que nos cantons sont parties intégrantes et dépendances d’arrondissements, qui relèvent de départements que régit la métropole. Mais il y a cette différence, et différence ca
pitale, entre les deux hiérarchies, que l’une est aujourd hui réelle, trop réelle peut-être, car elle est poussée à l’excès, tandis que l’autre était purement nominale et le plus sou
vent illusoire, aussi longtemps du moins que subsista en France le vrai régime féodal, c’est-à-dire avant Louis Xi.
Que l’on imagine aujourd’hui, dans la France telle que nous la voyons, des maires, des préfets et des sous-préfets, unis par un lien administratif et, censés relever du pouvoir cen
tral, mais en réalité faisant chacun en son particulier tout ce que bon lui semble, maître de la force publique, avec le droit- de faire pendre, celui de corvée et de faille, disposant par le fait des fortunes privées, et de la vie des hom
mes, et de l’honneur des femmes, et l’on se pourra faire quelque idée affaiblie du beau régime féodal.
Voilà ce qui a fait le bonheur de la France et le ferait encore. Mais comment redonner la vie à ce cadavre décom
posé dont les derniers grains de poussière flottent depuis trois quarts de siècle au vent révolutionnaire? Mon Dieu ! l’expédient est simple. Il s’agit de reconstituer, sur toute la surface de la France, par le moyen des majorais et du fa
meux droit d’aînesse, une pairie héréditaire. Le personnel en est illimité et tous peuvent y parvenir. Les pairs de France nommeront des représentants qui formeront la chambre hante, sous le titre de représentants des pairs de France, il y aura une chambre des députés nommée par le suffrage universel et un monarque héréditaire. En cas de vacance du trône par extinction d’héritiers, les chambres désigneront la famille qui devra l’occuper à titre également héréditaire. Nul impôt ne sera perçu qu’il ne soit voté par les chambres. Tous les délils seront jugés par le jury ; la presse sera entièrement libre. Le roi sera irresponsable et les députés inviolables. Ils pourront mettre en accu
sation les ministres et les traduire devant la chambre des représentants des pairs de France ; bien plus, si le roi s’obstinait à vouloir garder ses ministres contre le vœu parle
ment; ire, ils pourront les destituer à la majorité des voix; le roi devra les remplacer clans le délai de vingt et un jours, et, à son refus, les deux chambres elles-mêmes y pourvoiront.
Voilà ce que M. le marquis de Chanaleilles appelle le gouvernement féodal. Rien ne saurait mieux prouver l’inanité du mot et même de la chose; sans cette inscription, il nous eût semblé voir l’idéal et le parangon du régime constitu
tionnel. Mais, en y bien regardant, nous arrivons à des conclusions toutes différentes.
Qu’est-ce que ce monarque, héréditaire ou non, forcé d’accepter ses ministres de la main d’une assemblée, sinon un président de république?
Qu’est-ce que le suffrage universel, le jury, la liberté de la presse, l’égalité de tous devant la loi, sauf les majorais bien entendu, l’accessibilité de tous aux premiers postes, sinon la république même?
El quant aux majorais, au droit d’aînesse, aux pairs de France et à leurs représentants, qu’ajouteront ces excroissances aristocratiques à la vitalité du corps social, en sup
posant qu’il fonctionne selon la formule et cjue le suffrage universel ne s’avise pas de défaire au premier jour ce qu’il aura consacré? car on sait déjà que c’est assez sa coutume,
el qu’il n’est guère en ses arrêts « semblable à Dieu, qui obéit toujours, selon la belle pensée de Retz, à ce qu’il commande une fois. »
Cette constitution ne ressemble pas mal à ces monstres du paganisme qui à des pieds de bouc joignaient quelque corps d’homme el une tête de chimère. Le bien, toutefois, l’emporte de beaucoup sur le mal, et, sauf l’ingrédient hybride de la pairie, il y aurait encore moyen de s’accommoder d’un tel pacte. Mais M. de Chanaleilles se trompe évidemment
quand il se d.t féodal et monarchique; je le tiens, moi, et c’est un sentiment que partageront tous ceux qui les présentes verront ou qui, bien mieux, liroift le livre, pour excellent républicain.
Je ne pense pas me tromper en indiquant ici la cause de celle singulière et rétrospective préoccupation féodale.
L’auteur s’indigne et s’afflige de la neutralité, de l’inaction gardées par la noblesse française : il lui voudrait un autre rôle. Cette aspiration, ce chagrin partent d’un sentiment hautement honorable, et que nous ne saurions blâmer. Eh bien ! monsieur, qui vous retient, vous et vos pairs, de re
prendre ici-bas l’influence, le rang propres à vos mérites? La nation ne vous repousse pas, bien au contraire : nulle au monde ne porte plus loin qu’elle l’amour des noms connus, retentissants, et des positions acquises. Elle i’a prouvé au plus fort de ses récentes effervescences, en renommant aux assemblées tant de politiques éteints et de grands hommes émérites. Vous avez par le nom seulement une grande avance sur une immense masse de vos concitoyens. Vous avez de plus la fortune, les loisirs précieux qu’elle donne pour l’étude, la considération qui s’y attache partout ; vous avez, en un mot, ces trente ans gagnés sans peine dont parle Pascal, et qu’il nous faut, à nous, péniblement parfaire et reconquérir pied à pied. Quelles entraves donc pourraient vous re
tarder? Je n’en vois pas. Attendrez-vous que vous soyez re
constitués à l’état de caste et de pays dans le pays, pour vous mêler à ses travaux et à sa vie ? Outre que ce serait
attendre l’écoulement d’une rivière, vous courriez alors, mais seulement alors, la chance de lui être suspects, ce que vous n’êtes pas aujourd’hui. Dans tous les cas, soyez bien assuré, je vous le dis d’une conviction profonde, que les privi
lèges héréditaires seront sans action pour vous acheminer au but où vous voulez atteindre. Les majorais n’y feront rien. Le pouvoir, le crédit, la juste renommée, ne se décrètent pas; ils se prennent
Félix Mornand.
