dit avec raison M. Figuier, les sciences ont amassé un certain nombre de faits théoriques susceptibles de s’appliquer utilement aux besoins des hommes, il est rare que quel
que grand esprit n’apparaisse pas au moment nécessaire, pour tirer de ces notions générales les conséquences qu’el
les renferment, et pour hâter l’instant où l’humanité doit être mise en possession de ces biens nouveaux. L’homme de génie qui devait féconder pour l’avenir l’ensemble des découvertes relatives à la pesanteur de l’air et à la vapori
sation ne se fit pas attendre : il était Français, et s’appelait Denis Papin. »
Ici se placent, dans le livre de M. Figuier, tous les détails qui se rapportent aux découvertes comme à la per
sonne du savant physicien de Blois, à qui l’on ne saurait plus contester aujourd’hui la première idée de l’emploi de la vapeur comme moyen d’opérer le vide dans un cylin
dre. Plus tard, Papin abandonna son idée capitale pour imiter, en la modifiant, la machine de Savery, déjà trèsrépandue en Angleterre. On avait pensé jusqu’ici que les idées de ce savant sur cette seconde machine à vapeur n’étaient jamais sorties du domaine de la théorie. Une correspondance de Papin avec Leibnitz, retrouvée récemment par M. Kuhlmann, professeur à l’Université du Ha
novre , et communiquée à l’Académie des sciences de Paris dans la séance du 29 mars dernier, vient de jeter un jour tout nouveau sur cette question. Ces documents, que M. Figuier publie pour la première fois, sont d’un intérêt si vif et si actuel, que nous nous réservons de les re
produire dans un article spécial, qui aura pour objet la biographie et les travaux de notre illustre compatriote. Ils
constituent, selon nous, les titres incontestables de ce savant à la priorité de cette découverte, laplusféconde, dans sesrapportsavec l’industrie, qu’aient produite les temps modernes.
La machine de Savery, dans laquelle l’auteur avait mis habilement à profit l’idée primitive de Papin, avait uni
quement pour objet l’épuisement des eaux dans les mines de houille, et pour principe l’emploi de la pression de. la vapeur pour élever une colonne d’eau. Savery, ancien ouvrier des mines, devenu capitaine de marine et habile in
génieur, avait lutté longtemps et avec énergie contre des difficultés de plus d’un genre. Les imperfections de sa ma
chine, les nombreux échecs qu’avaient éprouvés plusieurs conceptions de la même nature, et l’indifférence des industriels auxquels il la présentait, avaient plus d’une fois com
promis ses espérances. Deux ouvriers de Darmouth, Thomas Newcomen et Jean Cawley, ayant apporté quelques perfec
tionnements à son mécanisme, s’associèrent avec Savery, et obtinrent pour leur invention commune la délivrance d’un brevet. «L’appareil marchait depuis quelques jours à peine, lorsque le hasard en augmenta la puissance dans une proportion inattendue. Un jour, la machine fonction
nant comme à l’ordinaire, on la vit soudain accélérer ses mouvements, et les coups de piston se succéder avec plus de vitesse. On finit par découvrir la cause de cet heureux phénomène. Dans les premiers temps de la fabrication des machines à vapeur, on n’avait pas encore les moyens de construire des pistons et des cylindres assez bien ajustés pour qu’il n’existât aucun intervalle entre les parois inté
rieures et celles du piston. Aussi, pour empêcher la vapeur de s’échapper par cette voie, Newcomen avait recouvert la tête du piston d’une légère couche d’eau, qui remplissait les vides de manière à prévenir les fuites de vapeur. Or, en examinant le piston, un ouvrier reconnut qu’il se trouvait accidentellement percé d’un trou. C’était en tombant goutte à goutte par ce trou, dans l’intérieur du cylindre, que l’eau froide, condensant plus rapidement la vapeur, accélérait les mouvements du piston. Cette remarque porta ses fruits. La condensation de la vapeur s’opérait jusque-là eu dirigeant un courant d’eau froide dans une enveloppe métallique qui entourait extérieurement le cylindre ; cette enve
loppe fut supprimée, et l’on condensa la vapeur en injectant une pluie d’eau froide dans l’intérieur même du cylindre. Amenée à cet état, la machine, qui fut désignée générale
ment sous le nom de machine de Newcomen, se répandit rapidement en Angleterre, et de nos jours encore, dans cer
