mille autres, indique que le moment d’illuminer les mosquées est arrivé; en même temps, les colosses qui dominent la cité, Sainte-Sophie, Sultan-Bajazet, Sullan-Ahmet, la Solimanyè, Yeni-Djami, projettent clans le ciel leurs mina
rets à double et triple étages, couverts de brillantes illumi
nations; le chiffre bien connu du sultan, quelques versets du Koran suspendus entre les minarets en caractères gigan
tesques, également illuminés, étincellent sur lè ciel comme autant de constellations aux couleurs variées. 11 n’est si petit minaret de si petite mosquée, et la quantité en est in
nombrable, qui ne ceigne sa couronne de feu ; un cercle de flamme se réfléchit dans les eaux rapides du Bosphore aussi loin que la vue peut s’étendre ; de tous côtés, on entend
des cris de joie....... Parfois, cependant, on entend la voix du muezzin s’élevant dans les airs, répétant quelques ver
sets du Koran ou la profession de foi des musulmans. La Uah a lit ah, la Mohammed reçoitl Allah domine le bruit qui s’élève au-dessus de la cité ; l’expression de la joie cesse un moment, pour reprendre un instant après ce moment de rappel à des idées plus en rapport avec la solen
nité de ce temps de mortification. — Mais bientôt la fatigue arrive après les excès; le calme renaît dans ces rues aupa
ravant si animées, chacun se retire dans ses foyers, a moins que, convié par la beauté delà nuit et la douce fraîcheur, il ne dresse son lit sur le seuil de sa maison, et bien peu sont aptes à jouir de la tolérance du Prophète, qui permet de prolonger ces nuits de réjouissances jusqu’au moment où, à la clarté du jour, on pourra distinguer un fil noir d’avec un fil blanc.
Le représentant du prophète, le sultan, jadis enfermé dans les mystères du sérail, sortant peu de son harem, ne se manifestait presque jamais en public qu’entouré de toute la pompe dis padischas, — le bourreau marchait devant lui.-— Invisible pour ses sujets, ce n’était qu’avec une apparence de terreur, vraie ou simulée, que l’on accueillait sa pré
sence; devant lui tout le monde baissait la tête, personne
n’aurait osé fixer sur lui ses regards. Maître absolu de la vie de ses sujets, c’était le plus souvent par une exécution que l’on apprenait un changement de ministère, ou la des
titution d’un pacha, d’un gouverneur de province ; une tête coupée annonçait une modification dans la politique de l’empire ottoman. Ces temps ne sont plus, et ne reviendront probablement jamais. —L’œuvre de régénération commen
avec persistance par son successeur : De mon vivant, a-t-il dit, — aucune tête ne tombera sous le yatagan; » aucune
n’est tombée! Animé d’intentions généreuses, puissamment secondé par les hommes éminents dont il s’est entouré,
sultan Abd’ul Medjid marche vaillamment dans la voie que lui a tracée son père, avec tout l’avantage que lui donne une éducation de beaucoup supérieure à celle de tous les souverains ottomans ses prédécesseurs, malgré l’opposition sourde de quelques intéressés au maintien ou même au re
tour des anciens abus. Conservant toujours sa dignité, il ne croit pas, et avec raison, démériter aux yeux des musul
tantinople sans toute la pompe que jusqu’à lui on avait crue inséparable de la souveraineté. Voici quelques jours que je suis ici, trois fois déjà je me suis trouvé sur son passage :
— la première fois, c’est celle que j’ai tâché de reproduire dans mon dessin. De son palais de Tchéragan, Sa Hautesse se rendait par mer à la Porte; quelques cawas du palais en station près de l’échelle où le caïque impérial accoste ordi
nairement, des chevaux richement harnachés, tenus en main par des domestiques du palais, indiquaient aux pas
sants, par leur seule présence, que le sultan se rendait à Stamboul. La foule silencieuse attendait le passage du souverain, non avec l’empressement tumultueux de nos peuples occidentaux, mais avec tous les signes du respect pro
fond qui accueille le représentant de l’autorité dans ce, pays. Par une délicatesse de bon goût, reconnaissant en moi un étranger, — et qui ne l’aurait reconnu, — chacun s’empressa de me faire place, et je pus arriver jusqu’au premier rang, immédiatement derrière le petit peloton de ca
was qui se tenait en haie pour assurer la circulation au moment du débarquement. — Quelques instants après, le sultan parut, et son cheVal, beau entre les plus beaux, piaffait sous son noble cavalier, qui le maintenait avec ai