M. Charles Lavollée est à la veille de publier sous ce titre une piquanle et curieuse relation de son voyage en Chine, il a bien voulu nous permettre d’emprunter à ses feuilles inédites un chapitre que nous offrons en primeur à nos abonnés.
SING-SONG OU THÉATRE CHINOIS.
..........Il devait y avoir dans File happa mi sing-seng ou spectacle offert au peuple par la corporation des mmprnrfoi es.
J’étais assez intrigué de savoir où le spectacle pouvait se jouer; il n’y a, sur Filé Lappa, qu’un petit village, des collines et des champs de riz; et, dans une promenade que j’avais faite de ce côté deux jours auparavant, je n’avais remarqué aucune construction qui dut servir de théâtre. Grande fut ma surprise lorsque mes yeûX décou
vrirent un vaste bâtiment carré parfaitement couvert, qui semblait être sorti de terre par enchantement. — En moins de vingt-quatre heures, une centaine de chinois avaient bâti avec une-charpente eu bambous et des murailles en nattes ou immense édifice qui pouvait contenir plusieurs milliers de personnes.
L’intérieur de la salle était divisé en trois parties : la scène d’a bord, occupant un côté du carré et élevée de quelques pieds au-des
sus du sol; puis le parterre, où la fouie entrait gratuitement; enfin une galerie assez large qui dominait ie parterre, et à l’entrée de la
quelle il fallait payer quelques sapèques. Ou avait eu l’attention de disposer quelques chaises pour les Européens qui devaient honorer le spectacle de leur présence; dans le reste de la galerie comme au parterre, les spectateurs étaient obligés de rester debout.
Au moment où j’entrai, la salie se trouvait déjà comble ; le parterre surtout était curieux à voir. — De ma loge, mes regards plon
geaient sur une multitude de têtes chauves, constamment foulée et refoulée par le mouvement continuel des entrées et des sorties. ( soit pour ne pas être séparés d’un ami, soit pour garder un point d’appui au milieu de cette houle qui les entraînait eu tous sens. Du reste, le plus grand silence régnait dans les diverses parties de ia salle ; il n’y avait d’yeux et d’oreilles que pour la scène.
A la gauche du théâtre, sur la scène même, s’élevait une petite estrade sur laquelle était, placé l’orcliestre. Le violon à deux cordes,
la ili ite, ie tambour, le lamtam, les cymbales, un cercle en os sur lequel on frappe comme sur un tambour avec deux petites baguettes eu bois très-dur, voilà quels étaient les instruments que je pouvais, dénia place, distinguer entre les mains des virtuoses. Les acteurs occupaient le reste de la scène, qui était complètement dépourvue de décors. J’employai mes premiers instants à demander quelques renseignements sur les acteurs et sur les procédés scéniques des Chinois. Je me trouvais heureusement placé auprès d’un Anglais, qui avait assisté à plusieurs représentations du même genre.
— Il n’y a pas en Chine comme en Europe, me dit mon voisin, de théâtre fixe et régulier. Dans Ses grandes villes on a construit quelques salles de spectacle, mais elles ne s’ouvrent que rarement et à intervalles très-inégaux. Les maisons des riches mandarins renferment ordinairement un théâtre sur lequel on donne des repré
sentations les jours de gala. Dans les petites villes on a bientôt fait de bâtir une salle : le bambou et les nattes suffisent. Quant aux ac
teurs, ils vont par troupes nomades, Comme des bohémiens, et par
courent continuellement les divers points de la province, se portant ou s’arrêtant partout où l’on a besoin d’eux. Chaque troupe a son répertoire, son attirail de costumes, son arsenal d’armes, sa collec
tion de fausses moustaches et de queues posticiies ; et vous pourrez vous convaincre que c’est une lourde charge, car une troupe chi
noise est organisée pour jouer tous les genres : la haute comédie, la tragédie aussi bien que les farces et les tours de force ; mais,
grâce aux nombreux canaux qui sillonnent la Chine, elle peut se transporter facilement d’un point à un autre sur une grande jonque qui lui sert de demeure. Le théâtre est parfaitement libre ; il n’y a contre lui ni interdiction ni censure. Vous verrez des rois, des dieux même tournés en ridicule; le peuple s’en amusera, et !a police ne s’en fâchera pas. Du reste, la plupart des sujets sont empruntés à l’histoire des anciennes dynasties , en sorte que ie souverain actuel aurait très-mauvaise grâce à se formaliser de ces moqueries tout à fait rétrospectives. Le répertoire chinois est extrêmement riche. Ici vous ne verrez guère représenter que des farces ou des mélodrames,
qui se prêtent à une bruyante mise en scène et s’accommodent mieux au goût de ces masses populaires ; sur les théâtres particu
liers des mandarins, les acteurs jouent des pièces d’un tour plus noble et plus délicat... Mais, attention! voici une autre pièce qui commence ; vous y trouverez plus d’intérêt qu’à tous mes discours...