taines localités où le combustible n’a que peu de valeur, on la voit fonctionner avec un certain succès. Ainsi l’admirable conception de Papin était entrée d’une manière définitive dans 1e domaine de l’industrie. »
S’il est vrai que les développements de la machine à vapeur furent presque toujours la conséquence et l’applica
tion des découvertes théoriques successivement réalisées par la science, il faut aussi reconnaître que le hasard les a quelquefois favorisés par plus d une découverte inopinée. L’un des premiers perfectionnements apportés à son mé
canisme est dû à une circonstance de cette nature. Dans
cette machine, les deux robinets destinés à donner accès à la vapeur et à introduire l’eau de condensation dans l’inté
rieur du cylindre s’ouvraient et se fermaient à la main. Un ouvrier, et souvent un enfant, était chargé d’exécuter cette opération ; et, quelles que fussent leur habitude ou leur adresse, on ne pouvait obtenir ainsi plus de dix à douze coups de piston par minute. En 1713, un enfant
chargé de ce soin, contrarié de ne pouvoir aller jouer avec ses camarades, imagina de se soustraire à cette sujétion. Il avait remarqué que l’un des robinets devait être ouvert au moment où le balancier était au bas de sa course, pour se fermer au commencement de l’oscillation opposée ; la ma
nœuvre du second robinet était précisément l’inverse. Les positions du balancier et du robinet se trouvant dans une
dépendance nécessaire, l’enfant reconnaît que le balancier lui-même pourrait servir à ouvrir et à fermer les robinets. Il attacha à chacun des robinets deux ficelles de longueur inégale, il fixa leur extrémité à des points convenablement choisis sur le balancier; de telle sorte qu’en s’élevant ou s’abaissant par l’action de la vapeur, le balancier ouvrait ou fermait les robinets au moment nécessaire. La machine put ainsi marcher sans surveillant, et l’apprenti s’en alla
triomphalement rejoindre ses camarades. Le mécanicien Beighton substitua, quelque temps après, des tringles de fer verticales aux ficelles de l’ingénieux apprenti, et la machine put donner quinze coups de pislon à la minute.
On suit avec le même intérêt toutes les phases de cette grande invention, que hâtèrent les découvertes de Joseph Black sur la chaleur latente et la vaporisation, pour arriver au dernier terme de ses perfectionnements entre les mains de l’illustre James Watt, il nous en coûte de ne pas nous arrêter avec VL Figuier sur les incidents si variés et si pleins d’enseignements de cette existence d’un homme de génie ;
mais les détails en ont été retracés si souvent, qu’ils sont dans la mémoire de tout le monde. Nous aimerions à citer quelques pages savantes où il décrit les nombreux organes dont ce grand mécanicien enrichit successivement son ap
pareil : son condenseur isolé du cylindre à soupapes; sa machine à simple effet, son parallélogramme articulé,
son régulateur à force centrifuge; puis les études de Watt sur une foule, de questions à la fois de théorie et de prati
que, qui élevèrent si haut sa réputation d’habileté comme sa gloire de savant. Cependant de nouvelles difficultés l’at
tendaient dans l’application de sa découverte à la pratique industrielle. Associé à Mathieu Bouffon, de Birmingham, il proposa aux propriétaires des mines de houille de les pourvoir, à ses frais, de ses machines, en réclamant seule
ment, comme redevance, le tiers de la somme économisée annuellement sur le combustible. Les industriels, qui avaient d’abord accueilli avec empressement cette proposi
tion, trouvèrent bientôt ses bénéfices excessifs. On lui in
tenta des procès ruineux et interminables; on contesta ses brevets et jusqu’au mérite de ses inventions. Le grand ar
gument consistait à prétendre que Watt n’avait, en fin de compte, inventé que des idées. C’est ce qui amena devant le tribunal cette apostrophe spirituelle d’un avocat : « Al
lez, messieurs, allez vous frotter à ces prétendues idées abs
traites, à ces combinaisons intangibles, ainsi qu’il vous plaît d’appeler nos machines ; elles vous écraseront comme des mouches et vous lanceront dans l’air à perte de vue ! » Mais personne ne lira sans émotion comme sans fruit l’in
téressant chapitre que l’auteur intitule : Dernières années de JF att, On ne raconte pas avec plus de simplicité et de naturel ; on ne saurait répandre plus d’intérêt et de charme sur la biographie d’un modeste savant.
