant une ancienne tradition, à la pointe du delta du Rhône appelée la Camargue. La première pensée de ces saintes femmes fut d’éta
blir un oratoire dans ces lieux presque sauvages, qu’elles habitèrent pendant le reste de leur vie. Secondées par Trophime d’Arles, elles y prêchèrent le christianisme. Césaire,
évêque de cette grande ville gauloise au sixième siècle, fait mention, dans son testament, d’une église qui existait déjà au lieu même où les saintes Maries avaient construit leur oratoire, et où elles avaient été enterrées.
Plus tard, un nommé Gervais de Tilisberg, maréchal du royaume d’Arles vers 1210, et auteur d’un traité de la division du monde, dit qu’on voit en Camargue, près du ri


vage de la mer, la première de toutes les églises qui ont été


bâties en deçà de la Méditerranée, et que celle église fut érigée en l’honneur de la sainte Vierge par les disciples chassés de la Judée. Un ancien évêque de Mende fait aussi mention de l’autel élevé aux mêmes lieux par Marie Madeleine, Marie Jacobé et Marie Salomé.
On dit, d’un autre côté, qu’un prince dont le nom n’est pas désigné, sachant que les corps des saintes Maries repo
saient en cet endroit, y fit bâtir une église en forme de eitadelle, pour la mettre à couvert de l’invasion des pirates. Il lit bâtir également à l’entour de l’église des maisons ei des remparts pour mettre les habitants du pays en sûreté. Les constructions que l’un voit encore aujourd hui répondent parfaitement à celle dernière tradition.
En IMS, après avoir entendu un sermon sur le bonheur qu’avait la Provence de posséder les dépouilles des saintes Maries, le roi René alla visiter l’église bâtie en leur hon
neur, fit faire des fouilles pour trouver les saints ossements, et le succès de son entreprise fut constaté par l’odeur mer
veilleuse qui s’exhala au moment 0(1 chaque corps fut mis. à découvert. Il est inutile de. dire tous les honneurs qu’on rendit à ces reliques, et tout le soin qu’on en prit.
Il était bien naturel qu’on vit s’opérer des miracles dans un lieu aussi favorisé du Dieu des chrétiens ; aussi l’histoire et d’innombrables ex voto en attestent d’étonnants.
C’est pour obtenir des guérisons miraculeuses qu’à diverses époques de l’année, on voit encore de nos jours accourir une grande quantité de pauvres malades incurables.
On peut penser qu il est plus raisonnable de demander la guérison d’une maladie aux produits de la chimie, on
peut prétendre, que Dieu se montre plus grand dans le spectacle de la nature qu’entre les quatre murs d’une église badigeonnée ; mais, lorsque la sciënçe impuissante n’a plus de consolation à donner, il est touchant de voir la religion laisser une espérance aux malheureux, et un ex voto peint sur la muraille confirme plus cette espérance qu’un regard philosophique jeté sur la terre parée, ou plongé dans l’espace infini où roulent les mondes.
Nous sommes donc d’avis que le tableau des vieilles croyances populaires peut édifier tout le monde; et puis, lorsque la beauté naturelle du sol disparaît, chaque jour, sous les envahissements de l’industrie, lorsque les antiques traditions et les usages de nos pères s’éteignent rapide
ment, l’aspect d’un lieu désert, où de saintes pratiques se perpétuent, doit offrir un intérêt peu commun à l’observa
tion. C’est dans cette persuasion que nous allons esquisser quelques scènes prises sur la nature lors de la dernière fête des Saintes-Mariés. Si nous avions un cadre plus étendu, nous parlerions volontiers des poinls de départ les plus ordi
naires des pèlerins : de Nîmes, d’Avignon, de Beaucaire, de Tarnscon, d’Arles, de Saint-Gilles, d’Aigues-Mortes surtout, où §e rendaient jadis le roi saint Louis et ses che
valiers pour un bien autre pèlerinage, pour les croisades, et dont les remparts, restés debout dans la plus entière conservation, nous font admirer la perfection de l’architecture militaire au treizième siècle, non moins que les ca


thédrales de Cologne et de Strasbourg nous en font admirer l’architecture religieuse.


Quels pays! quels souvenirs historiques ! quel monuments! quel climat ! Mais plaçons-nous seulement au point où se réunissent presque nécessairement tous les voyageurs partis de ces différentes villes, à l’endroit où le canal d’Aigues- Mortes dit du Ilourgidon s’unit au bras occidental du Rhône, sous l’ancienne protection d’un petit fort bâti par Vauban