Des cris d’approbation : Ain ! oïa ! se firent entendre dans l’enceinte de bambou ; une partie du parterre se retira et. laissa la place à de nouveaux arrivants. Les acteurs sortirent tumultueusement par Fuji des côtés de la scène, tandis que, de l’autre côté, un homme vêtu d un riche costume s’avançait lentement.
•— Comment ! pas d’entr’acte ?
— A quoi bon un entracte, puisqu’il n’y pas de décors? Yous ne voyez pas non plus de rideau. Les Chinois ne connaissent pas tous ces raffinements : une pièce est finie, une autre commence. On a soin seulement de changer les écriteaux qui sont pendus des deux côtés du théâtre pour indiquer le titre de la pièce que l’on joue...... Tenez, l’acteur, sans doute un des principaux personnages delà pièce, récite le prologue......En effet, Facteur qui venait de paraître
en scène se mit à entonner une espèce de récitatif, moitié parlé, moitié chanté, pendant lequel l’orchestre l’accompagnait, mais len
tement et à sons voilés, pour que les spectateurs pussent entendre très-distinctement la voix, d’ailleurs très-criarde, du personnage.
Le prologue terminé, le drame commença réellement ; de nombreux acteurs entrèrent sur le théâtre, et se placèrent avec un cer
tain ordre, les uns à droite, les autres à gauciie, laissant au milieu d’eux un espace libre destiné aux principaux personnages.
Ce qui me frappa d’abord, ce fut la richesse des costumes. La plupart des personnages étaient vêtus de longues robes couvertes de broderies et de dorures. La forme de ces robes, la coiffure et la chaussure des personnages ne ressemblaient en rien aux modes actuelles, et suffisaient pour indiquer que le sujet de la pièce était em
prunté à l’histoire des anciennes dynasties. Je fus eu vérité surpris
de voir tant de luxe sur les planches d’un théâtre populaire et sur le dos d’acteurs ambulants.
Il me faudrait faire aujourd hui une grande dépense d’imagination pour être en mesure de raconter exactement le sujet de ta pièce. Je ne comprenais pas un mot de ce qui se chantait sur la scène; et d’ailleurs mes yeux étaient trop occupés parle spectacle pour qu’il me vint à l’esprit de chercher à saisir ie fil, très-simple peut-être, de l’intrigue chinoise.
Je vis pourtant que dans la pièce il y avait un roi ; que ce roi avait une fille; que cette fille avait plusieurs amoureux, des princes sans doute; que chacun de ces princes avait une nombreuse suite, et. que le cœ.ur ou la main de la fille du puissant monarque était le pivot autour duquel tournaient l’ambition ou l’amour des princes et l’intérêt du drame. — Je ne prétends pas que ce plan soit très-original ; mais donnez à tous ces sentiments, à tous ces personnages
l accoutrement chinois, et vous obtiendrez, au bout du compte quclq.no chose d’assez bizarre. . . -
Autant que je pus le remarquer, le roi avait la manie des discours. Monté sur une estrade qu’on apportait exprès sur le théâtre lorsqu’il entrait en scène, entouré d’une foule de mandarins et de soldats, il débitait de longues harangués, et, à entendre les sons
rudes, saccadés, hachés que les monosyllabes chinois produisaient en sortant de son gosier, on eut pu croire que Sa Majesté avait le hoquet. Tantôt sa voix seule se faisait entendre; tantôt elle était ac
compagnée par l orchestre, et le discours devenait un chant dont notre langue ne saurait imiter la singulière harmonie. — A certains moments, les mandarins, debout auprès de l’estrade, répondaient et chantaient des chœurs, toujours avec le secours de l’orchestre. — Lorsque la fille du roi s’avança pour la première lois sur le théâ
tre, il se fit dans toute la salle un grand silence. L’actrice qui jouait ce rôle était coquettement vêtue d’une robe de soie brodee ; sur sa tête s’élevait un échafaudage de magnifiques cheveux noirs, soutenu par des épingles d’or ; elle avait aux bras et aux jambes de ri
ches bracelets, et elie se balançait, comme une tige flexible, sur de petits pieds qui eussent été admirés dans le royaume de Lilliput. Aussi était-elle soutenue par deux femmes, ses servantes, ou plutôt, ses dames d honneur (puisqu’il s’agit d’une princesse), portant l’une un écran, l’autre un éventail. Sa figure paraissait des plus gracieu
ses, et les cils de scs yeux, fendus en amandes allaient rejoindre ses tempes, grâce à l’artifice très-connu d une ligne noire tracée au pinceau. — Que dites-vous de ce personnage ? me dit mon voisin.
—Mais il me semble qu’elle a tout à fait hou air, et qu’elle joue ia princesse à merveille.
— Eh bien, cette prince## est tout simplement un Chinois ? — Un Chinois !
— Oui, un chinois qui s’est fait femme. Les dames en Chine ne paraissent jamais sur ia scène. Tous les rôles sont remplis par des hommes.
— Que me dites-vous là ?... Passe encore pour les cheveux, pourbien d’autres choses encore ; l’art explique tout.— Mais cette figure, mais ces pieds microscopiques !......A moins que les Chinois n’aient
des idées microscopiques sur les sexes, je me résoudrai diflilément à croire que cette jeune princesse ne soit point une femme, et même une jolie femme.
— Je vous répète que cette femme est un homme......Mais écoutez ; C’est à son tour de chanter.
