sont fort rares comme partout; le niveau moyen est la médiocrité. Pour peu qu’on ait vécu , on n’aura pas de peine à convenir que, dans l’état actuel dé nos mœurs, cette mé
diocrité doit souvent toucher à la gêne. Nos besoins se sont tellement accrus depuis un demi-siècle, et leur progression devient de jour en jour si rapide, que la condition des gens aisés, tout en restant la même, se trouve déjà placée audessous d’eux par la force des choses. Le patrimoine qui faisait la richesse de la dernière génération suffit à peine à soutenir l’existence de celle qui lui a succédé. Cependant le prix des subsistances n’a pas sensiblement augmenté depuis
le commencement de ce siècle, et celui de presque tous les autres objets de consommation a diminué de près de moitié. C’est donc à l’accroissement des dépenses dans les fa
milles riches qu’il faut attribuer l’insuffisance actuelle de leur fortune, et les nouveaux besoins que crée et que pro
page l’habitude du luxe sont visiblement la cause de cette disproportion.
Pour qu’il ne reste plus de doute à cet égard, comparons le genre de vie suivi aujourd’hui par la classe moyenne avec celui qu’elle menait il y a tout au plus cinquante ans,
et prenons d’abord nos exemples où ils paraîtront le plus concluants, c’est-à-dire en province. Avec cinq à six mille livres de rente, nos pères passaient presque toute leur vie sans sortir de chez eux, envoyaient rarement l allié de leur famille au collège, plaçaient les cadets dans l’église ou dans l’armée, et mariaient leurs filles comme ils pouvaient, moyennant une dot des plus minces. Rien de dispendieux dans leur intérieur; les meubles héréditaires en faisaient presque tout 1 ornement et n’étaient jamais renouvelés que pour cause de vétusté. Leurs plus grands plaisirs consis
taient à faire ce qu’on appèlait des parties de campagne, c’est-à-dire â se festoyer les uns les autres par dés repas interminables, dont les vins du cru, les provisions de mé
nage et la basse-cour faisaient tous les frais. Ils se vêtis— saient chèrement à la vérité et avec le luxe de l’époque ; mais les habits de gala passaient souvent de père en fils
sans qu’on en changeât même la façon. L’argenterie brillait sur leur table ; mais ils mangeaient dans de la faïence et se contentaient de soupe aux choux et d’un morceau de petit salé pour tout potage. Quelques chiens de chasse, une ju
ment poulinière, destinée à traîner alternativement la herse et la carriole, composaient leur équipage, etc. Avec ce genre de vie, dont il reste, de nos jours, bien peu de traces, nos
grands-pères pouvaient, comme on disait alors , mettre quelques écus de côté au bout de l’année; et, tous leurs besoins satisfaits, il leur restait de quoi pourvoir, sur le surplus, à une partie de ceux de l’année courante. Ils étaient donc vraiment riches, malgré la médiocrité de leur existence.
Aujourd’hui, — le moment où je parle est déjà loin de moi, — l’héritier d’un patrimoine de cinq à six mille francs de rente passe encore pour riche aux yeux dés bonnes gens; mais la roue de fortune a tourné, et il se trouve en
réalité écrasé dessous. D’abord, ce n’est qu’à des conditions ruineuses qu’il s’établit en ménage. On peut compter un dixième au moins (et je ne dis pas trop) enlevé à son capi
tal disponible pour frais de contrat, corbeille de noces, ameublements à la mode, menues dépenses de toute sorte.
Puis vient le chapitre des plaisirs ; j’entends non seulement les amusements, les distractions convenables à de jeunes époux, mais lès plaisirs de convention, beaucoup plus coûteux. Outre les voyages à Paris, qui sont devenus de ri
gueur et dont un mari comme il faut ne peut se dispenser, il est fort rare que les nerfs de madame, aidés de la compli
cité du médecin, ne rendent pas chaque année nécessaire une excursion de santé aux eaux ou aux bains de mer. Arrive la saison d’hiver et les p ta us d’économie conjugale ;
mais on a compté sans les soirées de M. le sous-prél et, où l’on ne peut se dispenser de paraître, et même de briller un peu quand on est du beau inonde. Les toileltes de madame ne sont pas, à la vérité, fort coûteuses ; mais, par une émulation d’amour propre sur laquelle les femmes sont intrai
tables, elles doivent s’y succéder sans se ressembler. On ne peut guère se rendre au chef lieu d’arrondissement que dans sa voilure ; et d’ailleurs qu’est-ce qui n’a pas au
jourd’hui une demi-fortune? On a donc voiture et cheval a deux fus. Ce n’est pas une bien grande dépense, les frais faits ; mais le service de 1 écurie nécessite un domestique mâle. Le cheval de luxe est renouvelé avec perte au bout de quatre ou cinq ans ; la voiture est souvent échangée au protit du carrossier, et le domestique demande une augmentation de gages, etc.
