Politique et économie sociale.
leilles. — Paris, in-8°, chezDentu.
L’écrit dont nous avons k rendre compte appartient à cette classe tout actuelle d’ouvrages déjà innombrables que l’on pourrait ranger sous un titre spécial et générique, en les qualifiant de livres ou de traitémolutions. La concep
tion de celui-ci remonte évidemment au delà de l’événement politique qui, en tranchant le nœud gordien des diverses situations, semble avoir, pour un temps au moins, rendu superflues les spéculations de cet ordre. Mais l’auteur, tout en acceptant les faits accomplis , ne s’est point découragé de sa pensée, et, supposant que, par impossible, le gouver
M. le marquis de Chanaleilles, auteur de VEtat social et politique des nations, n’est pas républicain, il le croit du moins; il n’est pas non plus monarchiste, en ce sens que,
selon lui, la royauté a de ses mains creusé depuis plus de trois siècles les abîmes où nous sommes menacés de rouler, il est franchement aristocrate.
Aristos, en grec, voulant dire le meilleur, il en conclut que le gouvernement aristocratique est le gouvernement le meilleur ; ce en quoi l’étymologie le trompe, car l’aristocratie est, non pas le meilleur gouvernement, mais le gou
vernement des meilleurs, ce qui est un peu différent, et n’est aucunement incompatible, loin de là, avec la démocratie pure.
Au reste, M. le marquis de Chanaleilles, qui est fort libéral, il faut lui rendre cette justice, veut l’accession possible de tous les citoyens aux rangs aristocratiques; seulement, une fois formés et recréés, il ne veut pas que ses rangs puis
sent, sous aucun prétexte, s’éclaircir ou se débander de nouveau De là la réinstitution des majorais, de la pairie héréditaire et la remise en vigueur du droit rf’aînesse, élé
ment de stabilité qui ne choque point son sentiment de la justice, « attendu que, dit-il, un cadet n’a pas plus le droit,
au fond, de vouloir le bien de son frère aîné, qu’un pauvre n’a le droit de convoiter celui d’un riche, » le principe de l’égalité Héréditaire étant « socialement absurde, parce qu’il est produit par la fausse théorie de l’égalité, imaginée par l’homme, contrairement à la volonté de Dieu. »
L’inégalité sur la terre étant un fait inévitable, il convient de l’aggraver par les institutions humaines. Tl le faut, parce que l’égalité de la démocratie n’amène que redoublement de misère , ajoute quelque part l’auteur. Quant au cadet, il concourra, par son indigence, au réta
blissement de l’équilibre social et à la réalisation des vues de la Providence, qui veut évidemment que les uns aient tout à souhait et que tout le reste pâtisse. Son rôle est encore assez beau. Il est vrai qu’il ne pourra se faire chevalier de Malte ou entrer dans les ordres; il n’y a plus de bé
néfices. Mais qui sait? Son aîné consentira bien, de temps en temps, à lui faire quelque petite charité, si le lansquenet le permet. Le riche donne bien au pauvre! Cette comparaison du cadet et du pauvre, fort juste si le droit d’aînesse est rétabli, pèche cependant en un point assez sen
sible : c’est que, si le pauvre n’a pas le droit de convoiter les biens du riche, qui ne lui appartiennent pas, il faudrait prouver que telle est la situation du cadet vis-à-vis de l’aîné,
c’est-à-dire que le père qui l’a engendré, les entrailles qui l’ont porté, ne lui doivent aucune tendresse ni assistance,
pour ce fait seul qu’il a eu le malheur de venir au monde quinze mois ou quinze ans trop tard. Il faudrait prouver que le principe respectable de l’hérédité consiste dans la spoliation de tous au profit d’un seul ; et c’est ce que M. de Chanaleilles ne prouve pas. Je le crois bien : le droit d’aî
nesse a pu longtemps être considéré comme une institution
politique nécessaire pour préserver l’ordre existant ; mais jamais personne, et pour cause, n’a jusqu’ici tenté de le représenter comme conforme à la justice.