Le violon à deux cordes joua une ritournelle, puis une voix extrêmement line et délicate se fit entendre à la reprise de l’air dont le rhythme, lentement mesuré, exprimait la plainte et le désespoir. Je ne pouvais revenir de ma surprise ; mon ckerone ne cessait de me
répéter que cette voix de femme si parfaite, si naturelle, sortait d’une poitrine d’homme; mes yeux et mes oreilles protestaient contre la vraisemblance d un déguisement aussi complet !
La jeune tille sortit à pas lents ; et les autres acteurs qui s’étaient retirés pendant l’entrevue rentrèrent sur le théâtre. Alors recommença le tapage de l’orchestre et des chants. — Ce n’était probablement jtas sans intention que Fauteur avait placé une scène d’émo
tion calme au milieu des scènes bruyantes et désordonnées qui formaient le fond de son drame. S’il n’avait point cherché à créer un contraste, du moins avait-il jugé nécessaire de donner quelques instants de répit aux oreilles et aux yeux du spectateur, qui, tout grossier qu’on ie suppose, doit être ménagé dans les élans et dans les fatigues de son enthousiasme. Quoi qu’il en soit, l’auditoire, re
posé par l apparition de la jeune fille comme par ie silence d’un entr’acte, accueillit avec plaisir le retour des grandes robes brodées et des longues moustaches.
— Observez bien tous les détails, me dit mon Anglais ; il ne faut rien perdre.... Yoyez-vous çet acteur qui s’est séparé du groupe et qui fait le tour de la scène en courant avec une petite jonque en bois qu’il tient sons le bras?... C’est un messager du roi. Il est en mission, et la jonque signifie qu’il traverse la mer... Le voici qui s’ar
rête : il est arrivé... Bien!... Maintenant, il refait deux tours en sens
contraire ; cela veut dire qu’il revient et rapporte la réponse-.. Il se prosterne devant le roi ; il rend compte de sa mission, _ et le roi sa
tisfait lui accorde un bouton de mandarin... Les chinois se prêtent
tt ès-volontiers à ces fictions, et ils comprennent merveilleusement la pensée de l’auteur. Avouez que le procédé est commode !
— Assurément. Les Chinois ne connaissent guère Aristote ni les trois unités... Après tout, c’est affaire de convention, et le drame n’en est peut-être pas plus mauvais... Mais il me semble que de grands événements se préparent. Yoici tous les acteurs qui se mettent en mouvement et se divisent en (leux bandes. Le roi sort pré
cipitamment... Attendons!... Les guerriers tirent leurs sabres; il paraît que nous allons assister à quelque parade ou à une bataille... Pourquoi ces hommes, qui sont à ia gauche de la scène, s’avisentils de tenir entre leurs jambes ces grands pieux en bois? Cela n’a rien de gracieux, à ce qu’il me semble.
— Ayez, je vous prie, un peu plus de respect pour cette vaillante troupe. C’est l’escadron de cavalerie, l es pièces en bois sont chargées de représenter les chevaux. Invention de mise en scène, absolument dans le même goût que la jonque du messager.
— A la bonne heure. J’avoue, du reste, que je ne m’attendais pas avoir une bataille sur un théâtre chinois. Les chinois se battent donc ? Ils n’ont pourtant pas la réputation d’être très-belliqueux.
— Ils se sont battus autrefois, et beaucoup, à ce qu’ l paraît; car un grand nombre de pièces de l’ancien répertoire renferment quel
que scène tout à fait guerrière, semblable à celle que nous allons voir. Il y aura toujours des héros de comédie... L’orchestre entonne le chant de guerre, et la cavalerie s’ébranle.
En effet, le chant de guerre remplit tout le théâtre d’un affreux tintamarre de taîntam, et surtout de gong ; c’était à se croire dans une ville de chaudronniers. — Les pieux de bois se cabrèrent, et le combat commença sur toute la ligue!
Cette partie du drame me donna la plus haute idée de l’habileté des ( Illinois dans Fart, de la gymnastique et des tours de force. Les guerriers brandissaient leurs sabres avec une adresse extrême, se portaient et paraient les coups les plus terribles, tournaient inces
samment sur eux-mêmes, faisaient des sauts et des cabrioles à rendre jaloux les plus habiles de nos clowns, et déployaient dans tous leurs mouvements une rapidité, un entrain, un esprit inima
ginables. Le parterre riait aux éclats, et il avait raison. Cette parade de foire était assurément ce qui lui plaisait le plus dans toute la pièce, et elie n’avait été introduite dans le sujet que pour fournir l’occasion d’une scène à tours de force. — Mais encore l’idée d’en
cadrer ainsi une scène purement grotesque dans l’intrigue même du drame, et de la rattacher, comme incident, au développement général du sujet, indimie-t-tfftëchez les Chinois une certaine délicatesse de goût et d’intelligence qu’il est impossible de ne pas re
marquer En France, le peuple s’amuse à voir Auriol grimpant sur des bouteilles; il n’en demande pas davantage pour rire et applau
dir Les Chinois seraient plus exigeants : ils voudraient qu’Auriol eût une raison pour ee tenir en équilibre sur des bouteilles, et que ie tour de force se trouvât, amené par Faction naturelle d un drame.
I e combat dura près d’un quart d’heure; puis le roi revint, et je crus comprendre qu’il aecôrdait la main de sa fille au prince dont la trouoe était demeurée maîtresse du champ de bataille. C’était le dénoûment. Tous les acteurs sortirent de la scène, et un nouvel écriteau annonça le commencement d’une autre pièce.
