des déjà faites sur les pays musulmans. Cependant le voile tend chaque jour davantage à se soulever ; les réformes politiques réagissent avec force sur les mœurs. Pour beau
coup de Turcs, pour ceux surtout qui travaillent avec tant d’ardeur à la régénération de leur pays, la polygamie n’est qu’une faculté dont ils ne veulent pas user. L’homme d’Etat éminent Reschid-Pacha, le savant Fuad-Effendi, Aali— Pacha, Ibrahim-Pacha et mille autres que je pourrais vous citer n’ont qu’une seule épouse, qu’ils entourent des mêmes attentions que nous autres Occidentaux. La réclusion des femmes n’est plus qu’un vain mot. On les voit circuler dans les rues de Stamboul et même des quartiers francs avec au
tant de liberté que nos Françaises dans les rues de Paris, à pied, en voiture, en caïque (bateau), seules ou accompa
gnées d’une esclave noire, parcourant les bazars, achetant, discutant les prix avec autant de ténacité que nos ménagè
res ; faisant déployer cinquante pièces d’étoffes pour en acheter quelques pics (mesure du pays) ; faisant arrêter leur voiture devant le magasin du bijoutier en vogue, du marchand de riches tissus; s informant si les dernières carava
nes de Perse ou des Indes n’ont pas apporté quelques-unes de ces étoffes merveilleuses dont l’Orient seul a le secret, et cela tout en promenant leurs regards sur la foule et dardant leurs prunelles étincelantes et rapides comme l’électri
cité sur le promeneur oisif qui ale bon goût de ne pas accorder une attention exclusive aux richesses que renferme le bazar.
Car, il faut le dire, le voile, si rigoureusement porté en Egypte, si opaque en Syrie, déjà un peu plus transparent dans l’Asie Mineure, n’est plus à Constantinople, je ne dirai pas qu’une affaire de forme, un simulacre, mais une des plus grandes ressources de la coquetterie. Quelques matronnes seules, par attachement aux anciens usages, j’aime à le croire, ne. se laissent pas aller aux entraînements de la mode; mais les dames turques de la nouvelle école, — les plus ferventes sont, vous n’en doutez pas, les plus jeunes et les plus belles — ont parfaitement compris tout l’avantage
qui pourrait résulter pour elles d’un tissu blanc le plus fin et le plus transparent possible, couvrant, sans le cacher, le bas d’une figure généralement du galbe le plus pur et de la fraîcheur la plus éclatante. Quant aux yeux, véritables escarboucles, couronnés de sourcils qui doivent, pour être vrai, à l’art une forme irréprochable, rien ne les dé
robe à la vue. Généralement d’une taille svelte et élégante, elles recouvrent, pour sortir dans la rue, leurs riches costu
mes d’un férèdjé, espèce de mante à grand collet et à larges manches, de couleurs tendres et variées, dans lequel elles s’enveloppent comme nous pourrions le faire dans une robe
de chambre; des petites bottes légères de maroquin jaune, destinées à marcher sur les tapis, par dessus lesquelles elles chaussent des pantoufles de même couleur, où n’entre que le bout du pied : voilà leur vêtement pour circuler dans les rues et faire leurs visites; vêtement peu com
mode pour aller à pied, mais plein de grâces lorsqu’il pose sur les riches étoffes dont l’intérieur des voitures est drapé, et vous me féliciterez de la bonne fortune que j’ai eue, vendredi dernier, de rencontrer, auprès de la mosquée de Top-IIana, une partie du harem de Sa Hautesse, qui se rendait en partie de plaisir aux eaux douces d’Europe. Ces dames, au nombre de vingt-quatre, occupaient six char
mantes berlines entièrement à glaces, que la chaleur avait obligé de baisser. Toutes gracieuses, d’une éclatante beauté,
enveloppées de férèdjés des plus belles étoffes d’Alep ou de Damas, couvertes, selon l’usage, de leur voile arachnéen,
et fusillant les passants du feu de leurs regards, cette troupe brillante et animée s’avançait lentement à travers les rues étroites et populeuses du bas de Galata. Un assez grand nombre d’eunuques noirs, montés sur des chevaux riche
ment caparaçonnés, quelques caivas du sultan, leur servaient seuls d’escorte, semblaient plutôt une garde d’hon
neur que de fâcheux surveillants, et s’occupaient beaucoup plus d’eux-mêmes et de l’effet qu’ils produisaient que du char
Le sultan Abd’-ul Medjid, se rendant à la Porte, le 23 juin 1852. — Dessin de P. Bianchard; gravure de Best, Hotelin et Cie.
