Les gens comme il faut.
..........C’est la noblesse de nos jours ; une sorte de monde à part, subsistant en dépit de l’égalité au milieu de nos so
ciétés lés plus avancées, mais dont les bornes sont du moins fort aisées à franchir. Toutefois, parmi les titres qu’on peut indifféremment produire pour en faire partie, tels que la naissance, la fortune, le crédit ou la célébrité, il en est un qui appartient plus particulièrement à notre époque: c’est ce je ne sain quoi qu on nomme distinction. Qu’entendon par là? Personne n’en sait rien, et il n’importe. Le mot définit suffisamment la chose aux yeux de ceux qui s’en servent, en leur permettant.de lui donner le sens qui leur plaît le plus. La vanité perd si peu son empire, qu’il lui faut partout des distinctions, — et cela ne signifie au fond que l’estime qu’on fait de sa propre personne dans la personne d’autrui.
Il est donc très-difficile de savoir au juste où commence la classe des gens comme U faut, et surtout de le dire sans blesser personne. On peut trouver bizarre que certai
nes qualités soient jugées indispensables pour être rangé au nombre de ceux que la société désigne ainsi, et qu’en même temps aucune de ces qualités ne suffise pour faire un homme comme il faut. Cependant rien n’est plus com
mun que cette contradiction. La richesse ne suffit pas pour porter ce titre; mais on n’y a qu’un bien faible droit si l’on n’est riche, ou si l’on ne passe pour tel. La noblesse, sem
ble le donner, mais ne suffit pas pour le faire valoir. On peut y arriver par la célébrité, pourvu que cette célébrité soit accompagnée d’autre chose. Quant à ce qu’on nomme distinction, c’est, de l’aveu de tous, une qualité nécessaire; mais il est vrai de dire qu’on ne l’accorde guère qu’aux gens dont on veut se faire distinguer soi-même.
Avant d’aller plus loin sur ce terrain scabreux, je dois ici à mes lecteurs une déclaration moins intéressée. Ce n’est point dans le but de les scandaliser par les lieux com
muns ordinaires contre les hautes classes que j’ai pris la liberté de les choisir eux-mêmes pour sujets de mes ré
flexions. Je n’apporte dans cet examen aucun autre parti pris que celui de la vérité; et si malheureusement toutes les vérités ne sont pas bonnes à entendre, j’espère néan
moins qu’ils me sauront gré de n’en rien déguiser dans l’intérêt général qu’on doit toujours avoir eu vue quand on écrit.
Les gens comme il faut sont et seront toujours, quoi qu’on en dise, les véritables rois de la société. C’est à l’éducation, la politesse, l’esprit ingénieux et délicat dont ils perpétuent,
au milieu de ses changements, la tradition et l’exemple, que notre époque doit presque tout son éclat; c’est leur carac
tère doux et sociable qui tempère l’àprelc de nos mœurs politiques; enfin c’est grâce à l’autorité même dont ils jouissent par leur naissance, leur position ou leurs services, que l’ordre public se maintient encore dans notre pays avec cette régularité qui fait l’envie et l’admiration de toute l’Europe.
Voici maintenant le secret de leur faiblesse:
Je le reconnais : les gens comme il faut ont tous les privilèges, sauf un seul· ; mais c’est précisément celui dont les bonnes mœurs ne sauraient longtemps se passer, iindépen
dance. — Maîtres de tout ce qui les entoure, ils ne le sont pas d’eux-mêmes. Leur existence est liée par des besoins innombrables à un ordre de choses sans lequel ils ne seraient plus rien; le respect humain, la bienséance, les en
gagements, les devoirs, et bien plus encore les nécessités de position... Eh! qui pourrait énumérer tant de fils imper
ceptibles dans lesquels l’opinion les enlace ; fils d’araignée, je le veux bien, mais que leur nombre rend de jour en jour plus difficiles à rompre, — d’autant plus, s’il faut tout dire, que l’habitude les renforce en même temps qu’elle empêche d’en sentir le poids; car l’opinion ne serait pas la reine du monde si l’habitude ne l’aidait cà gouverner les hommes en lui dérobant secrètement la moitié de son empire.
Il y a certains préjugés dangereux qui enveloppent l’homme du monde dès le berceau, et qui sont pour son esprit comme des langes dont il garde toujours l’empreinte. Ce n’est pas de la noblesse que je veux parler; car ce préjugé n’existe guère plus que de nom, mais de ce qu’on ap
pelle, dans le langage des gens comme il faut, le rang, la position; en un mot, c’est de la noblesse d’aujourd’hui, celle à laquelle la vanité de chacun confère les titres et les distinctions qui lui plaisent. C’est en vain que l’esprit d’é­ galité travaille à les faire disparaître par une solde de ni
vellement général; nos mœurs, plus puissantes en cela que la politique, s’obstinent à en maintenir du moins l’appa
rence. Ce n’est pas que parmi ces distinctions il n’y en ait quelques-unes de très-naturelles et de très-légitimes, telles que celles qui naissent du mérite personnel, rie l’éducation ou de l’usage; mais, outre qu’elles s’effacent de jour en jour, il faut bien avouer que ce sont celles dont nous paraissons faire aujourd’hui le moins de cas. Tout au contraire, les distinctions qui exercent encore dans le grand monde un empire tyrannique sont précisément celles qui dépendent presque entièrement de l’opinion, telles que la n issance, la fortune, etc., et, comme pour mettre le comble à notre inconséquence, les plus vaines, les plus frivoles de toutes,
celles qui ne reposent que sur des riens, dont le caractère est si imperceptible qu’il serait impossible de le définir, décident aujourd hui sans appel de la plupart de nos rap