C. Lavollée.
pitale, entre les deux hiérarchies, que l’une est aujourd hui réelle, trop réelle peut-être, car elle est poussée à l’excès, tandis que l’autre était purement nominale et le plus sou
vent illusoire, aussi longtemps du moins que subsista en France le vrai régime féodal, c’est-à-dire avant Louis Xi.
Que l’on imagine aujourd’hui, dans la France telle que nous la voyons, des maires, des préfets et des sous-préfets, unis par un lien administratif et, censés relever du pouvoir cen
tral, mais en réalité faisant chacun en son particulier tout ce que bon lui semble, maître de la force publique, avec le droit- de faire pendre, celui de corvée et de faille, disposant par le fait des fortunes privées, et de la vie des hom
mes, et de l’honneur des femmes, et l’on se pourra faire quelque idée affaiblie du beau régime féodal.
Voilà ce qui a fait le bonheur de la France et le ferait encore. Mais comment redonner la vie à ce cadavre décom
posé dont les derniers grains de poussière flottent depuis trois quarts de siècle au vent révolutionnaire? Mon Dieu ! l’expédient est simple. Il s’agit de reconstituer, sur toute la surface de la France, par le moyen des majorais et du fa
meux droit d’aînesse, une pairie héréditaire. Le personnel en est illimité et tous peuvent y parvenir. Les pairs de France nommeront des représentants qui formeront la chambre hante, sous le titre de représentants des pairs de France, il y aura une chambre des députés nommée par le suffrage universel et un monarque héréditaire. En cas de vacance du trône par extinction d’héritiers, les chambres désigneront la famille qui devra l’occuper à titre également héréditaire. Nul impôt ne sera perçu qu’il ne soit voté par les chambres. Tous les délils seront jugés par le jury ; la presse sera entièrement libre. Le roi sera irresponsable et les députés inviolables. Ils pourront mettre en accu
sation les ministres et les traduire devant la chambre des représentants des pairs de France ; bien plus, si le roi s’obstinait à vouloir garder ses ministres contre le vœu parle
ment; ire, ils pourront les destituer à la majorité des voix; le roi devra les remplacer clans le délai de vingt et un jours, et, à son refus, les deux chambres elles-mêmes y pourvoiront.
Voilà ce que M. le marquis de Chanaleilles appelle le gouvernement féodal. Rien ne saurait mieux prouver l’inanité du mot et même de la chose; sans cette inscription, il nous eût semblé voir l’idéal et le parangon du régime constitu
tionnel. Mais, en y bien regardant, nous arrivons à des conclusions toutes différentes.
Qu’est-ce que ce monarque, héréditaire ou non, forcé d’accepter ses ministres de la main d’une assemblée, sinon un président de république?
Qu’est-ce que le suffrage universel, le jury, la liberté de la presse, l’égalité de tous devant la loi, sauf les majorais bien entendu, l’accessibilité de tous aux premiers postes, sinon la république même?
El quant aux majorais, au droit d’aînesse, aux pairs de France et à leurs représentants, qu’ajouteront ces excroissances aristocratiques à la vitalité du corps social, en sup
posant qu’il fonctionne selon la formule et cjue le suffrage universel ne s’avise pas de défaire au premier jour ce qu’il aura consacré? car on sait déjà que c’est assez sa coutume,
el qu’il n’est guère en ses arrêts « semblable à Dieu, qui obéit toujours, selon la belle pensée de Retz, à ce qu’il commande une fois. »
Cette constitution ne ressemble pas mal à ces monstres du paganisme qui à des pieds de bouc joignaient quelque corps d’homme el une tête de chimère. Le bien, toutefois, l’emporte de beaucoup sur le mal, et, sauf l’ingrédient hybride de la pairie, il y aurait encore moyen de s’accommoder d’un tel pacte. Mais M. de Chanaleilles se trompe évidemment
quand il se d.t féodal et monarchique; je le tiens, moi, et c’est un sentiment que partageront tous ceux qui les présentes verront ou qui, bien mieux, liroift le livre, pour excellent républicain.
Je ne pense pas me tromper en indiquant ici la cause de celle singulière et rétrospective préoccupation féodale.
L’auteur s’indigne et s’afflige de la neutralité, de l’inaction gardées par la noblesse française : il lui voudrait un autre rôle. Cette aspiration, ce chagrin partent d’un sentiment hautement honorable, et que nous ne saurions blâmer. Eh bien ! monsieur, qui vous retient, vous et vos pairs, de re
prendre ici-bas l’influence, le rang propres à vos mérites? La nation ne vous repousse pas, bien au contraire : nulle au monde ne porte plus loin qu’elle l’amour des noms connus, retentissants, et des positions acquises. Elle i’a prouvé au plus fort de ses récentes effervescences, en renommant aux assemblées tant de politiques éteints et de grands hommes émérites. Vous avez par le nom seulement une grande avance sur une immense masse de vos concitoyens. Vous avez de plus la fortune, les loisirs précieux qu’elle donne pour l’étude, la considération qui s’y attache partout ; vous avez, en un mot, ces trente ans gagnés sans peine dont parle Pascal, et qu’il nous faut, à nous, péniblement parfaire et reconquérir pied à pied. Quelles entraves donc pourraient vous re
tarder? Je n’en vois pas. Attendrez-vous que vous soyez re
constitués à l’état de caste et de pays dans le pays, pour vous mêler à ses travaux et à sa vie ? Outre que ce serait
attendre l’écoulement d’une rivière, vous courriez alors, mais seulement alors, la chance de lui être suspects, ce que vous n’êtes pas aujourd’hui. Dans tous les cas, soyez bien assuré, je vous le dis d’une conviction profonde, que les privi
lèges héréditaires seront sans action pour vous acheminer au but où vous voulez atteindre. Les majorais n’y feront rien. Le pouvoir, le crédit, la juste renommée, ne se décrètent pas; ils se prennent
Félix Mornand.