sance et vigueur; — d’une physionomie douce et calme, mais où l’on peut reconnaître aisément l’habitude du commandement et de l’autorité, revêtu de l’uniforme de sim
ple officier de 1 armée, et, pour tout insigne, d’un petit manteau court, au collet brodé d’or, il était armé d’un sa
bre léger. •— Il n’avait pas besoin de toute la pompe qui environnait ses prédécesseurs pour faire reconnaître en iui le maître d’un grand empire, le respect qu’inspire sa pré
sence l’indiquait suffisamment ; à son aspect les cawas s’in
clinèrent profondément, le silence le plus profond régna parmi l’assemblée; quant au sullan, promenant ses regards sur la foule, ses yeux tombèrent sur moi.-—Dès ce moment il me considéra avec une persistance dont je ne comprenais nullement la portée, se retournant presque sur son cheval
pour me regarder plus longtemps. — Ceci, je l’avoue, ne laissa pas de me surprendre. — Depuis j’ai appris que c’é
tait une grande marque de distinction, et que j’étais l’objet d’une grande faveur. — J’eus lieu de m’en apercevoir au moment même, car je fus félicité par les assistants en toutes les langues possibles ; je dois au moins croire qu il en était ainsi, — je puis vous avouer que le turc, l’arabe et le persan me sont peu familiers, et que c’était en ces langues dif
férentes que mes interlocuteurs m’adressaient la parole. -— Du reste, il convient d’ajouter que je ne dois nullement at
tribuer à mon mérite personnel cette faveur de la part du sultan, qui certainement n’a jamais entendu prononcer mon nom ; mais je la partage avec tous mes compatriotes de l’Occident, pour lesquels Sa Hautesse s’est toujours montrée d’une urbanité parfaite.
Quelque joui , mon cher ami, je vous raconterai dans tous
ses détails la visite que le Grand Seigneur fait dans les mosquées le vendredi de chaque semaine. A la simplicité du cortège que je viens de vous décrire j’opposerai la pompe, la magnificence, ce que l’on nomme en turc le saJtanat dont il est entouré, dans ces occasions solennelles; mais.......
le Télémaque va partir, l’ancre ne tient, plus au fond, bientôt les rives du Bosphore vont disparaître à mes yeux, etdans trois jours je serai à Athènes, après avoir encore une fois foulé le sol de, l’Asie à Smyrne la Giaour.
A vous d’amitié.
P. Blanchard.
Nous recevons les premières feuilles d’un ouvrage que nous annonçons avec plaisir : Y Histoire de ta diplomatie ottomane de
puis l’origine ne l’empire jusqu’à nos jours, par MM. Louis Boivin et Hippolyte Lapeyre, secrétaire de S. E. Sami-Pacha. Ce livre est dédié à Sami-Pacha et. à Rescliid-Facba, les deux grands mi
nistres qui ont, l’un en Egypte, l’autre à Constantinople, dirigé, sous l’inspiration supérieure du sultan et de Méhémet-Ali, les ré
formes de l’empire. Les auteurs devaient cet hommage aux deux hommes d’Etat qui, depuis la mort de Méhémet-Ali. réunis par le devoir comme ils l’étaient depuis longtemps par l’amitié, emploient, dans un effort commun, leur talent et, leur expérience à développer l’œuvre de civilisation qui sera l’éternel honneur de leur souverain et la gloire de ses ministres. Nous rendrons compte de Y Histoire de la diplomatie, ottomane, qui est puisée, comme on peut le voir à 1’expression de la reconnaissance des écrivains pour leurs protecteurs , aux sources les plus sûres, aux archives les plus authentiques.
nouvelle. (Suite et fin.)
Pour distraire Onésillè, son père la mena passer huit jours à Paris, et, à différents intervalles, essaya plusieurs fois de lui parler mariage. -— Ses dix-neuf ans approchaient, les prétendants se pressaient en foule.... elle n’avait qu’à choi
sir. D’avance il souscrivait à tout, et lui promettait une noce qui ferait du bruit; sans compter les robes, les bijoux, la couronne, etc. Bref, il ne lui refuserait rien.—Mais Onésillè demeurait insensible à toutes lés séductions.
Sur ces entrefaites, le fils d’un de ses anciens camarades de régiment vint à Bourron rendre visite au brigadier. C’é
tait un beau jeune homme de vingt-trois ans, la moustache en croc, le rire facile, et portant, sur son brillant uniforme de lancier, les épaulettes de. sous-lieutenant. Son régiment tenait garnison à Fontainebleau, et, sur l’invitation de son père, il était venu voir le brigadier housse!, son ancien compagnon d’armes.