ports dans la société. — On dirait que la vanité, poussée


pour ainsi dire dans ses derniers retranchements parla ruine de tous les préjugés derrière lesquels elle se réfugiait encore, s’est ingéniée à créer une nouvelle espèce de dis
tinction; et, chose bizarre! tout en s’attachant à ce préjugé extrême, elle n’a pu lui donner un nom. Il ne signifie rien par lui-même, si ce. n’est ce besoin inextinguible que l’homme nourrit en soi d’être distingué de ses semblables. Voilà, j’imagine, l’origine de ce mot qui est aujourd’hui
dans la bouche de tout le monde. 11 ne veut rien dire; et cependant il a passé dans nos mœurs, il règle despotique
ment les relations de la société élégante et polie. Goût,
caprice, fantaisie, sentiment fugitif; il se {frété à tout sans exprimer aucune idée précise ; preuve caractéristique du vague de nos opinions et de l effacement de nos mœurs.
Ainsi ce mot de distinction n’a qu’un objet insaisissable, ou plutôt il n’ plus d’objet : c’est la dernière illusion de la vanité, l’ombre des vieux préjugés qui ont disparu ; et voilà pourquoi il s’applique tantôt à la supériorité que de
vrait donner la naissance, tantôt à celle qti’on s’efforce de tirer de la fortune ou des dignités, tantôt à ce je ne sais quoi qui plaît tant aux femmes et qu’on appelle le ton, la mode, les formes; quelque chose qui se sent, disent-elles, mais qui ne peut s exprimer. — A la bonne heure! voilà , sans contredit, de toutes les définitions, la plus commode,
parce qu’elle laisse à la vanité tous ses droits. Chacun de nous devient ainsi le maître de créer des distinctions, et de mettre un haut prix aux qualités qu’il croit avoir soi-même.
Mais une pareille valeur peut aisément passer pour fictive aux yeux ries gens sensés; elle se déprécie d’ailleurs ellemême en devenant aussi banale, et il faut bien convenir que ce que tout le monde possède ne vaut plus rien.
Un mot va achever de nous éclaircir ce qu’il y a d’équivoque dans la condition actuelle ries gens comme il faut ; et ce mot, le lecteur a pu mainte fois le surprendre dans la bouche de quelques personnes qui survivent encore à cet ordre de choses déjà si loin de nous, appelé iancien régime : c’est qu’il n’y a presque plus de gens comme il faut.
•— «Entendons-nous, me disait à ce sujet une dame dont l’âge n’avait pas émoussé la sagacité; je ne prétends con
tester à personne un titre dont on est aujourd’hui si prodigue. J’affirme seulement qu’il n’a plus la même signification qu’autrefois, et qu’un bon nombre de ceiix qui le por
tent n’ont aucune des qualités que nous désignions alors par celte expression dans le langage du monde. Ne croyez point m’embarrasser en me pressant sur ces qualités, et me réduire, à vous répondre par un je ne sois quoi ; elles n’é­
taient nullement chimériques, et tenaient beaucoup Inoins que vous ne l’imaginez peut-être aux préjugés de l’époque.
Les plus saillantes, et qui distinguaient vraiment alors l’homme comme il faut de 1 homme du commun, étaient la dignité et la politesse, c’est-à-dire, pour ne point laisser de doute dans votre esprit, le respect rie soi-même et ce