M. de Chanaleilles n’est pas moins sincèrement convaincu que, dans la démocratie, c’est-à-dire en l’absence du droit d’aînesse, « la fortune publique diminue nécessairement, parce que celle des particuliers ne cesse de décroître, et
que la misère, s’étendant chaque jour de plus en plus, finit par envahir peu à peu tous les citoyens l’un, après l’autre, triste situation qui résulte surtout de l égal partage des biens entre tous les enfants;» tandis qu’avec le droit d’aî
nesse, « la richesse publique s’accroissant constamment, parce que celle des particuliers ne cesse de s’augmenter, la misère diminue toujours, et doit finir à la longue par n’exister nulle part. »
Quoi? la fortune publique décroît parce qu’elle est équitablement répartie ! et parce que chacun n’ayant, si vous voulez, qu’un coin de terre, apporte à le bien cultiver pour en tirer sa subsistance toute son énergie, toute son atten
tion, la masse se trouvera plus pauvre! C’est à peu près comme si vous disiez qu’un pain disparaît pour être coupé par portions égales selon les bouches affamées, avec cette grande différence qu’il s’agit ici, non de valeurs à consommer, mais de valeurs à reproduire, d’instruments de tra
vail, et que par conséquent les efforts de tous appliqués sur le capiial et la terre produiront une bien autre somme de richesses que l’immuable et fastueuse opulence de quel
ques-uns. Pour en douter, il faut fermer les yeux au temps présent, et méconnaître l’histoire. Vauban et Fénelon ne vous ont-ils pas instruits des horribles misères que suppor
tait la masse, sous le régime des seigneurs et de la primogéniture, à l’ombre de la plus glorieuse souveraineté qui fut jamais? El lorsque la Bruyère nous a dépeint « ces ani
maux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils tournent et qu’ils remuent avec une opi
niâtreté invincible; qui ont comme une voix articulée, qui se lèvent sur leurs pieds et montrent une face humaine...; qui se retirent la nuit dans des tanières où ils vi
vent de pain noir, d’eau et de racines; qui épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueil
lir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé, » la Bruyère, en vrai ciladin, en vrai
homme de cour, atténuait encore et flattait le tableau; il ne savait pas que ces animaux farouches, ces mâles et ces femelles, manquaient souvent de ce pain qu’ils avaient mé
rité en le semant, et qu’il leur fallait brouter l’herbe,
comme en 1709 et 1710, ou périr affamés, ce qu’ils faisaient en foule : les illustres économistes du commencement du dernier siècle sont là pour nous le certifier; le tout, en vertu de l’abondance de biens qui résulte dans un état de l’accroissement constant de celle de certains particuliers,
et de cette étrange justice qui laisse bien les hommes égaux devant la tombe, mais non pas devant le berceau.
Le revenu de la France, loin de s’être amoindri par l’é gal partage des biens, a plus que doublé depuis moins d’un siècle. Lorsque les étrangers nombreux, qu’en avaient te
nus éloignés depuis 89 les tourmentes politiques et les guerres européennes, la visitèrent de nouveau en 181/i et en 1815, ils ne la reconnurent pas, tant les choses avaient changé de figure et s’étaient puissamment améliorées dans l’intervalle, malgré tant de convulsions intérieures, de combats à l’étranger, de sacrifices d’argent et d’hommes.
La population, si longtemps stationnaire ou si lentement progressive, s’est accrue de moitié en sus en soixante an
nées seulement. Il est vrai que, c’est un grand mal, selon l’auteur, qui émet explicitement le regret (p. 296) qu’on ne puisse réduire cette population au chiffre d’il y a trois siècles. Il ne voit qu’un moyen de la diminuer : l’émigra
tion. Je vais lui en suggérer un meilleur dont ne se sont point avisés les malthusiens, et pour lequel je m’inscris en priorité. Que le droit d’aînesse soit rétabli en France, et si les pères et mères sont justes et humains, ce dont je ne me permets pas un instant de douter...
aucun couple ne mettra au monde plus d un unique enfant; aucun père ne sera assez barbare pour vouer à une détresse certaine de malheureuses créatures qui ne deman
daient pas à vivre ; par quoi la nation descendra rapidement, et géométriquement, sans le secours des pestes, au chiffre souhaité de dépopulation, à ce taux bienheureux de raréfaction qui est, comme on le sait, avec la théorie économi
que de la disette, la plus solide garantie du bien-être et (le la tranquillité des Etats.
Mais ces digressions, qui ont leur importance, on en peut juger, nous ont entraîné loin du principal objet que sepropose l’auteur. Le droit d’aînesse n’est ici qu’un accessoire. Le topique qu’il faut appliquer à la France, le remède qu’elle réclame, lui sont fournis dans le projet de constitution future, et c’est.......la féodalité.
Continuons, sans nous émouvoir de ce gros mot, d’analyser fidèlement les idées de l’auteur de l Etat social 11 poli
tique des nations. Suivant lui, les rois de France, quand ils affranchirent les communes, et quand, plus tard, ils luttèrent contre les grands vassaux unis à l’étranger, pour em
pêcher l’Etat d’être démembré et former ce qui s’est enfin appelé la France, après tant de siècles de luttes, de chaos, de confusion de toutes les nationalités, commirent une série de fautes énormes, qui devaient, eux et le pays par la suite, les précipiter dans l’abîme. Louis le Gros et Phi
lippe-Auguste, Charles V, Charles VII, Louis XI, Richelieu et Louis XI V lui-même furent des ennemis de la stabilité, des jacobins sans le savoir, et frayèrent, de loin il est vrai, les voies à la démocratie.— Sous le savons bien, monsieur!