mant troupeau confié à leur vigilance. Décidément les eunuques s’en vont, et il y a loin de cette facilité de mœurs à l’époque où l’on publiait dans la ville que, les dames du harem impérial devant passer par telle et telle rue, à une heure désignée, chaque marchand eût à fermer sa bou
tique, la circulation était complètement interdite pendant lout le temps de la promenade, sous peine .de....... Le bâton
des eunuques, et quelquefois le sabre ou le yatagan, avaient
Nous sommes maintenant ici en plein Ramazan. Carême pendant le jour, carnaval durant la nuit, c’est le moment de l’abstinence et des excès. A l’exception de Fera et de Galata, presque exclusivement habitées par les Francs, la ville semble endormie pendant la première partie du jour.
Il faut bien prendre du repos pour reprendre des forces après les fatigues de la nuit. Ce n’est que vers midi que
l’activité commence à renaître ; les bazars fermés ou bezestcins qui, pendant toule l’année, ne sont livrés à la circula
tion que jusqu’au milieu de la journée, ouvrent seulement alors leurs portes. La foule afflue dans les rues ; mais les Turcs sont languissants : le jeûne absolu de toutes choses, même de la fumée de tabac, qu’ils s’imposent et accomplis
sent avec le plus grand scrupule et la plus grande rigueur, les rend tristes et irascibles. Des tentations bien vives sont offertes à leurs yeux tout le jour. Les boulangers, dans cette époque de renversement total des habitudes, se livrent à leurs travaux, ordinairement nocturnes, et, par la dispo
sition de leurs boutiques, c’est à la face de tous qu’ils exercent leur industrie. On les voit pétrir, enfourner de char
mants pains en couronne, de la couleur de nos brioches, et qui en ont l’odeur appélissante. De toutes parts, les boutiques de comestibles étalent aux yeux les mets les plus re
cherchés des musulmans, car, par une singulière anomalie, ce sont les nuits de ce temps de pénitence que les Turcs ont choisi pour leurs festins et se traiter entre eux. Aussi, vienne le coup de canon qui annonce aux fidèles que le so
leil vient de disparaître derrière l’horizon, et la scène change comme par enchantement. A Rabattement succède l’allé
gresse la plus vive : en un clin d’œil toutes les pipes sont allumées, et ce n’est qu’aprës avoir satisfait à ce premier besoin qu’ils songent à prendre quelque chose de plus res
taurant. Partout on ne voit que gens mangeant avec une avidité bien justifiée par un jeûne de seize heures. En un moment, les cafés se remplissent; les maisons s’éclairent « giorno; la musique se fait entendre de tous côtés, et
quelle musique ! Au moment où je vous écris, un maudit orgue de Barbarie, venu du département du Cantal ou de Savoie, établi sous ma fenêtre, m’assourdit avec l’air de Drinn’ Drinn, qu’il joue depuis plus d’une demi-heure, au grand contentement de quelques Turcs, mes voisins, qui ne se lassent pas d’écouter ses notes mélodieuses. Les imprésarios d’ombres chinoises, le grand divertis
sement populaire du pays, dressent de toutes parts leurs modestes théâtres ; mais cette année verra probablement baisser leurs recettes : Kara-Gueusse vient d’être interdit de par l’autorité supérieure ! Et ce, qu’on pourra offrir en remplacement semblera bien fade en comparaison des scè
nes grotesques, pour ne pas dire plus, représentées jusqu’à ce jour par le Polichinelle musulman.