lui de ses semblables. Or, si vous me permettez d’en croire à ce sujet mes yeux et mes oreilles, ces deux qualités se sont bien affaiblies; dirai-je qu’elles s’effaceht de jour en jour. Quant à la dignité personnelle, cil reirouverez-vous des exemples bien nombreux dans une soeiélé où l’on ne s’appartient plus, ou l’on change d’idées et de caractère au gré des circonstances, où les gens faits pour servir de modèle aux autres, pour honorer par leur conduite l’indépen
dance de nos vieilles mœurs françaises, sont les premiers à vendre leur conscience au plus offrant, et à renier aujour
d’hui par servilité, on, si vous t’aimez mieux, par ambition, ceqn’iis adoraient la veille? Sans le respect de soi-même, un homme eût-il la fortune, la noblesse, la célébrité, peutil être appelé comme iljanti En quoi esl-il au-dessus de l’homme de rien qui emploie les mêmes moyens que lui pour parvenir au même but? Vous me direz que cette absence de mœurs et de dignité dans la vie civile est le fruit du scepticisme de l’époque; mais que.m’importe la cause? Ce sont les effets que je juge et que. je déplore. — Quant aux mœurs privées, sans doute la politesse n’en a pas entière
ment disparu; mais convenez avec moi que cette qualité n’a plus aucune valeur dès qu’elle se réduit à de pures for
malités, et que, si elle subsiste encore, c’est pour ainsi dire par inconséquence. Une politesse froide et sèche dégénère
bien vite et sans qu’on s’en aperçoive en grossièreté. Quand on ne s’acquitte plus de ce devoir que comme d’une obli
gation, il est très-naturel qu on néglige ce qui peut seul lui donner du prix aux yeux des hommes, c’est-à-dire l’appa
rence de la sincérité. Ce n’est plus qu’une démonstration indifférente dont on se lient bientôt quitte à quitte.
« Nos salons ressemblent aujourd’hui à un champ de foire, où l’on se presse, se croise, se coudoie sans faire attention les uns aux autres; chacun y est pour son compte; les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Je. ne sais quelle vanité gourmée y tient lieu d’esprit et de contenance. On dirait que les préoccupations personnelles en ont banni à jamais la conversation. C’était là cependant, si je puis m’exprimer ainsi, le délassement le plus raisonnable de l’oisi
veté. l’esprit français en avait fait à la fois un art et un plaisir délicat où les deux sexes se communiquaient réci
proquement ces qualités sans lesquelles le commerce du monde est insupportable : le bon sens, la douceur, les agré
ments du langage. C’était en un mot la véritable école de la politesse, où, comme disaient nos pères, on a< prenait à vivre. Expression fort juste, car les douceurs de la vie ne se composent guère, que de ménagements mutuels; et c’est surtout la politesse qui en donne l’usage.
« Malheureusement le goût de la conversation s’est presque entièrement perdu au milieu d’une société tout occupée du soin de ses affaires, et qui n’a que quelques moments de lassitude ou d’ennui à donner aux plaisirs. Si l’on se ras
semble encore, ce n’est plus pour passer le temps, mais pour en sacrifier une partie aux usages du monde, aux bienséances, aux cérémonies, domaine dont les femmes tien
nent toujours le sceptre. Comme on s’y borne à accomplir un devoir, on s’en tient naturellement aux compliments que la politesse a rendus nécessaires ; c’est ainsi que tout devenant formalité dans la soci< lé contribue à en chasser l’agrément, et que la conversation, qui ne. subsiste que par l’at
trait de l’esprit, se voit remplacée par un babil insignifiant ou de fades civilités. »