Mais, depuis le premier jusqu’au dernier, étaient-ils libres de faire autrement qu’ils n’ont fait ? De qui vouliez-vous que les pseudo-souverains des onzième et douzième siècles attendissent quelque appui, quand tout leur était ennemi,
lorsque l’Anglo-Normand tenait, de l’Espagneà l’Artois, toute la partie occidentale de la France ; le Flamand et l’Alsa
cien, tout le nord ; les grands feudataires, l’est, le midi et le centre, moins l’Ile-de France, la Picardie et une portion delà Champagne? De qui vouliez-vous, dis-je, qu’ils tiras
sent du secours et qu’ils obtinssent des subsides, si ce n’est de ces villes étouffées sous l’épouvantable barbarie du dixième siècle, fortifiées enfin et armées à la longue contre
leurs nobles détrousseurs, et commençant de respirer sous la bannière royale, leur inévitable alliée ? Pensez-vous d’ail
leurs que ces franchises communales n’aient pas été autant arrachées par la force que gracieusement concédées, et faut-il faire aux rois de. France un si grand crime d’avoir poussé la générosité jusqu’à octroyer, d’une main avare et contrainte, ce qu’ils ne pouvaient retenir? Louis XI, dont je ne prétends pas excuser les atrocités, devait-il rendre la France tributaire de la Bourgogne? Richelieu devait-il souffrir la conspiration permanente des Réformés dans la Ro
chelle, et plier le genou sous une aristocratie sans cesse factieuse, dont Yultima ratio, la ressource suprême et sans scrupule, était l’appel à l’étranger? Louis XIV, après la Fronde, dernier effort des tronçons de l’hydre féodale pour se reconstituer, n’avait-il pas le pied naturellement posé sur la tète de sa noblesse? Prit-il, comme on le dit, le soin de l’humilier? Héritier des travaux de ses prédécesseurs, ne la trouva-t-il pas en corps assiégeant Saint-Germain, Marty et Versailles ? Tous ces souverains n’ont donc fait, avec plus ou moins de talent, de bonheur, qu’obéir aux nécessités de leurs règnes, et que suivre en cela la loi du progrès, sous la main de Dieu. Certes ils ne savaient pas servir si bien ta cause finale de l’égalité et de la liberté, et, dans toutes leurs entreprises, la plupart ne cherchaient que leur agran
dissement personnel. Qui en doute, et qu’importe? Ce n’est pas à vous, monsieur, qu’il faut rappeler ces magnifiques paroles où Bossuet enseigne et, pour ainsi dire, promulgue
la loi des choses historiques ; ce n’est pas à vous, dis-je, qu’il les faut rappeler, bien que pourtant toutes vos théories en attestent la complète méconnaissance :
« C’est pourquoi tous ceux qui gouvernent se sentent assujettis à une force majeure : ils font plus ou moins qu’ils ne peuvent, et leurs conseils n’ont jamais manqué d’avoir des effets imprévus ; ni ils ne sont maîtres des dispositions que les siècles ont mises dans les affaires, ni ils ne peuvent prévoir le cours que prendra l’avenir, loin qu ils le puissent forcer.......Alexandre ne croyait pas travailler pour ses
capitaines, ni ruiner sa maison par ses conquêtes. Quand Brutus inspirait au peuple romain un amour immense de la liberté, il ne songeait pas qu’il jetait dans les esprits le prin
cipe de cette licence effrénée par laquelle la tyrannie, qu’il voulait détruire, devait un jour être rétablie plus dure que sous les Tarquins. Quand les Césars flattaient les soldats, ils n’avaient pas dessein de donner des maîtres à leurs successeurs et à l’empire.
«En un mot, il n’y a point de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d’autres desseins que les siens : Dieu seul sait tout réduire à sa volonté. C’est pourquoi tout est surprenant, à ne regarder que les causes particulières ; et néanmoins tout s avance avec une suite réglée. » {Disc, sur ΓHistoire Universelle. — Empires. )
Les reproches posthumes que l’on peut adresser aux rois de France et à tant d’autres serviront donc de bien peu pour l’avancement des questions qui intéressent le siècle; mais il est assez singulier et même piquant que ce soit nous, enfants du peuple, issus de la révolution, qui ayons aujourd’hui à défendre ces princes contre l’aristocratie.
