pour proléger le commerce, c’est-à- dire à Sylveréal. Le fleuve, si fougueux à Valence, à Avignon, à Beaucaire, est devenu ici calme comme un étang; il réfléchit, comme une glace, la riche végétation de peupliers blancs, de tama
ris, de pins d’Italie, qui horde sa rive gauche d’une manière non interrom
pue, tandis qu’à sa rive droite s’étendent des marais immenses, que peu
plent seulement de grands troupeaux de taureaux noirs sauvages et de che
vaux blancs dits de Camargue, et plus effrayants, il faut le dire, que méchants. En descendant tranquillement le lthône, nous pourrions observer les traces nom
breuses d’un célèbre animal rongeur; certains trous artistement bouchés par des branches d’arbres, la coupure de ces branches et les traces d’une large patte, trahissent l’habitation des castors ; les goélands, les courlis, les flamants aux ailes de feu, les canards sau
vages, traversent souvent le ciel de cette contrée, dont l’ensemble fait pen
ser aux plages d’Egypte.ou de Sénégambie. A l’embouchure même du fleuve, on remarque sur les sables de la rive droite, tout près d’une caserne de doua
niers, des tentes du plus pittoresque aspect, dans lesquelles les pêcheurs passent la nuit. Après s’être avancé d’une vingtaine de kilomètres, le ter


rain de droite n’est plus qu’une ligne


directe, qui vient se perdre en face dansFort de Silveréal. — Dessin de J. B. Laurens ; gravure de Best, Hotelin et Cie.
la mer, et à gauche, au-dessus de quelques dunes, s’élève, dans une légère brume, l’église des Saintes-Maries.
Après avoir mis pied à terre, on est sous les murs dans vingt minutes. On admire cette espèce de forteresse, de couleur rousse, dominant un tas de petites maisons à un seul étage, réguliè
rement blanchies à la chaux et circonscrites par des restes de remparts, auxquels s’attachent des touffes de tama
ris et de salicorne frutescente. Au pied de ces remparts, sur les chemins, sur les aires, au coin des rues, s’établit avec ses charretiers, ses ânes, ses che
vaux et ses ustensiles de ménage, une population nomade, qui, faute d’hôtel,
habile au bord des chemins et couche sous la lente de la charrette. Les repas,
le coucher, le lever, la toilette de tous ces pèlerins, dont le nombre comprend de noirs gitanos ou zingari (les zingari surtout, ces vrais bohémiens, tombés on ne sait d’où et qu’on voit partout, se montrent ici avec le type et les hail
lons les plus authentiques), et de fraîches Artésiennes, au costume si bril
lant, tout cela forme un spectacle rare et piquant. Les ermites mendiants, les marchands d’images et de médailles, des colporteurs de bonbons et d’oran
ges, la loterie des bijoux, l’étalage des petits cierges, encombrent les rues, dans lesquelles l’ordre est maintenu par une brigade de gendarmerie.
Campement des pèlerins. — Dessin de J. B. Laurens; gravure de Best, Hotelin et Cie.
Grâce au dessin que nous présentons ici, nous pouvons nous dispenser de caractériser la forme extérieure de l’é­
glise des Saintes-Maries. La fenêtre seule de la sacristie, placée à l’extré
mité du chœur, est ornée de colonnettes et de chapiteaux dans le style roman byzantin régnant du neuvième au dou
zième siècle. La porte principale est moderne, et les autres n’ont aucune ornementation architecturale. L’intérieur de la nef en est également dé
pourvu. Le chœur seul présente cette particularité d’être formé de trois éta
ges : une crypte, qui est désignée comme étant la place même de l’antique oratoire des saintes, un sanctuaire exhaussé plus qu’à l’ordinaire, et une chapelle supérieure, où sont exposées les châsses des reliques.
La veille de la fête, le 2/i mai au soir, l’église est pleine, leschaises sont louées pour trois jours. On y voit des coussins, sur lesquels on dormira pendant la nuit; ceux qui n’ont pu avoir des chaises gisent à terre avec quelque pauvre en
fant estropié sur les genoux. On chante des cantiques, on dit les vêpres, qui sont suivies d’un sermon, et, après cela, on entonne un responsoire, dont voici les paroles, et dont la mélodie rappelle beaucoup les chants traditionnels de l’église grecque :
Benedicta villa maris quam thesauris tam præclaris rex dotavit glo
Les malades déposés sur la châsse contenant les reliques.—Dessin de M. J. B. Laurens; gravure de Best, Hotelin et Cie.
riæ. In te portas salutaris, sal virlutis atque maris, aquxductus gratis.
Sola digna gloriaris, quod sororis amplexaris Virginis eximiæ, etc.
Cependant d’innombrables cierges, tenus par les assistants, s’allument, et le cabestan, dont la chaîne retenait la châsse de reliques, se déroulant, cette châsse descend lentement de la cha
pelle supérieure dans le chœur. C’est le moment favorable aux miracles ; aussi un concours immense de supplications s’élève de tous côtés : Saintes Maries, guérissez, mon en fant ! Tel est le cri pénétrant qui vient arracher des larmes au cœur le plus froid. Tout le monde attend, en chantant des cantiques, le moment où il pourra faire asseoir éur la châsse un pauvre aveugle ou un épi
leptique, et, quand il y est parvenu,
tout le monde se croit exaucé. On puise aussi de l’eau à un puits, eau salée, diton, tonte l’année, douce lors de la fête, et dont on espèredes effets merveilleux. Enfin, on prie dans l’église avec ferveur pendant toute la nuit. Si la désillusion arrive, l’espérance reste pour une au
tre année. On cherche d’ailleurs des distractions le lendemain et le surlen
demain encore, dans des courses de chevaux ou de taureaux, dans des danses ou dans des repas. Ainsi la vie hu
maine se partage et se manifeste là, comme partout ailleurs, entre la peine et le plaisir. J.-B. Laurens.