Souvenir d’un voyage ena Chine.
M. Charles Lavollée est à la veille de publier sous ce titre une piquanle et curieuse relation de son voyage en Chine, il a bien voulu nous permettre d’emprunter à ses feuilles inédites un chapitre que nous offrons en primeur à nos abonnés.
SING-SONG OU THÉATRE CHINOIS.
..........Il devait y avoir dans File happa mi sing-seng ou spectacle offert au peuple par la corporation des mmprnrfoi es.
J’étais assez intrigué de savoir où le spectacle pouvait se jouer; il n’y a, sur Filé Lappa, qu’un petit village, des collines et des champs de riz; et, dans une promenade que j’avais faite de ce côté deux jours auparavant, je n’avais remarqué aucune construction qui dut servir de théâtre. Grande fut ma surprise lorsque mes yeûX décou
vrirent un vaste bâtiment carré parfaitement couvert, qui semblait être sorti de terre par enchantement. — En moins de vingt-quatre heures, une centaine de chinois avaient bâti avec une-charpente eu bambous et des murailles en nattes ou immense édifice qui pouvait contenir plusieurs milliers de personnes.
L’intérieur de la salle était divisé en trois parties : la scène d’a bord, occupant un côté du carré et élevée de quelques pieds au-des
sus du sol; puis le parterre, où la fouie entrait gratuitement; enfin une galerie assez large qui dominait ie parterre, et à l’entrée de la
quelle il fallait payer quelques sapèques. Ou avait eu l’attention de disposer quelques chaises pour les Européens qui devaient honorer le spectacle de leur présence; dans le reste de la galerie comme au parterre, les spectateurs étaient obligés de rester debout.
Au moment où j’entrai, la salie se trouvait déjà comble ; le parterre surtout était curieux à voir. — De ma loge, mes regards plon
geaient sur une multitude de têtes chauves, constamment foulée et refoulée par le mouvement continuel des entrées et des sorties. ( soit pour ne pas être séparés d’un ami, soit pour garder un point d’appui au milieu de cette houle qui les entraînait eu tous sens. Du reste, le plus grand silence régnait dans les diverses parties de ia salle ; il n’y avait d’yeux et d’oreilles que pour la scène.
A la gauche du théâtre, sur la scène même, s’élevait une petite estrade sur laquelle était, placé l’orcliestre. Le violon à deux cordes,
la ili ite, ie tambour, le lamtam, les cymbales, un cercle en os sur lequel on frappe comme sur un tambour avec deux petites baguettes eu bois très-dur, voilà quels étaient les instruments que je pouvais, dénia place, distinguer entre les mains des virtuoses. Les acteurs occupaient le reste de la scène, qui était complètement dépourvue de décors. J’employai mes premiers instants à demander quelques renseignements sur les acteurs et sur les procédés scéniques des Chinois. Je me trouvais heureusement placé auprès d’un Anglais, qui avait assisté à plusieurs représentations du même genre.
— Il n’y a pas en Chine comme en Europe, me dit mon voisin, de théâtre fixe et régulier. Dans Ses grandes villes on a construit quelques salles de spectacle, mais elles ne s’ouvrent que rarement et à intervalles très-inégaux. Les maisons des riches mandarins renferment ordinairement un théâtre sur lequel on donne des repré
sentations les jours de gala. Dans les petites villes on a bientôt fait de bâtir une salle : le bambou et les nattes suffisent. Quant aux ac
teurs, ils vont par troupes nomades, Comme des bohémiens, et par
courent continuellement les divers points de la province, se portant ou s’arrêtant partout où l’on a besoin d’eux. Chaque troupe a son répertoire, son attirail de costumes, son arsenal d’armes, sa collec
tion de fausses moustaches et de queues posticiies ; et vous pourrez vous convaincre que c’est une lourde charge, car une troupe chi
noise est organisée pour jouer tous les genres : la haute comédie, la tragédie aussi bien que les farces et les tours de force ; mais,
grâce aux nombreux canaux qui sillonnent la Chine, elle peut se transporter facilement d’un point à un autre sur une grande jonque qui lui sert de demeure. Le théâtre est parfaitement libre ; il n’y a contre lui ni interdiction ni censure. Vous verrez des rois, des dieux même tournés en ridicule; le peuple s’en amusera, et !a police ne s’en fâchera pas. Du reste, la plupart des sujets sont empruntés à l’histoire des anciennes dynasties , en sorte que ie souverain actuel aurait très-mauvaise grâce à se formaliser de ces moqueries tout à fait rétrospectives. Le répertoire chinois est extrêmement riche. Ici vous ne verrez guère représenter que des farces ou des mélodrames,
qui se prêtent à une bruyante mise en scène et s’accommodent mieux au goût de ces masses populaires ; sur les théâtres particu
liers des mandarins, les acteurs jouent des pièces d’un tour plus noble et plus délicat... Mais, attention! voici une autre pièce qui commence ; vous y trouverez plus d’intérêt qu’à tous mes discours...