M. de Chanaleilles reconnaît lui-même (p. 295) que « la civilisation est arrivée en Europe à un degré trop avancé pour pouvoir reculer. » Jl ajoute : « Le passé ne peut être détruit.......L’histoire et les actions des hommes ne peuvent
jamais s’effacer, et l’on ne peut redevenir jeune lorsque l’on est parvenu à la vieillesse. »
Iiivarol, un grand esprit, qui certes n’aimait pas la révolution puisqu’il la combattit à outrance, a exprimé à peu près la même pensée dans ses Fragments de philosophie politique : « On ne gouverne pas, dit-il, une nation vieillie par des moyens usés. »
Partant du même point de départ, le noble publiciste auquel nous avons l’honneur de répondre eût dû évidem
ment conclure comme l écrivain monarchique. Loin de là, nonobstant le passé, le présent; bien que de vieux il pense avec toute raison qu’on ne retourne point aux lisières, l’au
teur de Y Etat social et politique des nations reste protondément convaincu que, sans les rois, la féodalité n aurait jamais péri, et qu’il la faut faire revivre.
Voyons donc ce que fut la féodalité, et s’il est quelque force humaine qui la puisse faire passer de mort à vie ; pro
blème ardu, puisqu’il n’est ni hommes ni peuples qui, de cacochymes et vieux, puissent seulement se faire jeunes.
Il y eut un moment dans l’histoire de France, et même dans celle de l Europe, où tout sembla périr ; où des dé
bris du vaste empire de Charlemagne, écroulé comme tous les empires, il se forma des multitudes de petits royaumes locaux, ressortissant nominalement les uns des autres, mais par le fait relevant du seul bon plaisir de celui qui y com
mandait, qui régissait tout à sa guise, et disposait de tout, terres, hommes, troupeaux, avec droit de vie ou de mort. Dans les guerres incessantes qu’ils se faisaient entre eux,
vassaux et serfs souffraient des maux incroyables. Ce lut d’abord uu chaos tel, sous le prétendu règne des derniers Carlovingiens, une nuit si noire,.un tel désespoir dans les âmes, un tel affaissement des corps, que la croyance popu
laire s accrédita que le vieux monde touchait à son dernier terme, et que l’an 1000, fin de ce dixième siècle si complè
tement féodal, serait aussi celui des luttes et des souffrances humaines. De temps en temps, par suite du ravage périodi
sement des marécages, des miasmes qui s’en exhalaient et des émanations putrides de tant de champs de carnage, s’é
levaient des famines ou des pestes qui ne décimaient pas, mais moissonnaient des populations entières.
A la fin, et de guerre lasse, les choses se régularisèrent et se tassèrent tant bien que mal, et il en résulta une sorte de constitution « ferme et vigoureuse, » pour la définition de laquelle j’aurai recours à l’adversaire monarchique, non suspect par conséquent, que j’ai précédemment cité: «Le mal, le bien, les privilèges, les prérogatives, les droits et les servitudes, tout était réglé ; les peuples étaient des trou
peaux, les nobles des pâtres; le roi, maître d’un troupeau particulier qu’on appela domaine, n’était que le chef des autres bergers, primus inter pares, d’où nous vient la pai
rie, car on est en France comme aux Champs-Elysées, au milieu des ombres des anciennes réalités.
« C’était alors que les nobles étaient de véritables aristocrates; la nation entière leur servait de piédestal; et delà vint cette race d’hommes colossaux et oppresseurs qui rendait tes rois si petits et les peuples si pauvres. »
Vous voyez bien qu’il fallut que les peuples et les rois se défendissent et s’unissent, les uns pour régner, les autres, plus modestes, pour conquérir le droit de vivre.
Ce ne fut pourtant que quand les nobles se furent affaiblis de leurs propres mains, ou par l’excès du luxe, ou par leur longues guerres à l’étranger, que l’on put en avoir rai
son, soit en les battant, soit en achetant d’eux-mêmes ces privilèges communaux qui firent fleurir un instant, dans les cités, une liberté confisquée plus tard par tes rois devenus puissants, plus tard encore reprise violemment sur eux par les peuples, restés maîtres définitifs de ce terrain déblayé.
Le système féodal, avec sa chaîne de mouvances et de vasselages remontant du dernier fief jusqu’à la couronne, ne ressemblait pas trop mal à notre centralisation extrême :
le pelit. fief suivant le grand, qui était entraîné dans l’orbe du plus grand, lequel montait jusqu’au trône ; de même
Etat social et politique clés nations, parM. le marquis de Chana
leilles. — Paris, in-8°, chezDentu.