On causa,son se rafraîchit, — le brigadier n’admettant pas que l’on pût causer sans trinquer, — et quand le sousiieutenanl, remontant sur son beau cheval, repartit pour Fontainebleau, ce ne fut pas sans détourner la tête, pour re
garder une dernière fois la jolie figure d’Onésiile, — ce ne. fut pas non plus sans que celle-ci trouvât que le jeune, officier avait fort bonne grâce. Elevée dans une quasi vénéra
elle, n’avait pu voir sans une certaine admiration un si jeune homme porter l’épaulette, tandis que. son père, après vingt-cinq ans de service, en était encore aux galons d’argent.
gueilli, l’y invitait de toutes ses forces, il i.t bientôt de Bourron sa promenade, habituelle. 11 venait trois, quatre fois la semaine; il vint bientôt toutes les fois que. son ser
souriait en lui-même à l’espoir flatteur et inattendu de compter pour gendre un des officiers de. l’armée; mais il eut le bon esprit de ne pas en ouvrir la bouche à sa fille.
— Laissons faire les passementeries, pensait-il. — Il avait raison. Les passementeries firent merveille.
Tout à fait épris, le jeune, officier profila d’un jour que le brigadier était absent, pour parler à Onésillè de son amour et de ses projets. —Avant de m’en ouvrir à votre père, di
sait le sous-lieutenant, j’ai voulu d’abord obtenir votre agrément, bien résolu à ne pas poursuivre, si j’ai eu le mal
heur de ne. pas réussir à vous plaire. — Onésillè trouva ce procédé tout à fait délicat, et, ne pensant plus à Isidore, qui d’ailleurs n’aurait jamais de si belles franges d’argent sur un habit de drap si fin, elle autorisa formellement la démarche sollicitée.
L’ancien soldat, père de l’officier, fit tout exprès le voyage de Bourron pour présenter officiellement la demande, de son
fils. Nous laissons à penser la joie ! Deux vieux amis qui ne s’étaient pas revus depuis la guerre d’Espagne! — ils ne se quittèrent point que les noces finies, — ce qui eut lieu vers la mi-octobre.
Onésillè, plus belle que jamais, reçut les félicitalions de tout le monde, et alla, avec son mari, demeurer à Fontaine
bleau. Elle aime son mari ; mais on a beau vouloir oublier, un second amour n’a plus la fraîcheur du premier; — son mari l’aime, mais pas tant que les épaulettes de capitaine, auxquelles il songe plus souvent qu’à sa femme.
Peu de, temps après cette belle cérémonie, par un matin de novembre, au petit jour, un homme gravissait lentement le sentier des Trembleaux. A ses longues guêtres de cuir fauve noirci par l’usage, à l’inséparable fusil qui chargeait son épaule, et surtout à son chien, qui, contrairement à ses habitudes réservées, bondissait de joie en se retrouvant dans les environs de la Maisonnette, il n’est pas difficile de reconnaître Isidore.
Il alla droit vers le coin du jardin où il avait enseveli sa mère... mais tout avait disparu, -— même le tertre! Le propriétaire de la Maisonnette, voulant la louer ou la ven
dre, avait redouté sans doute que cette tombe, qui donnait au jardin un air de cimetière, n’éloignât ou ne refroidît les chalands, et il avait en conséquence arraché les jeunes sapins et nivelé le sol.
Isidore, indigné, eut besoin de s’orienter pour retrouver l’endroit de la fosse, car il faisait à peine, jour. Il pria sur cette tombe sacrée dont maintenant rien ne marquait la place, et, se relevant bientôt, il se retira lentement, jetant sur la maison du profanateur un regard pénétrant et froid comme une condamnation. — Ce toit que sa mère avait habité, ce jardin qu’elle avait cultivé de ses mains, ne gar
daient plus, au bout d’une saison, le souvenir de celle qui y avait vécu si longtemps !
Jl prit par des sentiers à peine frayés et se dirigea vers le canton le moins fréquenté peut-être de toute la forêt, — les
futaies qui avoisinent le carrefour de la Croix du Grand- Maître.
Ce jour-là même, 2 novembre, — le jour des morts, — le gendarme Maillot et le brigadier Roussel, qui étaient allés
la veille à Tliomery, suivaient de conserve le chemin de Bourron, au petit pas de leurs chevaux, la carabine au crochet, et causant.