Des cris d’approbation : Ain ! oïa ! se firent entendre dans l’enceinte de bambou ; une partie du parterre se retira et. laissa la place à de nouveaux arrivants. Les acteurs sortirent tumultueusement par Fuji des côtés de la scène, tandis que, de l’autre côté, un homme vêtu d un riche costume s’avançait lentement.
•— Comment ! pas d’entr’acte ?
— A quoi bon un entracte, puisqu’il n’y pas de décors? Yous ne voyez pas non plus de rideau. Les Chinois ne connaissent pas tous ces raffinements : une pièce est finie, une autre commence. On a soin seulement de changer les écriteaux qui sont pendus des deux côtés du théâtre pour indiquer le titre de la pièce que l’on joue...... Tenez, l’acteur, sans doute un des principaux personnages delà pièce, récite le prologue......En effet, Facteur qui venait de paraître
en scène se mit à entonner une espèce de récitatif, moitié parlé, moitié chanté, pendant lequel l’orchestre l’accompagnait, mais len
tement et à sons voilés, pour que les spectateurs pussent entendre très-distinctement la voix, d’ailleurs très-criarde, du personnage.
Le prologue terminé, le drame commença réellement ; de nombreux acteurs entrèrent sur le théâtre, et se placèrent avec un cer
tain ordre, les uns à droite, les autres à gauciie, laissant au milieu d’eux un espace libre destiné aux principaux personnages.
Ce qui me frappa d’abord, ce fut la richesse des costumes. La plupart des personnages étaient vêtus de longues robes couvertes de broderies et de dorures. La forme de ces robes, la coiffure et la chaussure des personnages ne ressemblaient en rien aux modes actuelles, et suffisaient pour indiquer que le sujet de la pièce était em
prunté à l’histoire des anciennes dynasties. Je fus eu vérité surpris
de voir tant de luxe sur les planches d’un théâtre populaire et sur le dos d’acteurs ambulants.
Il me faudrait faire aujourd hui une grande dépense d’imagination pour être en mesure de raconter exactement le sujet de ta pièce. Je ne comprenais pas un mot de ce qui se chantait sur la scène; et d’ailleurs mes yeux étaient trop occupés parle spectacle pour qu’il me vint à l’esprit de chercher à saisir ie fil, très-simple peut-être, de l’intrigue chinoise.
Je vis pourtant que dans la pièce il y avait un roi ; que ce roi avait une fille; que cette fille avait plusieurs amoureux, des princes sans doute; que chacun de ces princes avait une nombreuse suite, et. que le cœ.ur ou la main de la fille du puissant monarque était le pivot autour duquel tournaient l’ambition ou l’amour des princes et l’intérêt du drame. — Je ne prétends pas que ce plan soit très-original ; mais donnez à tous ces sentiments, à tous ces personnages
l accoutrement chinois, et vous obtiendrez, au bout du compte quclq.no chose d’assez bizarre. . . -
Autant que je pus le remarquer, le roi avait la manie des discours. Monté sur une estrade qu’on apportait exprès sur le théâtre lorsqu’il entrait en scène, entouré d’une foule de mandarins et de soldats, il débitait de longues harangués, et, à entendre les sons
rudes, saccadés, hachés que les monosyllabes chinois produisaient en sortant de son gosier, on eut pu croire que Sa Majesté avait le hoquet. Tantôt sa voix seule se faisait entendre; tantôt elle était ac
compagnée par l orchestre, et le discours devenait un chant dont notre langue ne saurait imiter la singulière harmonie. — A certains moments, les mandarins, debout auprès de l’estrade, répondaient et chantaient des chœurs, toujours avec le secours de l’orchestre. — Lorsque la fille du roi s’avança pour la première lois sur le théâ
tre, il se fit dans toute la salle un grand silence. L’actrice qui jouait ce rôle était coquettement vêtue d’une robe de soie brodee ; sur sa tête s’élevait un échafaudage de magnifiques cheveux noirs, soutenu par des épingles d’or ; elle avait aux bras et aux jambes de ri
ches bracelets, et elie se balançait, comme une tige flexible, sur de petits pieds qui eussent été admirés dans le royaume de Lilliput. Aussi était-elle soutenue par deux femmes, ses servantes, ou plutôt, ses dames d honneur (puisqu’il s’agit d’une princesse), portant l’une un écran, l’autre un éventail. Sa figure paraissait des plus gracieu
ses, et les cils de scs yeux, fendus en amandes allaient rejoindre ses tempes, grâce à l’artifice très-connu d une ligne noire tracée au pinceau. — Que dites-vous de ce personnage ? me dit mon voisin.
—Mais il me semble qu’elle a tout à fait hou air, et qu’elle joue ia princesse à merveille.
— Eh bien, cette prince## est tout simplement un Chinois ? — Un Chinois !
— Oui, un chinois qui s’est fait femme. Les dames en Chine ne paraissent jamais sur ia scène. Tous les rôles sont remplis par des hommes.
— Que me dites-vous là ?... Passe encore pour les cheveux, pourbien d’autres choses encore ; l’art explique tout.— Mais cette figure, mais ces pieds microscopiques !......A moins que les Chinois n’aient
des idées microscopiques sur les sexes, je me résoudrai diflilément à croire que cette jeune princesse ne soit point une femme, et même une jolie femme.
— Je vous répète que cette femme est un homme......Mais écoutez ; C’est à son tour de chanter.