L’écrit dont nous avons k rendre compte appartient à cette classe tout actuelle d’ouvrages déjà innombrables que l’on pourrait ranger sous un titre spécial et générique, en les qualifiant de livres ou de traitémolutions. La concep
tion de celui-ci remonte évidemment au delà de l’événement politique qui, en tranchant le nœud gordien des diverses situations, semble avoir, pour un temps au moins, rendu superflues les spéculations de cet ordre. Mais l’auteur, tout en acceptant les faits accomplis , ne s’est point découragé de sa pensée, et, supposant que, par impossible, le gouver
nement actuel vienne à manquer à la France, il s’efforce de prévoir les éventualités, et d’y pourvoir au moyen d’une constitution en-cas que nous allons examiner.
M. le marquis de Chanaleilles, auteur de VEtat social et politique des nations, n’est pas républicain, il le croit du moins; il n’est pas non plus monarchiste, en ce sens que,
selon lui, la royauté a de ses mains creusé depuis plus de trois siècles les abîmes où nous sommes menacés de rouler, il est franchement aristocrate.
Aristos, en grec, voulant dire le meilleur, il en conclut que le gouvernement aristocratique est le gouvernement le meilleur ; ce en quoi l’étymologie le trompe, car l’aristocratie est, non pas le meilleur gouvernement, mais le gou
vernement des meilleurs, ce qui est un peu différent, et n’est aucunement incompatible, loin de là, avec la démocratie pure.
Au reste, M. le marquis de Chanaleilles, qui est fort libéral, il faut lui rendre cette justice, veut l’accession possible de tous les citoyens aux rangs aristocratiques; seulement, une fois formés et recréés, il ne veut pas que ses rangs puis
sent, sous aucun prétexte, s’éclaircir ou se débander de nouveau De là la réinstitution des majorais, de la pairie héréditaire et la remise en vigueur du droit rf’aînesse, élé
ment de stabilité qui ne choque point son sentiment de la justice, « attendu que, dit-il, un cadet n’a pas plus le droit,
au fond, de vouloir le bien de son frère aîné, qu’un pauvre n’a le droit de convoiter celui d’un riche, » le principe de l’égalité Héréditaire étant « socialement absurde, parce qu’il est produit par la fausse théorie de l’égalité, imaginée par l’homme, contrairement à la volonté de Dieu. »
L’inégalité sur la terre étant un fait inévitable, il convient de l’aggraver par les institutions humaines. Tl le faut, parce que l’égalité de la démocratie n’amène que redoublement de misère , ajoute quelque part l’auteur. Quant au cadet, il concourra, par son indigence, au réta
blissement de l’équilibre social et à la réalisation des vues de la Providence, qui veut évidemment que les uns aient tout à souhait et que tout le reste pâtisse. Son rôle est encore assez beau. Il est vrai qu’il ne pourra se faire chevalier de Malte ou entrer dans les ordres; il n’y a plus de bé
néfices. Mais qui sait? Son aîné consentira bien, de temps en temps, à lui faire quelque petite charité, si le lansquenet le permet. Le riche donne bien au pauvre! Cette comparaison du cadet et du pauvre, fort juste si le droit d’aînesse est rétabli, pèche cependant en un point assez sen
sible : c’est que, si le pauvre n’a pas le droit de convoiter les biens du riche, qui ne lui appartiennent pas, il faudrait prouver que telle est la situation du cadet vis-à-vis de l’aîné,
c’est-à-dire que le père qui l’a engendré, les entrailles qui l’ont porté, ne lui doivent aucune tendresse ni assistance,
pour ce fait seul qu’il a eu le malheur de venir au monde quinze mois ou quinze ans trop tard. Il faudrait prouver que le principe respectable de l’hérédité consiste dans la spoliation de tous au profit d’un seul ; et c’est ce que M. de Chanaleilles ne prouve pas. Je le crois bien : le droit d’aî
nesse a pu longtemps être considéré comme une institution
politique nécessaire pour préserver l’ordre existant ; mais jamais personne, et pour cause, n’a jusqu’ici tenté de le représenter comme conforme à la justice.