—En voilà du bonheur, brigadier! disait Maillot. Avoir pour gendre un sous-lieutenanl qui n’est encore, à propre
ment parler, qu’un conscrit sous le rapport de l’âge. Savezvous bien qu’il deviendra capitaine, et avec un peu de chance qu’il peut être nommé chef d’escadron avant sa retraite, — sans compter la croix !
— Colonel ! vous croyez donc, brigadier, qu’on peut devenir colonel?
— Et ceux qui le sont, imbécile !
— C’est juste. Une jolie fille tout de même que vous aviez là... Depuis qu’elle est dame, faut la voir! —A propos, nous voici à la Croix du Grand-Maître... ; c’était l’endroit d’Isidore, vous savez? Ah! le gueux! nous en a-t-il fait voir du pays! C’est un plaisir, maintenant qu’il n’est plus là pour nous faire lever matin et passer les nuits à la b file étoile.
Comme Maillot se félicitait, un coup de fusil retentit sur la gauche des gendarmes, dans un massif d’arbres verts qui s’étend jusqu’au pied de la Male-Montagne.
— Hein? fil Maillot.
— Un coup de fusil? dit le brigadier. — Elle.est trop forte, celle-là!
Ils s’arrêtèrent, doutant presque, car ils ne pouvaient croire à la folle témérité d’un braconnage en plein jour; — mais une petite fumée, qui s’éleva au-dessus des arbres, leur démontra qu’ils avaient parfaitement entendu.
— Maillot, dit le brigadier, droit devant vous....... au galop !... Il se rabattra sur les Ventes Héron, et j’y serai poulie recevoir.
Maillot lança son cheval, Roussel le sien, et bientôt ils se perdirent de vue. Le petit bois, bas et serré, n était d’ail
leurs praticable, même pour un homme à pied, qu’avec, beaucoup de difficulté.
Maillot fut le premier qui aperçut le chasseur.-—A vous, brigadier! cria-t-il, croyant que l’homme allait s’enfuii .... ; mais le brigadier était déjà trop loin pour entendre, et l’homme, au lieu de fuir, se retourna et vint droit au gendarme.
— Isidore ! fit Maillot, luttant en vain contre son effroi.
— Oui, c’est moi... un peu pâli, un peu maigri, car on ne souffre pas gratis tout ce que j’ai souffert... ; mais bon pied,
bon œil quand même... et bien heureux aujourd’hui pour la première fois depuis que j’ai quitté le pays. — Ah ! je vous retrouve donc, bel épouvanteur de femme ! assassin gouail
leur! il y a assez longtemps que je vous guelle... ; mais je vous tiens, et je ne plains pas ma peine. — Je vais vous tuer, mon cher.
Le gendarme leva sa carabine... mais, glacé par la froide impassibilité d’Isidore, qui ne fit pas même un mouvement, il la baissa, pour ainsi dire, malgré lui.
—-Tire donc, assassin!... Mais voilà! tu trembles. Un homme n’est pas une femme, et tu as peur devant moi, lâche !... Tire ! mais lire dore !... Je. suis venu ici pour te tuer, et je te tuerai... mais défends-toi; je ne veux pas t’assassiner.
Le gendarme tira... Isidore, sans bouger de place, ajusta à son tour, et comme Maillot débouclait ses fontes pour y prendre ses pistolets, une balle lui entra dans le crâne par le milieu du front, et le renversa roide mort. — Un second coup abattit son cheval.
Si le brigadier n’avait pas entendu l’appel de Maillot, il entendit la fusillade. Ces trois coups consécutifs le ramenè
rent à bride abattue, carabine au poing et sabre dégainé.
Au prix de quelques égratignures, un raccourci abrégea sa route, — de sorte que deux minutes ne s’étaient pas écou
lées depuis le dernier coup de fusil, quand son cheval se ca
bra à l’odeur du sang qui trempait le sol sablonneux. Un cri d’horreur s’échappa de la poitrine du brigadier. — Ces deux cadavres étaient affreux à voir : le cheval, pantelant encore, couvrait de terre, dans ses dernières convulsions, le visage sanglant de Maillot.
