Les personnes qui chaque an
née se rendent aux eaux d’Aix pour cause de sanlé. ou simple
ment pour leur plaisir, ne man
quent pas de faire dans les en
virons quelques excursions inté
ressantes. Cham
béry, la capitale de la Savoie, est à peu de distance; c’estune sim
ple course d’dmnibus. Une fois là, comment ré
sister à la tenta
tion d’aller un peu plus loin tra
verser le passage des Échelles et s’enfoncer une journée dans la thébaïde alpes
tre de la grande
chartreuse de Grenoble? Les a- lertes et les aventureux font l’as
cension de la Dent du Chat et de celle de Ni volet. Les valétu
dinaires sortent d’Aix par la ma
gnifique avenue de peupliers gé
ants, gagnent les bords du lac du Bourget et. mon
tent dans une des
petites barques aux tentures bariolées qui le sillonnent à chaque heure du jour dans tous les sens. Les âmes sensibles, ou les analogpes du genre, — car la sensibilité
est un peu surannée, c’est une mode d’un autre âge, — ont une secrète sympathie pour ce lac aux rives pittoresques, et dont les eaux limpides semblent faites pour ber
cer les plus douces rêveries. Semblables à ces trop rapides instants de bonheur emportés, pour ne plus revenir, parles agitations de la vie, les eaux du lac ne sont séparées que par une étroite langue de terre du cours tumultueux du Rhône, où elles vont se perdre par un canal aux méandres réguliers rappelant ceux d’une petite rivière dans un parc. Ace moment suprême la tradition attache encore à ses ri
ves verdoyantes un souvenir d’amour. Suivant celte tradi
tion, une princesse du Bugey avait fait creuser ou élargir ce canal pour pouvoir communiquer par eau avec son
Mme de Warens.
— Dessin de Marc; gravure de Best, Hotelin et Cie.
amant qui habitait Chambéry. Heureux temps ! où l’on ne mesurait pas la fidélité d’un amour à la longueur d’une telle entreprise. Mais une atmosphère de poésie plus ré
cente plane sur cette contrée. C’est à la tour de Gessens, située près du monastère d’Hautecombe, but journalier du pèlerinage des touristes, que J.-J. Rousseau écrivit la belle page de Y Emile sur le lever du soleil, qui est dans la mé
moire de tout le monde. C’est au balancement de ces flots qu’un poète trouva ce chant mélancolique, le Lac, harmonieux écho répété depuis par tant de voix :
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu on entend, l’on voit ou l’on respire,
Tout dise : ils ont aimé!
Le poêle a repris dernièrement lui-même ce souvenir de jeunesse, non plus cette fois pour en tirer quelques accords fugitifs sur la lyre, mais pour raconter longuement cet amour anonyme de l’ode, et en transfigurer les prosaïques réalités aux lueurs éblouissantes de son imagination, pour le noyer dans sa rêverie éthérée et dans son sentiment panthéistique. Raphaël est devenu le compagnon de toute jeune femme allant passer une saison aux bains d’Aix. Le lac du Bourget et ses bords, le paysage riant et sans mystères, n’ont-ils rien perdu au contact des fantastiques images que chacun s’est créées d’après les Pages de la ving
tième année ? Sur celte paisible nature n’y a- t-il pas comme un voile de tristesse provenant de l’élégie maladive, de l’incurable nostalgie qui s’exhale de ce récit, de ce roman? O poètes ! contentez-vous de dire la nature comme vous la sentez, ne la mentez pas à plaisir ! vous sur les lèvres de qui est le miel des paroles qui vont au cœur, peignez des sentiments humains et vrais ; vous dont les mots imagient et font voir, n’égarez pas votre pensée dans une recherche curieuse où l’artificiel se substitue à la vie , où la couleur disparait sous la nuance, où la forme s’évanouit dans le nuage. Vous, doués de la faculté de créer des êtres et des mondes, n’ébauchez pas des limbes et des fantômes; car le monde, agité un instant par vos rêves, les secouera un jour et s’en éloignera après en avoir reconnu la fausseté. Vous n’avez pas d’excuses, vous qui remplissez la coupe ci laquelle l’humanité vient désaltérer sa soif de poésie et d’idéal, d’y mêler des poisons qui altèrent sa raison. De notre temps où les intérêts positifs tiennent une si large part, il semble que dans les efforts pour se soustraire à leur envahissement fatal, l’esprit dépasse le but et ne sache pas garder la mesure. Pour échapper aux réalités, il ne suffit plus du senti
ment et de l’idéal, il faut le fantastique et le mysticisme.
L’amour n’est plus digne d’être appelé de ce nom, s’il se renferme étroitement dans le cœur, s’il ne déborde sur la nature, s’il n’escalade le ciel. Alors , comme pour Dieu , dans le panthéisme, à force de le mettre partout, il n’est plus nulle part.
Le Lac du Bourget et ses descriptions contenues dans les Pages de ta vingtième année n’ont-elles pas momentanément fait un peu pâlir l’intérêt d’une autre retraite du voi
sinage, dont le joli nom, les Charniettes, a été rendu célèbre par J.-J. Rousseau? Qu’iraient faire aujourd’hui au
près de M“e de Warens les gens qui ont pris goût au vapo
reux fantôme de la Julie de Raphaël? Comment de la créole aux langueurs mortelles, qui traverse vierge le mariage et
l’amour, passer à la Suissesse gaie, insouciante, ri
che de santé et d’embonpoint,
qui quitte, un beau matin, son mari et sa religion, et, sans céder à l’entraine
ment, et encore moins à l’intérêt, se met à vivre à la façon d’une courtisane? Com
ment, au sortir des extases et des
dithyrambes , consentir à tom
ber au milieu de je ne sais quelle cohue : M. de Tavel, le ministre
Perret, le dôme:- tique Claude A- net, et le garçon
perruquier Vintzenried? Mais parmi eux se trouve aussi J.-J. Rousseau, et tel
le est la fascina
tion du talent, que les Charmettes, décrites par lui, resteront dans la mémoire deshommes,ain
si que le Paraclet, ainsi que Vaucluse. Ces di
verses retraites,
toutes parfumées de poésie et d’a mour, au douziè
me, au quatorzième et au dix-huitième siècle, sont comme autant de frais Edens, dont le nom seul éveille de douces et décevantes images, mais qui, en réalité, abritèrent moins d’amour que n’en contiennent les écrits des hommes illustres qui les ont habités.
J.-J. Rousseau avait vingt-cinq ans quand il alla s’intaller avec Mme de Warens aux Charniettes. Il était un vieil
lard quand il se mit aies peindre. Sa vie avait été abreuvée d’amertume ; son imagination se reporta avec bonheur sur les souvenirs de ses jeunes années, et il se plut à les embel
lir. Raphaël avait à peu près le même âge quand il venait rêver avec Julie mourante sur le tac et sous les châtaigniers de Tresserves. Lui aussi avait traversé depuis de rudes épreuves, et avait les cheveux blanchis, quand, rappelant à lui ces folles bouffées de jeunesse, il les transforma en préludes vagues et harmonieux. L’un et l’autre prétendent avoir réalisé, pour
Vers de Hérault de Séchelles.
— Dessin de K. Girardet ; gravure de Fessart.
Des Charmettes.
Dessin de Karl Girardet ; gravure de Fessart.