M. de Chanaleilles n’est pas moins sincèrement convaincu que, dans la démocratie, c’est-à-dire en l’absence du droit d’aînesse, « la fortune publique diminue nécessairement, parce que celle des particuliers ne cesse de décroître, et
que la misère, s’étendant chaque jour de plus en plus, finit par envahir peu à peu tous les citoyens l’un, après l’autre, triste situation qui résulte surtout de l égal partage des biens entre tous les enfants;» tandis qu’avec le droit d’aî
nesse, « la richesse publique s’accroissant constamment, parce que celle des particuliers ne cesse de s’augmenter, la misère diminue toujours, et doit finir à la longue par n’exister nulle part. »
Quoi? la fortune publique décroît parce qu’elle est équitablement répartie ! et parce que chacun n’ayant, si vous voulez, qu’un coin de terre, apporte à le bien cultiver pour en tirer sa subsistance toute son énergie, toute son atten
tion, la masse se trouvera plus pauvre! C’est à peu près comme si vous disiez qu’un pain disparaît pour être coupé par portions égales selon les bouches affamées, avec cette grande différence qu’il s’agit ici, non de valeurs à consommer, mais de valeurs à reproduire, d’instruments de tra
vail, et que par conséquent les efforts de tous appliqués sur le capiial et la terre produiront une bien autre somme de richesses que l’immuable et fastueuse opulence de quel
ques-uns. Pour en douter, il faut fermer les yeux au temps présent, et méconnaître l’histoire. Vauban et Fénelon ne vous ont-ils pas instruits des horribles misères que suppor
tait la masse, sous le régime des seigneurs et de la primogéniture, à l’ombre de la plus glorieuse souveraineté qui fut jamais? El lorsque la Bruyère nous a dépeint « ces ani
maux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils tournent et qu’ils remuent avec une opi
niâtreté invincible; qui ont comme une voix articulée, qui se lèvent sur leurs pieds et montrent une face humaine...; qui se retirent la nuit dans des tanières où ils vi
vent de pain noir, d’eau et de racines; qui épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueil
lir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé, » la Bruyère, en vrai ciladin, en vrai
homme de cour, atténuait encore et flattait le tableau; il ne savait pas que ces animaux farouches, ces mâles et ces femelles, manquaient souvent de ce pain qu’ils avaient mé
rité en le semant, et qu’il leur fallait brouter l’herbe,
comme en 1709 et 1710, ou périr affamés, ce qu’ils faisaient en foule : les illustres économistes du commencement du dernier siècle sont là pour nous le certifier; le tout, en vertu de l’abondance de biens qui résulte dans un état de l’accroissement constant de celle de certains particuliers,
et de cette étrange justice qui laisse bien les hommes égaux devant la tombe, mais non pas devant le berceau.
Le revenu de la France, loin de s’être amoindri par l’é gal partage des biens, a plus que doublé depuis moins d’un siècle. Lorsque les étrangers nombreux, qu’en avaient te
nus éloignés depuis 89 les tourmentes politiques et les guerres européennes, la visitèrent de nouveau en 181/i et en 1815, ils ne la reconnurent pas, tant les choses avaient changé de figure et s’étaient puissamment améliorées dans l’intervalle, malgré tant de convulsions intérieures, de combats à l’étranger, de sacrifices d’argent et d’hommes.
La population, si longtemps stationnaire ou si lentement progressive, s’est accrue de moitié en sus en soixante an
nées seulement. Il est vrai que, c’est un grand mal, selon l’auteur, qui émet explicitement le regret (p. 296) qu’on ne puisse réduire cette population au chiffre d’il y a trois siècles. Il ne voit qu’un moyen de la diminuer : l’émigra
tion. Je vais lui en suggérer un meilleur dont ne se sont point avisés les malthusiens, et pour lequel je m’inscris en priorité. Que le droit d’aînesse soit rétabli en France, et si les pères et mères sont justes et humains, ce dont je ne me permets pas un instant de douter...
Je suppose qu’au moine est toujours charitable...
aucun couple ne mettra au monde plus d un unique enfant; aucun père ne sera assez barbare pour vouer à une détresse certaine de malheureuses créatures qui ne deman
daient pas à vivre ; par quoi la nation descendra rapidement, et géométriquement, sans le secours des pestes, au chiffre souhaité de dépopulation, à ce taux bienheureux de raréfaction qui est, comme on le sait, avec la théorie économi
que de la disette, la plus solide garantie du bien-être et (le la tranquillité des Etats.
Mais ces digressions, qui ont leur importance, on en peut juger, nous ont entraîné loin du principal objet que sepropose l’auteur. Le droit d’aînesse n’est ici qu’un accessoire. Le topique qu’il faut appliquer à la France, le remède qu’elle réclame, lui sont fournis dans le projet de constitution future, et c’est.......la féodalité.