Le doigt sur la détente, les dents serrées, le brigadier fouillait de l’œil les sombres profondeur-s du taillis où avait dû se réfugier le meurtrier, — quand tout à coup il se sentit
(1) La reproduction est interdite.
rets à double et triple étages, couverts de brillantes illumi
nations; le chiffre bien connu du sultan, quelques versets du Koran suspendus entre les minarets en caractères gigan
tesques, également illuminés, étincellent sur lè ciel comme autant de constellations aux couleurs variées. 11 n’est si petit minaret de si petite mosquée, et la quantité en est in
nombrable, qui ne ceigne sa couronne de feu ; un cercle de flamme se réfléchit dans les eaux rapides du Bosphore aussi loin que la vue peut s’étendre ; de tous côtés, on entend
des cris de joie....... Parfois, cependant, on entend la voix du muezzin s’élevant dans les airs, répétant quelques ver
sets du Koran ou la profession de foi des musulmans. La Uah a lit ah, la Mohammed reçoitl Allah domine le bruit qui s’élève au-dessus de la cité ; l’expression de la joie cesse un moment, pour reprendre un instant après ce moment de rappel à des idées plus en rapport avec la solen
nité de ce temps de mortification. — Mais bientôt la fatigue arrive après les excès; le calme renaît dans ces rues aupa
ravant si animées, chacun se retire dans ses foyers, a moins que, convié par la beauté delà nuit et la douce fraîcheur, il ne dresse son lit sur le seuil de sa maison, et bien peu sont aptes à jouir de la tolérance du Prophète, qui permet de prolonger ces nuits de réjouissances jusqu’au moment où, à la clarté du jour, on pourra distinguer un fil noir d’avec un fil blanc.
Le représentant du prophète, le sultan, jadis enfermé dans les mystères du sérail, sortant peu de son harem, ne se manifestait presque jamais en public qu’entouré de toute la pompe dis padischas, — le bourreau marchait devant lui.-— Invisible pour ses sujets, ce n’était qu’avec une apparence de terreur, vraie ou simulée, que l’on accueillait sa pré
sence; devant lui tout le monde baissait la tête, personne
n’aurait osé fixer sur lui ses regards. Maître absolu de la vie de ses sujets, c’était le plus souvent par une exécution que l’on apprenait un changement de ministère, ou la des
titution d’un pacha, d’un gouverneur de province ; une tête coupée annonçait une modification dans la politique de l’empire ottoman. Ces temps ne sont plus, et ne reviendront probablement jamais. —L’œuvre de régénération commen
cée. avec tant d’énergie par le sultan Mahmoud est suivie
avec persistance par son successeur : De mon vivant, a-t-il dit, — aucune tête ne tombera sous le yatagan; » aucune
n’est tombée! Animé d’intentions généreuses, puissamment secondé par les hommes éminents dont il s’est entouré,
sultan Abd’ul Medjid marche vaillamment dans la voie que lui a tracée son père, avec tout l’avantage que lui donne une éducation de beaucoup supérieure à celle de tous les souverains ottomans ses prédécesseurs, malgré l’opposition sourde de quelques intéressés au maintien ou même au re
tour des anciens abus. Conservant toujours sa dignité, il ne croit pas, et avec raison, démériter aux yeux des musul
mans en se montrant fréquemment dans les rues de Cons
tantinople sans toute la pompe que jusqu’à lui on avait crue inséparable de la souveraineté. Voici quelques jours que je suis ici, trois fois déjà je me suis trouvé sur son passage :
— la première fois, c’est celle que j’ai tâché de reproduire dans mon dessin. De son palais de Tchéragan, Sa Hautesse se rendait par mer à la Porte; quelques cawas du palais en station près de l’échelle où le caïque impérial accoste ordi
nairement, des chevaux richement harnachés, tenus en main par des domestiques du palais, indiquaient aux pas
sants, par leur seule présence, que le sultan se rendait à Stamboul. La foule silencieuse attendait le passage du souverain, non avec l’empressement tumultueux de nos peuples occidentaux, mais avec tous les signes du respect pro
fond qui accueille le représentant de l’autorité dans ce, pays. Par une délicatesse de bon goût, reconnaissant en moi un étranger, — et qui ne l’aurait reconnu, — chacun s’empressa de me faire place, et je pus arriver jusqu’au premier rang, immédiatement derrière le petit peloton de ca
was qui se tenait en haie pour assurer la circulation au moment du débarquement. — Quelques instants après, le sultan parut, et son cheVal, beau entre les plus beaux, piaffait sous son noble cavalier, qui le maintenait avec ai