Peu à peu le crépuscule a fait place à la nuit; la lune règne au ciel sans partage, baignant de sa douce lumière l immense agglomération de mosquées, de palais, de tours, de maisons, de cyprès, que l’on nomme Constantinople, celte ville assise sur deux continents, et dont les faubourgs s’étendent sur les deux rives du Bosphore, présentant un développement de plus de cinq lieues de palais ou de ravissants cottages perdus au milieu de touffes d’arbres plu
coup de Turcs, pour ceux surtout qui travaillent avec tant d’ardeur à la régénération de leur pays, la polygamie n’est qu’une faculté dont ils ne veulent pas user. L’homme d’Etat éminent Reschid-Pacha, le savant Fuad-Effendi, Aali— Pacha, Ibrahim-Pacha et mille autres que je pourrais vous citer n’ont qu’une seule épouse, qu’ils entourent des mêmes attentions que nous autres Occidentaux. La réclusion des femmes n’est plus qu’un vain mot. On les voit circuler dans les rues de Stamboul et même des quartiers francs avec au
tant de liberté que nos Françaises dans les rues de Paris, à pied, en voiture, en caïque (bateau), seules ou accompa
gnées d’une esclave noire, parcourant les bazars, achetant, discutant les prix avec autant de ténacité que nos ménagè
res ; faisant déployer cinquante pièces d’étoffes pour en acheter quelques pics (mesure du pays) ; faisant arrêter leur voiture devant le magasin du bijoutier en vogue, du marchand de riches tissus; s informant si les dernières carava
nes de Perse ou des Indes n’ont pas apporté quelques-unes de ces étoffes merveilleuses dont l’Orient seul a le secret, et cela tout en promenant leurs regards sur la foule et dardant leurs prunelles étincelantes et rapides comme l’électri
cité sur le promeneur oisif qui ale bon goût de ne pas accorder une attention exclusive aux richesses que renferme le bazar.
Car, il faut le dire, le voile, si rigoureusement porté en Egypte, si opaque en Syrie, déjà un peu plus transparent dans l’Asie Mineure, n’est plus à Constantinople, je ne dirai pas qu’une affaire de forme, un simulacre, mais une des plus grandes ressources de la coquetterie. Quelques matronnes seules, par attachement aux anciens usages, j’aime à le croire, ne. se laissent pas aller aux entraînements de la mode; mais les dames turques de la nouvelle école, — les plus ferventes sont, vous n’en doutez pas, les plus jeunes et les plus belles — ont parfaitement compris tout l’avantage
qui pourrait résulter pour elles d’un tissu blanc le plus fin et le plus transparent possible, couvrant, sans le cacher, le bas d’une figure généralement du galbe le plus pur et de la fraîcheur la plus éclatante. Quant aux yeux, véritables escarboucles, couronnés de sourcils qui doivent, pour être vrai, à l’art une forme irréprochable, rien ne les dé
robe à la vue. Généralement d’une taille svelte et élégante, elles recouvrent, pour sortir dans la rue, leurs riches costu
mes d’un férèdjé, espèce de mante à grand collet et à larges manches, de couleurs tendres et variées, dans lequel elles s’enveloppent comme nous pourrions le faire dans une robe
de chambre; des petites bottes légères de maroquin jaune, destinées à marcher sur les tapis, par dessus lesquelles elles chaussent des pantoufles de même couleur, où n’entre que le bout du pied : voilà leur vêtement pour circuler dans les rues et faire leurs visites; vêtement peu com
mode pour aller à pied, mais plein de grâces lorsqu’il pose sur les riches étoffes dont l’intérieur des voitures est drapé, et vous me féliciterez de la bonne fortune que j’ai eue, vendredi dernier, de rencontrer, auprès de la mosquée de Top-IIana, une partie du harem de Sa Hautesse, qui se rendait en partie de plaisir aux eaux douces d’Europe. Ces dames, au nombre de vingt-quatre, occupaient six char
mantes berlines entièrement à glaces, que la chaleur avait obligé de baisser. Toutes gracieuses, d’une éclatante beauté,
enveloppées de férèdjés des plus belles étoffes d’Alep ou de Damas, couvertes, selon l’usage, de leur voile arachnéen,
et fusillant les passants du feu de leurs regards, cette troupe brillante et animée s’avançait lentement à travers les rues étroites et populeuses du bas de Galata. Un assez grand nombre d’eunuques noirs, montés sur des chevaux riche
ment caparaçonnés, quelques caivas du sultan, leur servaient seuls d’escorte, semblaient plutôt une garde d’hon
neur que de fâcheux surveillants, et s’occupaient beaucoup plus d’eux-mêmes et de l’effet qu’ils produisaient que du char
Le sultan Abd’-ul Medjid, se rendant à la Porte, le 23 juin 1852. — Dessin de P. Bianchard; gravure de Best, Hotelin et Cie.