Continuons, sans nous émouvoir de ce gros mot, d’analyser fidèlement les idées de l’auteur de l Etat social 11 poli
tique des nations. Suivant lui, les rois de France, quand ils affranchirent les communes, et quand, plus tard, ils luttèrent contre les grands vassaux unis à l’étranger, pour em
pêcher l’Etat d’être démembré et former ce qui s’est enfin appelé la France, après tant de siècles de luttes, de chaos, de confusion de toutes les nationalités, commirent une série de fautes énormes, qui devaient, eux et le pays par la suite, les précipiter dans l’abîme. Louis le Gros et Phi
lippe-Auguste, Charles V, Charles VII, Louis XI, Richelieu et Louis XI V lui-même furent des ennemis de la stabilité, des jacobins sans le savoir, et frayèrent, de loin il est vrai, les voies à la démocratie.— Sous le savons bien, monsieur!
Mais, depuis le premier jusqu’au dernier, étaient-ils libres de faire autrement qu’ils n’ont fait ? De qui vouliez-vous que les pseudo-souverains des onzième et douzième siècles attendissent quelque appui, quand tout leur était ennemi,
lorsque l’Anglo-Normand tenait, de l’Espagneà l’Artois, toute la partie occidentale de la France ; le Flamand et l’Alsa
cien, tout le nord ; les grands feudataires, l’est, le midi et le centre, moins l’Ile-de France, la Picardie et une portion delà Champagne? De qui vouliez-vous, dis-je, qu’ils tiras
sent du secours et qu’ils obtinssent des subsides, si ce n’est de ces villes étouffées sous l’épouvantable barbarie du dixième siècle, fortifiées enfin et armées à la longue contre
leurs nobles détrousseurs, et commençant de respirer sous la bannière royale, leur inévitable alliée ? Pensez-vous d’ail
leurs que ces franchises communales n’aient pas été autant arrachées par la force que gracieusement concédées, et faut-il faire aux rois de. France un si grand crime d’avoir poussé la générosité jusqu’à octroyer, d’une main avare et contrainte, ce qu’ils ne pouvaient retenir? Louis XI, dont je ne prétends pas excuser les atrocités, devait-il rendre la France tributaire de la Bourgogne? Richelieu devait-il souffrir la conspiration permanente des Réformés dans la Ro
chelle, et plier le genou sous une aristocratie sans cesse factieuse, dont Yultima ratio, la ressource suprême et sans scrupule, était l’appel à l’étranger? Louis XIV, après la Fronde, dernier effort des tronçons de l’hydre féodale pour se reconstituer, n’avait-il pas le pied naturellement posé sur la tète de sa noblesse? Prit-il, comme on le dit, le soin de l’humilier? Héritier des travaux de ses prédécesseurs, ne la trouva-t-il pas en corps assiégeant Saint-Germain, Marty et Versailles ? Tous ces souverains n’ont donc fait, avec plus ou moins de talent, de bonheur, qu’obéir aux nécessités de leurs règnes, et que suivre en cela la loi du progrès, sous la main de Dieu. Certes ils ne savaient pas servir si bien ta cause finale de l’égalité et de la liberté, et, dans toutes leurs entreprises, la plupart ne cherchaient que leur agran
dissement personnel. Qui en doute, et qu’importe? Ce n’est pas à vous, monsieur, qu’il faut rappeler ces magnifiques paroles où Bossuet enseigne et, pour ainsi dire, promulgue
la loi des choses historiques ; ce n’est pas à vous, dis-je, qu’il les faut rappeler, bien que pourtant toutes vos théories en attestent la complète méconnaissance :
« C’est pourquoi tous ceux qui gouvernent se sentent assujettis à une force majeure : ils font plus ou moins qu’ils ne peuvent, et leurs conseils n’ont jamais manqué d’avoir des effets imprévus ; ni ils ne sont maîtres des dispositions que les siècles ont mises dans les affaires, ni ils ne peuvent prévoir le cours que prendra l’avenir, loin qu ils le puissent forcer.......Alexandre ne croyait pas travailler pour ses
capitaines, ni ruiner sa maison par ses conquêtes. Quand Brutus inspirait au peuple romain un amour immense de la liberté, il ne songeait pas qu’il jetait dans les esprits le prin
cipe de cette licence effrénée par laquelle la tyrannie, qu’il voulait détruire, devait un jour être rétablie plus dure que sous les Tarquins. Quand les Césars flattaient les soldats, ils n’avaient pas dessein de donner des maîtres à leurs successeurs et à l’empire.
«En un mot, il n’y a point de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d’autres desseins que les siens : Dieu seul sait tout réduire à sa volonté. C’est pourquoi tout est surprenant, à ne regarder que les causes particulières ; et néanmoins tout s avance avec une suite réglée. » {Disc, sur ΓHistoire Universelle. — Empires. )
Les reproches posthumes que l’on peut adresser aux rois de France et à tant d’autres serviront donc de bien peu pour l’avancement des questions qui intéressent le siècle; mais il est assez singulier et même piquant que ce soit nous, enfants du peuple, issus de la révolution, qui ayons aujourd’hui à défendre ces princes contre l’aristocratie.