Le violon à deux cordes joua une ritournelle, puis une voix extrêmement line et délicate se fit entendre à la reprise de l’air dont le rhythme, lentement mesuré, exprimait la plainte et le désespoir. Je ne pouvais revenir de ma surprise ; mon ckerone ne cessait de me
répéter que cette voix de femme si parfaite, si naturelle, sortait d’une poitrine d’homme; mes yeux et mes oreilles protestaient contre la vraisemblance d un déguisement aussi complet !
La jeune tille sortit à pas lents ; et les autres acteurs qui s’étaient retirés pendant l’entrevue rentrèrent sur le théâtre. Alors recommença le tapage de l’orchestre et des chants. — Ce n’était probablement jtas sans intention que Fauteur avait placé une scène d’émo
tion calme au milieu des scènes bruyantes et désordonnées qui formaient le fond de son drame. S’il n’avait point cherché à créer un contraste, du moins avait-il jugé nécessaire de donner quelques instants de répit aux oreilles et aux yeux du spectateur, qui, tout grossier qu’on ie suppose, doit être ménagé dans les élans et dans les fatigues de son enthousiasme. Quoi qu’il en soit, l’auditoire, re
posé par l apparition de la jeune fille comme par ie silence d’un entr’acte, accueillit avec plaisir le retour des grandes robes brodées et des longues moustaches.
— Observez bien tous les détails, me dit mon Anglais ; il ne faut rien perdre.... Yoyez-vous çet acteur qui s’est séparé du groupe et qui fait le tour de la scène en courant avec une petite jonque en bois qu’il tient sons le bras?... C’est un messager du roi. Il est en mission, et la jonque signifie qu’il traverse la mer... Le voici qui s’ar
rête : il est arrivé... Bien!... Maintenant, il refait deux tours en sens
contraire ; cela veut dire qu’il revient et rapporte la réponse-.. Il se prosterne devant le roi ; il rend compte de sa mission, _ et le roi sa
tisfait lui accorde un bouton de mandarin... Les chinois se prêtent
tt ès-volontiers à ces fictions, et ils comprennent merveilleusement la pensée de l’auteur. Avouez que le procédé est commode !
— Assurément. Les Chinois ne connaissent guère Aristote ni les trois unités... Après tout, c’est affaire de convention, et le drame n’en est peut-être pas plus mauvais... Mais il me semble que de grands événements se préparent. Yoici tous les acteurs qui se mettent en mouvement et se divisent en (leux bandes. Le roi sort pré
cipitamment... Attendons!... Les guerriers tirent leurs sabres; il paraît que nous allons assister à quelque parade ou à une bataille... Pourquoi ces hommes, qui sont à ia gauche de la scène, s’avisentils de tenir entre leurs jambes ces grands pieux en bois? Cela n’a rien de gracieux, à ce qu’il me semble.
— Ayez, je vous prie, un peu plus de respect pour cette vaillante troupe. C’est l’escadron de cavalerie, l es pièces en bois sont chargées de représenter les chevaux. Invention de mise en scène, absolument dans le même goût que la jonque du messager.
— A la bonne heure. J’avoue, du reste, que je ne m’attendais pas avoir une bataille sur un théâtre chinois. Les chinois se battent donc ? Ils n’ont pourtant pas la réputation d’être très-belliqueux.
— Ils se sont battus autrefois, et beaucoup, à ce qu’ l paraît; car un grand nombre de pièces de l’ancien répertoire renferment quel
que scène tout à fait guerrière, semblable à celle que nous allons voir. Il y aura toujours des héros de comédie... L’orchestre entonne le chant de guerre, et la cavalerie s’ébranle.
En effet, le chant de guerre remplit tout le théâtre d’un affreux tintamarre de taîntam, et surtout de gong ; c’était à se croire dans une ville de chaudronniers. — Les pieux de bois se cabrèrent, et le combat commença sur toute la ligue!
Cette partie du drame me donna la plus haute idée de l’habileté des ( Illinois dans Fart, de la gymnastique et des tours de force. Les guerriers brandissaient leurs sabres avec une adresse extrême, se portaient et paraient les coups les plus terribles, tournaient inces
samment sur eux-mêmes, faisaient des sauts et des cabrioles à rendre jaloux les plus habiles de nos clowns, et déployaient dans tous leurs mouvements une rapidité, un entrain, un esprit inima
ginables. Le parterre riait aux éclats, et il avait raison. Cette parade de foire était assurément ce qui lui plaisait le plus dans toute la pièce, et elie n’avait été introduite dans le sujet que pour fournir l’occasion d’une scène à tours de force. — Mais encore l’idée d’en
cadrer ainsi une scène purement grotesque dans l’intrigue même du drame, et de la rattacher, comme incident, au développement général du sujet, indimie-t-tfftëchez les Chinois une certaine délicatesse de goût et d’intelligence qu’il est impossible de ne pas re
marquer En France, le peuple s’amuse à voir Auriol grimpant sur des bouteilles; il n’en demande pas davantage pour rire et applau
dir Les Chinois seraient plus exigeants : ils voudraient qu’Auriol eût une raison pour ee tenir en équilibre sur des bouteilles, et que ie tour de force se trouvât, amené par Faction naturelle d un drame.
I e combat dura près d’un quart d’heure; puis le roi revint, et je crus comprendre qu’il aecôrdait la main de sa fille au prince dont la trouoe était demeurée maîtresse du champ de bataille. C’était le dénoûment. Tous les acteurs sortirent de la scène, et un nouvel écriteau annonça le commencement d’une autre pièce.
C. Lavollée.