Après avoir décrit la machine à vapeur dans tous les détails de son organisation, M. Figuier montre comment elle sortit des ateliers et des usines pour s’installer à bord des navires et servir aux usages de la navigation. Les premiers essais du marquis de Jouffroy, en France, les tentatives de Fitch et de Rainsey, en Amérique, préparent les travaux de Robert Fulton, qui finit par résoudre complètement ce grand problème. Ici M. Figuier s’applique à exonérer l’Académie des sciences du reproche qu’on lui fait si souvent d’a­
voir repoussé les communications du célèbre mécanicien. Il lui suffit pour cela de constater que, l’Académie n’ayant ja
mais été appelée à donner son avis sur les travaux de Ful
ton, il était impossible qu’elle portât sur.cette question le jugement ridicule qu’on n’a pas craint de: lui imputer. Dégoûté de ses insuccès en Europe, Fulton retourne dans son pays natal, et y construit le premier bateau à vapeur, le Cler
mont, destiné à un service régulier de navigation. Il n’y avait pas à New-York dix personnes qui eussent confiance dans sa réussite, et l’on ne désignait son bateau que sous le nom de ία Folie-Fulton. Au mois d’août 1807, le Cler
mont fut lancé sur la rivière de l’Est. Fulton monta sur le pont de son bateau au milieu des rires et des huées d’une multitude ignorante. Mais les sentiments de la foule ne tar
dèrent pas à changer, et, au signal du départ, lorsque le bateau se mit en marche, des acclamations d’enthousiasme vinrent venger l’illustre ingénieur des indignes outrages qu’il venait de recevoir. « Bien ne saurait surpasser, dit un de ses biographes, la surprise et l’admiration de tous ceux qui furent témoins de cette expérience. Les plus incrédules changèrent de façon de penser en peu de minutes, et fu
rent totalement convertis avant que le bateau eût fait un quart de mille. Tel qui, à la vue de cette coûteuse embarca
tion, avait remercié le ciel d’avoir été assez sage pour ne pas dépenser son argent à poursuivre un projet si fou, montrait
une physionomie toute différente à mesure que le Clermont, s’éloignait du quai et accélérait sa course ; un sourire d’approbation était insensiblement remplacé par une vive ex
pression d’étonnement. Quelques hommes , dépourvus de toute instruction et de tout sentiment des convenances, qui essayaient de lancer encore de grossières plaisanteries, finirent par tomber dans un abattement stupide, et le triom
phe du génie arracha à la multitude des acclamations et des applaudissements immodérés. »
Fulton, qui était demeuré insensible aux marques de mépris de ses compatriotes, ne se laissait pas détourner en ce moment par les témoignages de leur admiration. Il était tout entier à l’observation de son bateau, afin de reconnaî
tre ses défauts et les moyens de les corriger. Après y avoir fait quelques changements, il fit annoncer par les journaux que le Clermont, destiné à établir un transport régulier de New-York à Albany, partirait le lendemain pour cette der
nière ville. Cette annonce Causa beaucoup de surprise à New-York; bien que tout le monde eût été témoin de l’essai sans réplique exécuté peu de jours auparavant, on ne pou
vait croire encore à la possibilité d’appliquer un bateau à vapeur à un service de transports. Aucun passager ne se présenta, et ce ne fut qu’au retour d’Albany qu’un habitant de New-York osa tenter l’aventure, et eut le courage de re
tourner chez lui sur le Clermont qui allait redescendre le fleuve. Un recueil anglais a récemment fourni quelques dé
tails intéressants sur cet épisode du premier voyage du Clermont. Ce recueil raconte qu’étant entré dans le bateau pour y régler le prix de son passage, l’habitant de New- York n’y trouva qu’un homme occupé à écrire dans la cabine. C’était Fulton.
— N’allez-vous pas, lui dit-il, redescendre à New-York, avec votre bateau ?
— Oui, répondit Fulton, je vais essayer d’y parvenir. — Pouvez-vous me donner passage à votre bord?
— Assurément, si vous êtes décidé à courir les mêmes chances que nous.
L’habitant de New-York demanda alors le prix du passage, et six dollars furent comptés pour ce prix. Fulton demeurait immobile et silencieux, contemplant, comme ab
sorbé dans ses pensées, l’argent déposé dans sa main. Le passager craignit d’avoir commis quelque méprise.


— Mais n’est-ce pas là ce que vous m’avez demandé?


— A ces mots, Fulton, sortant de sa rêverie, porta ses regards sur l’étranger, et laissa voir une grosse larme roulant dans ses yeux.
— Excusez-moi, dit-il d’une voix altérée, je songeais cpie ces six dollars sont le premier salaire qu’aient encore ob


tenu mes longs travaux sur la navigation à vapeur. Je vou


drais bien, ajouta-t-il, en prenant la main du passager, consacrer le souvenir de ce moment en vous priant de partager avec moi une bouteille de vin, mais je suis trop pau
vre pour vous l’offrir. J’espère cependant être en état de me dédommager la première fois que nous nous rencontrerons.
Ils se rencontrèrent en effet quatre ans après, et, cette fois, le vin ne manqua pas pour célébrer un heureux souvenir.