— Ce discours acheva de me convaincre d’une chose dont j’étais déjà à demi persuadé : c’est que les gens appelés


comme il faut ne vivent plus aujourd’hui, à quelques exceptions près, que sur le crédit de leurs aïeux; et de là vient peut-être qu’il y a tant de gens qui passent pour tels, car tout le monde est riche a crédit. — En outre il me semble que cette petite vanité n’est pas fondée sur un préjugé solide et qui se soutienne par lui-même, comme l’était autre
fois l’idée de noblesse; car, comme elle ne se rattache qu’à d’infiniment petites distinctions, chacun est libre de les in
terpréter en sa faveur. U en résulte que ce titre d’homme comme il faut n’a de valeur que dans l’opinion que chacun se fait de son propre mérité, ce qui est bien peu de chose. Disons plus; ces distinctions, soit anciennes, soit nouvel
les, ne sauraient se soutenir aujourd’hui sans la fortune qui, étant le seul privilège réel dans notre société, leur donne encore un certain lustre aux yeux des gens du monde; car il n’y a plus d’autre prestige qui puisse les faire valoir. — Pour être un homme distingué, il faut donc être riche, ou du moins le paraître.
Toutefois il entre encore une. dernière idée dans cetie expression d’abord si vague et qui peut achever de la définir. Elle laisse assez entendre que les hommes qui ne doi
vent leur fortune qu’à eux-mêmes n’ont droit au titre de gens comme il faut qu au moment où ils jouisent en repos dn fruit de leurs soins; en un mot, toute idée de travail, ou du inoins d’industrie, semble en être exclue comme incom
patible avec la distinction. S’il y a des exceptions à cette règle, ce n’est guère qu’en faveur des gens qui occupent des emplois publics. ·— Comme s’ils étaient en effet les seuls qui pussent être admis sans avoir besoin de faire leurs preuves d inutilité.
Jl faut avouer que jamais l’antiquité ne connut ces étranges distinctions. Dans les républiques grecque ou romaine, le même citoyen était tantôt occupé de ses affaires et tantôt de celles de. l’Etat ; mais il n’y avait personne dont les plaisirs fussent l’unique affaire. Chose étonnante! non-seulement la haute société renferme chez nous un certain nom
bre d’oisifs, mais encore ce sont eux qui lui donnent le ton ;
c’est sur eux qu’elle se règle; c’est à cette espèce de gens que. tout le monde voudrait ressembler; malheureusement il faut être fort riche pour jouir du plaisir ou de l’honneur de ne rien faire; et il y a fort peu de gens riches, fort peu
qui réussissent à le devenir. C’est là ce qui a donné accès à la classe des gens qui, n ayant ni la fortune, ni l’industrie et l’activité qu’il faut pour en acquérir, réussissent néan
moins à trouver une position qui leur assure l’aisance. Or, cette position leur est offerte dans les fonctions publiques, lesquelles exigent pour la plupart peu d’efforts, peu de tra
vail, peu de connaissances positives. — C’est donc assez légèrement qu’on déclame contre la manie des places, comme si c’était une faiblesse particulière à notre époque.. Ce n’est nullement une manie, mais un besoin pour certaines classes qui, sans les emplois publics, ne. sauraient se soutenir au niveau de leur position.
Voilà donc trois espèces de gens comme il faut : ceux qui, ayant la fortune, ont en même temps les loisirs ; ceux qui
ne jouissent de ces deux avantages qu’au prix d’un service rendu à la société, et enfin ceux qui ont acquis une certaine opulence par le commerce ou l’industrie. Mais il s’en faut de beaucoup que la même considération s attache dans le grand monde à ces trois genres d’individus; elle varie seulement suivant les époques. Les gens riches sont aujour
d’hui fort rares, et il est encore pins rare qu’ils 1e soient assez pour avoir l’aisance. C’est là ce qui a rehaussé dans l’opinion la classe des fonctionnaires publics, qu’on quali
fiait dédaigneusement autrefois du surnom d employés, et dont, à l’heure qu’il est, on se dispute, les places quand on ne se les arrache pas. Ajoutons, pour être justes, que si une partie de la noblesse ruinée a été la première à donner l’exemple sous l’Empire et la Restauration, c’était moins pour obéir à un besoin qu’à nn préjugé, celui du nom, qui est une si lourde charge quand on a perdu biens et chevances. Mais elle a été imitée depuis et peut-être surpassée par les autres classes dans cet envahissement du domaine, public; et l’on peut dire que les places sont aujourd’hui aussi nécessaires pour vivre aux gens comme il faut que l’air qu’ils respirent. Les uns s’y jettent pour suppléer honora
blement à la fortune qui leur manque; d’autres y cherchent un abri contre les vicissitudes politiques; d’autres enfin, et c’est le plus grand nombre, ne demandent à l’Etat que l’humble subsistance de chaque jour. Il n’est pas de père de famille qui n’y fonde sa sécurité pour l’avenir de ses en
fants. Tout le monde sert ou veut servir, selon le mot de Paul-Louis Courrier, non par servilité, mais par nécessité ;
et chaque révolution voit s’étendre el s’affermir cet étrange monopole.
Eaut-il insister sur les causes inévitables qui déplacent toute la paitie supérieure de la société, et la forcent, pour ainsi dire, à une dernière émigration sur ce territoire neu
tre où se rencontrent aujourd’hui les débris de toutes les puissances, l’administration publique? Oui, sans doute,
puisque cette tâche, toute pénible qu’elle est, peut éclaircir 1 histoire contemporaine et fournir quelques leçons utiles à ceux qui viendront après nous. Nous ferons dune remar


quer ici deux causes principales : la première, c’est la gêne


toujours croissante des classes que nous appelons riches; la seconde, qui tient de plus près aux mœurs de l’époque, c’est la recherche d’un état de choses se soutenant par luimême sans le concours de la volonté et des efforts indivi
duels, d’une société où chacun puisse trouver sa part d’existence sans rien apporter au fonds commun, de ce royaume d’utopie, en un mot, que nous promet le socialisme.
Nous sommes certainement, sinon le peuple le plus riche de l’Europe, du moins celui où il y a le plus de familles vi
vant dans une honnête aisance ; cependant nous sommes encore si pauvres, qu’on en trouverait à peine trois cent mille sur trente-six millions d’habitants jouissant d’un re


venu net de cinq à six mille francs. Les grandes fortunes y