sance et vigueur; — d’une physionomie douce et calme, mais où l’on peut reconnaître aisément l’habitude du commandement et de l’autorité, revêtu de l’uniforme de sim
ple officier de 1 armée, et, pour tout insigne, d’un petit manteau court, au collet brodé d’or, il était armé d’un sa
bre léger. •— Il n’avait pas besoin de toute la pompe qui environnait ses prédécesseurs pour faire reconnaître en iui le maître d’un grand empire, le respect qu’inspire sa pré
sence l’indiquait suffisamment ; à son aspect les cawas s’in
clinèrent profondément, le silence le plus profond régna parmi l’assemblée; quant au sullan, promenant ses regards sur la foule, ses yeux tombèrent sur moi.-—Dès ce moment il me considéra avec une persistance dont je ne comprenais nullement la portée, se retournant presque sur son cheval
pour me regarder plus longtemps. — Ceci, je l’avoue, ne laissa pas de me surprendre. — Depuis j’ai appris que c’é
tait une grande marque de distinction, et que j’étais l’objet d’une grande faveur. — J’eus lieu de m’en apercevoir au moment même, car je fus félicité par les assistants en toutes les langues possibles ; je dois au moins croire qu il en était ainsi, — je puis vous avouer que le turc, l’arabe et le persan me sont peu familiers, et que c’était en ces langues dif
férentes que mes interlocuteurs m’adressaient la parole. -— Du reste, il convient d’ajouter que je ne dois nullement at
tribuer à mon mérite personnel cette faveur de la part du sultan, qui certainement n’a jamais entendu prononcer mon nom ; mais je la partage avec tous mes compatriotes de l’Occident, pour lesquels Sa Hautesse s’est toujours montrée d’une urbanité parfaite.
Quelque joui , mon cher ami, je vous raconterai dans tous
ses détails la visite que le Grand Seigneur fait dans les mosquées le vendredi de chaque semaine. A la simplicité du cortège que je viens de vous décrire j’opposerai la pompe, la magnificence, ce que l’on nomme en turc le saJtanat dont il est entouré, dans ces occasions solennelles; mais.......
le Télémaque va partir, l’ancre ne tient, plus au fond, bientôt les rives du Bosphore vont disparaître à mes yeux, etdans trois jours je serai à Athènes, après avoir encore une fois foulé le sol de, l’Asie à Smyrne la Giaour.
A vous d’amitié.
P. Blanchard.
Nous recevons les premières feuilles d’un ouvrage que nous annonçons avec plaisir : Y Histoire de ta diplomatie ottomane de
puis l’origine ne l’empire jusqu’à nos jours, par MM. Louis Boivin et Hippolyte Lapeyre, secrétaire de S. E. Sami-Pacha. Ce livre est dédié à Sami-Pacha et. à Rescliid-Facba, les deux grands mi
nistres qui ont, l’un en Egypte, l’autre à Constantinople, dirigé, sous l’inspiration supérieure du sultan et de Méhémet-Ali, les ré
formes de l’empire. Les auteurs devaient cet hommage aux deux hommes d’Etat qui, depuis la mort de Méhémet-Ali. réunis par le devoir comme ils l’étaient depuis longtemps par l’amitié, emploient, dans un effort commun, leur talent et, leur expérience à développer l’œuvre de civilisation qui sera l’éternel honneur de leur souverain et la gloire de ses ministres. Nous rendrons compte de Y Histoire de la diplomatie, ottomane, qui est puisée, comme on peut le voir à 1’expression de la reconnaissance des écrivains pour leurs protecteurs , aux sources les plus sûres, aux archives les plus authentiques.
La Maisonnette (1).
nouvelle. (Suite et fin.)
Pour distraire Onésillè, son père la mena passer huit jours à Paris, et, à différents intervalles, essaya plusieurs fois de lui parler mariage. -— Ses dix-neuf ans approchaient, les prétendants se pressaient en foule.... elle n’avait qu’à choi
sir. D’avance il souscrivait à tout, et lui promettait une noce qui ferait du bruit; sans compter les robes, les bijoux, la couronne, etc. Bref, il ne lui refuserait rien.—Mais Onésillè demeurait insensible à toutes lés séductions.
Sur ces entrefaites, le fils d’un de ses anciens camarades de régiment vint à Bourron rendre visite au brigadier. C’é
tait un beau jeune homme de vingt-trois ans, la moustache en croc, le rire facile, et portant, sur son brillant uniforme de lancier, les épaulettes de. sous-lieutenant. Son régiment tenait garnison à Fontainebleau, et, sur l’invitation de son père, il était venu voir le brigadier housse!, son ancien compagnon d’armes.