Parmi les détails qui se rapportent à l’introduction de la machine à vapeur, rien n’est plus saisissant que celui du premier voyage du Clermont, entre New-York et Albany. « Pendant son voyage nocturne, dit M. Figuier, le Cler
mont répandit la terreur sur les bords solitaires de l’IIudson... On se servait, sur le bateau de Fulton, pour alimen
ter la chaudière, de branches de pin ramassées sur les rives du fleuve, et la combustion de ce bois résineux produisait une fumée abondante, à demi embrasée, qui s’élevait de plusieurs pieds au-dessus de la cheminée du bateau. Cette lumière inaccoutumée brillant sur les eaux au milieu de la nuit, attirait de loin les regards des marins qui naviguaient sur le fleuve; on voyait avec surprise marcher contre le vent, les courants et la marée, cette longue colonne de feu étincelant dans les airs. Lorsque les marins furent assez
rapprochés pour entendre le bruit de la machine et le choc des roues qui frappaient l’eau à coups redoublés, ils furent saisis de la plus vive terreur; les uns, laissant aller leur vaisseau à la dérive, se précipitaient à fond de cale pour échapper à cette effrayante apparition, tandis que d’autres se prosternaient sur le pont, implorant la Providence con
tre l’horrible monstre qui s’avançait en dévorant l’espace et vomissant le feu. » — Rapprochez ce tableau d’une peinture analogue due au pinceau de M. Léon Gozlan : l’apparition du premier bateau à vapeur dans les eaux du Séné
gal, et vous n’éprouverez pas moins d’émotion à la lecture des pages fidèles et sévères du savant qu à celle du brillant récit de l’ingénieux romancier.
La création aux Etats-Unis de la marine à vapeur était l’événement le plus considérable qui se fût accompli depuis la guerre de l’indépendance. Les travaux de Fulton imprimèrent une activité nouvelle au génie américain. Les di
vers Etats virent se resserrer les liens qui les unissaient. Sur les bords de plusieurs fleuves déserts jusqu’à cette épo
que, des nations entières allèrent s’établir pour y défricher les terres et y fonder des villes. Les bateaux à vapeur por
tèrent ainsi la vie et le mouvement du commerce sur une foule de points où l’on comptait à peine quelques habitations disséminées.
L’Europe ne resta pas indifférente à ce qui venait de s’accomplir aux Etats-Unis. Notre pays essaya l’un des premiers d’en tirer parti. A dater de 1815, des services régu
liers s’établirent sur la plupart des fleuves de l’Europe. En 1817, on essaya de s’en servir pour naviguer en mer. En 1829, on comptait déjà en Angleterre 331 bateaux à va
peur. Quelques années après, on parlait de les employer aux voyages de long cours, et, malgré les difficultés et les op
positions de toute nature, la question fut complètement ré
solue par l’expérience : les deux mondes jouissent, à l’heure qu’il est, du résultat de ces tentatives aussi courageuses que persévérantes.
Ce n’est pas là que devaient se borner les services rendus à l’industrie par la machine à vapeur. Cette force puis
sante ne tarda pas à trouver un nouvel emploi dans son application aux transports rapides sur les chemins de fer.
Voilà encore une série de détails qu’une pratique de tous les jours rend pleins d’actualité, et que nous regrettons vivement de ne pouvoir, même en les abrégeant, signaler au lecteur. L’emploi de l’appareil de Watt dans la locomotion sur les routes ordinaires, l’origine des chemins à rails, l’his
toire de la locomotive de Trévithick et Vivian, les modifi
cations successives que subit cette machine entre les mains des Blackett, des Stephenson, la découverte des chaudières tubulaires par un ingénieur français, M. Séguin, enfin les merveilleux développements de celte industrie des chemins de fer, qui, sous nos yeux, opère une si grande révolution dans nos habitudes, dans notre état social, dans la fortune du monde civilisé, tels sont les sujets divers sur lesquels M. Figuier tourne successivement notre attention. C’est plus qu’un intérêt de curiosité qui appelle nos regards sur cette machine, devenue l’âme de l’industrie contemporaine, dont les effets et les merveilles nous frappent à cha
que pas, nous entourent de toutes parts, qui supplée avec tant de puissance à ces moteurs connus de toute antiquité,
les cours d’eau, l’action du vent, la force des animaux, et jusqu’à la main intelligente de l’homme. Qui resterait in
différent à une connaissance qui nous touche de tant de manières, et comment l’acquérir à moindres frais que dans un livre où se trouve réuni tout ce qui, selon Ouintilien, constitue un ouvrage supérieur, la simplicité du plan, la précision, la véracité des détails, l’élégance et le charme de l’exécution ?
P. A. Cap.