mant troupeau confié à leur vigilance. Décidément les eunuques s’en vont, et il y a loin de cette facilité de mœurs à l’époque où l’on publiait dans la ville que, les dames du harem impérial devant passer par telle et telle rue, à une heure désignée, chaque marchand eût à fermer sa bou
tique, la circulation était complètement interdite pendant lout le temps de la promenade, sous peine .de....... Le bâton
des eunuques, et quelquefois le sabre ou le yatagan, avaient
bientôt fait justice du contrevenant aux ordres de Sa Hautesse.
Nous sommes maintenant ici en plein Ramazan. Carême pendant le jour, carnaval durant la nuit, c’est le moment de l’abstinence et des excès. A l’exception de Fera et de Galata, presque exclusivement habitées par les Francs, la ville semble endormie pendant la première partie du jour.
Il faut bien prendre du repos pour reprendre des forces après les fatigues de la nuit. Ce n’est que vers midi que
l’activité commence à renaître ; les bazars fermés ou bezestcins qui, pendant toule l’année, ne sont livrés à la circula
tion que jusqu’au milieu de la journée, ouvrent seulement alors leurs portes. La foule afflue dans les rues ; mais les Turcs sont languissants : le jeûne absolu de toutes choses, même de la fumée de tabac, qu’ils s’imposent et accomplis
sent avec le plus grand scrupule et la plus grande rigueur, les rend tristes et irascibles. Des tentations bien vives sont offertes à leurs yeux tout le jour. Les boulangers, dans cette époque de renversement total des habitudes, se livrent à leurs travaux, ordinairement nocturnes, et, par la dispo
sition de leurs boutiques, c’est à la face de tous qu’ils exercent leur industrie. On les voit pétrir, enfourner de char
mants pains en couronne, de la couleur de nos brioches, et qui en ont l’odeur appélissante. De toutes parts, les boutiques de comestibles étalent aux yeux les mets les plus re
cherchés des musulmans, car, par une singulière anomalie, ce sont les nuits de ce temps de pénitence que les Turcs ont choisi pour leurs festins et se traiter entre eux. Aussi, vienne le coup de canon qui annonce aux fidèles que le so
leil vient de disparaître derrière l’horizon, et la scène change comme par enchantement. A Rabattement succède l’allé
gresse la plus vive : en un clin d’œil toutes les pipes sont allumées, et ce n’est qu’aprës avoir satisfait à ce premier besoin qu’ils songent à prendre quelque chose de plus res
taurant. Partout on ne voit que gens mangeant avec une avidité bien justifiée par un jeûne de seize heures. En un moment, les cafés se remplissent; les maisons s’éclairent « giorno; la musique se fait entendre de tous côtés, et
quelle musique ! Au moment où je vous écris, un maudit orgue de Barbarie, venu du département du Cantal ou de Savoie, établi sous ma fenêtre, m’assourdit avec l’air de Drinn’ Drinn, qu’il joue depuis plus d’une demi-heure, au grand contentement de quelques Turcs, mes voisins, qui ne se lassent pas d’écouter ses notes mélodieuses. Les imprésarios d’ombres chinoises, le grand divertis
sement populaire du pays, dressent de toutes parts leurs modestes théâtres ; mais cette année verra probablement baisser leurs recettes : Kara-Gueusse vient d’être interdit de par l’autorité supérieure ! Et ce, qu’on pourra offrir en remplacement semblera bien fade en comparaison des scè
nes grotesques, pour ne pas dire plus, représentées jusqu’à ce jour par le Polichinelle musulman.
Peu à peu le crépuscule a fait place à la nuit; la lune règne au ciel sans partage, baignant de sa douce lumière l immense agglomération de mosquées, de palais, de tours, de maisons, de cyprès, que l’on nomme Constantinople, celte ville assise sur deux continents, et dont les faubourgs s’étendent sur les deux rives du Bosphore, présentant un développement de plus de cinq lieues de palais ou de ravissants cottages perdus au milieu de touffes d’arbres plu