On causa,son se rafraîchit, — le brigadier n’admettant pas que l’on pût causer sans trinquer, — et quand le sousiieutenanl, remontant sur son beau cheval, repartit pour Fontainebleau, ce ne fut pas sans détourner la tête, pour re
garder une dernière fois la jolie figure d’Onésiile, — ce ne. fut pas non plus sans que celle-ci trouvât que le jeune, officier avait fort bonne grâce. Elevée dans une quasi vénéra
tion pour les grades qui constituent la hiérarchie militaire,
elle, n’avait pu voir sans une certaine admiration un si jeune homme porter l’épaulette, tandis que. son père, après vingt-cinq ans de service, en était encore aux galons d’argent.
Le sous-lieutenant revint, et comme le brigadier, enor
gueilli, l’y invitait de toutes ses forces, il i.t bientôt de Bourron sa promenade, habituelle. 11 venait trois, quatre fois la semaine; il vint bientôt toutes les fois que. son ser
vice le lui permettait. —Le brigadier, devinant l’enclouurè,
souriait en lui-même à l’espoir flatteur et inattendu de compter pour gendre un des officiers de. l’armée; mais il eut le bon esprit de ne pas en ouvrir la bouche à sa fille.
— Laissons faire les passementeries, pensait-il. — Il avait raison. Les passementeries firent merveille.
Tout à fait épris, le jeune, officier profila d’un jour que le brigadier était absent, pour parler à Onésillè de son amour et de ses projets. —Avant de m’en ouvrir à votre père, di
sait le sous-lieutenant, j’ai voulu d’abord obtenir votre agrément, bien résolu à ne pas poursuivre, si j’ai eu le mal
heur de ne. pas réussir à vous plaire. — Onésillè trouva ce procédé tout à fait délicat, et, ne pensant plus à Isidore, qui d’ailleurs n’aurait jamais de si belles franges d’argent sur un habit de drap si fin, elle autorisa formellement la démarche sollicitée.
L’ancien soldat, père de l’officier, fit tout exprès le voyage de Bourron pour présenter officiellement la demande, de son
fils. Nous laissons à penser la joie ! Deux vieux amis qui ne s’étaient pas revus depuis la guerre d’Espagne! — ils ne se quittèrent point que les noces finies, — ce qui eut lieu vers la mi-octobre.
Onésillè, plus belle que jamais, reçut les félicitalions de tout le monde, et alla, avec son mari, demeurer à Fontaine
bleau. Elle aime son mari ; mais on a beau vouloir oublier, un second amour n’a plus la fraîcheur du premier; — son mari l’aime, mais pas tant que les épaulettes de capitaine, auxquelles il songe plus souvent qu’à sa femme.
Peu de, temps après cette belle cérémonie, par un matin de novembre, au petit jour, un homme gravissait lentement le sentier des Trembleaux. A ses longues guêtres de cuir fauve noirci par l’usage, à l’inséparable fusil qui chargeait son épaule, et surtout à son chien, qui, contrairement à ses habitudes réservées, bondissait de joie en se retrouvant dans les environs de la Maisonnette, il n’est pas difficile de reconnaître Isidore.
Il alla droit vers le coin du jardin où il avait enseveli sa mère... mais tout avait disparu, -— même le tertre! Le propriétaire de la Maisonnette, voulant la louer ou la ven
dre, avait redouté sans doute que cette tombe, qui donnait au jardin un air de cimetière, n’éloignât ou ne refroidît les chalands, et il avait en conséquence arraché les jeunes sapins et nivelé le sol.
Isidore, indigné, eut besoin de s’orienter pour retrouver l’endroit de la fosse, car il faisait à peine, jour. Il pria sur cette tombe sacrée dont maintenant rien ne marquait la place, et, se relevant bientôt, il se retira lentement, jetant sur la maison du profanateur un regard pénétrant et froid comme une condamnation. — Ce toit que sa mère avait habité, ce jardin qu’elle avait cultivé de ses mains, ne gar
daient plus, au bout d’une saison, le souvenir de celle qui y avait vécu si longtemps !
Jl prit par des sentiers à peine frayés et se dirigea vers le canton le moins fréquenté peut-être de toute la forêt, — les
futaies qui avoisinent le carrefour de la Croix du Grand- Maître.
Ce jour-là même, 2 novembre, — le jour des morts, — le gendarme Maillot et le brigadier Roussel, qui étaient allés
la veille à Tliomery, suivaient de conserve le chemin de Bourron, au petit pas de leurs chevaux, la carabine au crochet, et causant.