M. de Chanaleilles reconnaît lui-même (p. 295) que « la civilisation est arrivée en Europe à un degré trop avancé pour pouvoir reculer. » Jl ajoute : « Le passé ne peut être détruit.......L’histoire et les actions des hommes ne peuvent
jamais s’effacer, et l’on ne peut redevenir jeune lorsque l’on est parvenu à la vieillesse. »
Iiivarol, un grand esprit, qui certes n’aimait pas la révolution puisqu’il la combattit à outrance, a exprimé à peu près la même pensée dans ses Fragments de philosophie politique : « On ne gouverne pas, dit-il, une nation vieillie par des moyens usés. »
Partant du même point de départ, le noble publiciste auquel nous avons l’honneur de répondre eût dû évidem
ment conclure comme l écrivain monarchique. Loin de là, nonobstant le passé, le présent; bien que de vieux il pense avec toute raison qu’on ne retourne point aux lisières, l’au
teur de Y Etat social et politique des nations reste protondément convaincu que, sans les rois, la féodalité n aurait jamais péri, et qu’il la faut faire revivre.
Voyons donc ce que fut la féodalité, et s’il est quelque force humaine qui la puisse faire passer de mort à vie ; pro
blème ardu, puisqu’il n’est ni hommes ni peuples qui, de cacochymes et vieux, puissent seulement se faire jeunes.
Il y eut un moment dans l’histoire de France, et même dans celle de l Europe, où tout sembla périr ; où des dé
bris du vaste empire de Charlemagne, écroulé comme tous les empires, il se forma des multitudes de petits royaumes locaux, ressortissant nominalement les uns des autres, mais par le fait relevant du seul bon plaisir de celui qui y com
mandait, qui régissait tout à sa guise, et disposait de tout, terres, hommes, troupeaux, avec droit de vie ou de mort. Dans les guerres incessantes qu’ils se faisaient entre eux,
vassaux et serfs souffraient des maux incroyables. Ce lut d’abord uu chaos tel, sous le prétendu règne des derniers Carlovingiens, une nuit si noire,.un tel désespoir dans les âmes, un tel affaissement des corps, que la croyance popu
laire s accrédita que le vieux monde touchait à son dernier terme, et que l’an 1000, fin de ce dixième siècle si complè
tement féodal, serait aussi celui des luttes et des souffrances humaines. De temps en temps, par suite du ravage périodi
que des terres, de l’abandon forcé des cultures, de l’envahis
sement des marécages, des miasmes qui s’en exhalaient et des émanations putrides de tant de champs de carnage, s’é
levaient des famines ou des pestes qui ne décimaient pas, mais moissonnaient des populations entières.
A la fin, et de guerre lasse, les choses se régularisèrent et se tassèrent tant bien que mal, et il en résulta une sorte de constitution « ferme et vigoureuse, » pour la définition de laquelle j’aurai recours à l’adversaire monarchique, non suspect par conséquent, que j’ai précédemment cité: «Le mal, le bien, les privilèges, les prérogatives, les droits et les servitudes, tout était réglé ; les peuples étaient des trou
peaux, les nobles des pâtres; le roi, maître d’un troupeau particulier qu’on appela domaine, n’était que le chef des autres bergers, primus inter pares, d’où nous vient la pai
rie, car on est en France comme aux Champs-Elysées, au milieu des ombres des anciennes réalités.
« C’était alors que les nobles étaient de véritables aristocrates; la nation entière leur servait de piédestal; et delà vint cette race d’hommes colossaux et oppresseurs qui rendait tes rois si petits et les peuples si pauvres. »
Vous voyez bien qu’il fallut que les peuples et les rois se défendissent et s’unissent, les uns pour régner, les autres, plus modestes, pour conquérir le droit de vivre.
Ce ne fut pourtant que quand les nobles se furent affaiblis de leurs propres mains, ou par l’excès du luxe, ou par leur longues guerres à l’étranger, que l’on put en avoir rai
son, soit en les battant, soit en achetant d’eux-mêmes ces privilèges communaux qui firent fleurir un instant, dans les cités, une liberté confisquée plus tard par tes rois devenus puissants, plus tard encore reprise violemment sur eux par les peuples, restés maîtres définitifs de ce terrain déblayé.
Le système féodal, avec sa chaîne de mouvances et de vasselages remontant du dernier fief jusqu’à la couronne, ne ressemblait pas trop mal à notre centralisation extrême :
le pelit. fief suivant le grand, qui était entraîné dans l’orbe du plus grand, lequel montait jusqu’au trône ; de même