—En voilà du bonheur, brigadier! disait Maillot. Avoir pour gendre un sous-lieutenanl qui n’est encore, à propre
ment parler, qu’un conscrit sous le rapport de l’âge. Savezvous bien qu’il deviendra capitaine, et avec un peu de chance qu’il peut être nommé chef d’escadron avant sa retraite, — sans compter la croix !
— Et pourquoi pas colonel, s’il vous plaît?
— Colonel ! vous croyez donc, brigadier, qu’on peut devenir colonel?
— Et ceux qui le sont, imbécile !
— C’est juste. Une jolie fille tout de même que vous aviez là... Depuis qu’elle est dame, faut la voir! —A propos, nous voici à la Croix du Grand-Maître... ; c’était l’endroit d’Isidore, vous savez? Ah! le gueux! nous en a-t-il fait voir du pays! C’est un plaisir, maintenant qu’il n’est plus là pour nous faire lever matin et passer les nuits à la b file étoile.
Comme Maillot se félicitait, un coup de fusil retentit sur la gauche des gendarmes, dans un massif d’arbres verts qui s’étend jusqu’au pied de la Male-Montagne.
— Hein? fil Maillot.
— Un coup de fusil? dit le brigadier. — Elle.est trop forte, celle-là!
Ils s’arrêtèrent, doutant presque, car ils ne pouvaient croire à la folle témérité d’un braconnage en plein jour; — mais une petite fumée, qui s’éleva au-dessus des arbres, leur démontra qu’ils avaient parfaitement entendu.
— Maillot, dit le brigadier, droit devant vous....... au galop !... Il se rabattra sur les Ventes Héron, et j’y serai poulie recevoir.
Maillot lança son cheval, Roussel le sien, et bientôt ils se perdirent de vue. Le petit bois, bas et serré, n était d’ail
leurs praticable, même pour un homme à pied, qu’avec, beaucoup de difficulté.
Maillot fut le premier qui aperçut le chasseur.-—A vous, brigadier! cria-t-il, croyant que l’homme allait s’enfuii .... ; mais le brigadier était déjà trop loin pour entendre, et l’homme, au lieu de fuir, se retourna et vint droit au gendarme.
— Isidore ! fit Maillot, luttant en vain contre son effroi.
— Oui, c’est moi... un peu pâli, un peu maigri, car on ne souffre pas gratis tout ce que j’ai souffert... ; mais bon pied,
bon œil quand même... et bien heureux aujourd’hui pour la première fois depuis que j’ai quitté le pays. — Ah ! je vous retrouve donc, bel épouvanteur de femme ! assassin gouail
leur! il y a assez longtemps que je vous guelle... ; mais je vous tiens, et je ne plains pas ma peine. — Je vais vous tuer, mon cher.
Le gendarme leva sa carabine... mais, glacé par la froide impassibilité d’Isidore, qui ne fit pas même un mouvement, il la baissa, pour ainsi dire, malgré lui.
—-Tire donc, assassin!... Mais voilà! tu trembles. Un homme n’est pas une femme, et tu as peur devant moi, lâche !... Tire ! mais lire dore !... Je. suis venu ici pour te tuer, et je te tuerai... mais défends-toi; je ne veux pas t’assassiner.
Le gendarme tira... Isidore, sans bouger de place, ajusta à son tour, et comme Maillot débouclait ses fontes pour y prendre ses pistolets, une balle lui entra dans le crâne par le milieu du front, et le renversa roide mort. — Un second coup abattit son cheval.
Si le brigadier n’avait pas entendu l’appel de Maillot, il entendit la fusillade. Ces trois coups consécutifs le ramenè
rent à bride abattue, carabine au poing et sabre dégainé.
Au prix de quelques égratignures, un raccourci abrégea sa route, — de sorte que deux minutes ne s’étaient pas écou
lées depuis le dernier coup de fusil, quand son cheval se ca
bra à l’odeur du sang qui trempait le sol sablonneux. Un cri d’horreur s’échappa de la poitrine du brigadier. — Ces deux cadavres étaient affreux à voir : le cheval, pantelant encore, couvrait de terre, dans ses dernières convulsions, le visage sanglant de Maillot.
Le doigt sur la détente, les dents serrées, le brigadier fouillait de l’œil les sombres profondeur-s du taillis où avait dû se réfugier le meurtrier, — quand tout à coup il se sentit
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