Ce n’est là que le premier tableau, la lune de miel de la vie conjugale à cinq ou six mille francs de rente. Les tribu
lations de la famille ne vont pas tarder à la couvrir d’un
sombre nuage. ·— Voilà les enfants en âge de recevoir de l éducation, phrase solennelle que les grands parents ne prononcent pas sans frissonner ; un fils au collège, une fille au couvent, vont enlever à l’heureux ménage la moitié de son aisance, et le père, n’y pouvant suffire qu’en sacrifiant chaque année le plus clair de son revenu, prend le parti de retirer quelques capitaux que sa prévoyance avait placés, çà et là, dans de bonnes mains pour pourvoir à l’imprévu.
Comme on peut bien le penser, cet imprévu arrive avec l’exactitude impérieuse de la nécessité. Reste donc à régler plus prudemment les dépenses de l intérieur, à les ré
duire... Quel mot, quelle détermination pour des gens comme il faut? — On a le courage de la prendre, mais non la force de s’y conformer. Enfin arrive l’époque fatale où il faut marier sa fille, entretenir son fils au siège d’une fa
culté, lui faire prendre un état, abîme trompeur où vont s’engloutir les dernières ressources du père. — Le sacrifice est consommé; tout va rentier dans l’ordre. Plus de luxe, plus de voyages d’agrément, plus de dépenses inutiles. Heu
reux si l’on a su se ménager la part de la vieillesse. ·—Mais, faut-il le dire, le plus souvent l’aisance domestique n’est, dès lors, qu’un leurre qui sert à cacher la détresse de cha
que jour, et que l’hypothèque soutient en attendant le moment où elle en doit faire sa proie.
(La suite au prochain numéro.)


L’île de Wight.


Depuis que Londres est moins éloigné de Paris que n’é­ tait Chartres .il y a vingt-cinq ans, j’ai plus d’une fois cédé à la tentation de visiter ce pays, unique au monde, où les choses et les hommes, les institutions, les mœurs, les tra
vers même et les ridicules, tout enfin jusqu’au bon sens politique d’un peuple qui sait se gouverner, est empreint d’une singulière originalité et offre un perpétuel sujet d’é- lude aux touristes du continent. Dans une récente excur
sion, curieux de visiter l’Angleterre sous un de ses aspects les moins connus chez nous, j’avais entrepris une prome
nade pittoresque dans les comtés manufacturiers du nord et clans les Galles. Je m’étais arrêté surtout dans ces der
nières : Bangor avec son pont célèbre, sur le détroit du Ménaï; Cheslèr avec ses murailles et son vieux château, dont la teinte rosée produit un si bel effet dans le paysage, m’a­ vaient longtemps retenu.
Là j’avais trouvé cette verdure impossible à force d’être extraordinaire, cpii est un des traits distinctifs du paysage en Angleterre.
J’avais vu de ces arbres aux formes majestueuses, au feuillage gracieusement découpé, en un mot, de ces sites féeriques, tels que les dessins de Ilarding et de Cailow nous les représentent, et qui sont el doivent être pour nous un objet de doute tant que nos yeux ne se sont pas par euxmêmes assurés de la réalité. De toutes ces merveilles, j’é­
tais revenu ravi, enchanté ; et je n’avais eu garde de taire mon admiration devant quelques amis que j’ai sur le sol anglais. Eux aussi avaient visité ces différentes parties de leur pays et partageaient mes sentiments à cet égard; mais tous, quand je parlais de sites pittoresques, m’assuraient qu’auprès de l’ile de Wight tout ce que j’avais vu n’était rien.
A les entendre, c’était un petit Eden, un vrai paradis. Je me défiais bien un peu, je dois en convenir, de ces louan
ges immodérées ; je craignais que l’amour que chaque An
glais porte à sa souveraine ne lui eût donné en même temps une affection aveugle pour ce petit coin de terre où elle va chaque année se reposer des ennuis et des fatigues de la royauté ; je craignais enfin d’être ainsi l’innocente victime de cette admiration de la personne royale, rejaillissant patriotiquement sur filé enchantée.
Cette opinion, ou, si l’on veut, ce préjugé, n’avait fait que S’accroître à l’inspection de la carte, et, malgré le pro
verbe : « Dans les petites boîtes les bons onguents, » je ne voulais pas croire que je pusse rencontrer dans quelques centaines de milles carrés toutes les merveilles que l’on m’annonçait. Dernièrement enfin, renonçant, bien à regret, à un voyage en Ecosse, je me suis décidé à faire le tour de file. Je fai visitée en touriste et en artiste, c’est-à-dire lentement, m’arrêtant partout où un site quelconque, mer,
village, falaise ou château, attirait mes regards; et j’en suis revenu comme ceux qui m’avaient précédé, l’admiration dans le cœur et l’éloge sur les lèvres.
C’est ce voyage que je vais essayer de raconter ici. Guide fidèle autant qu’impartial, je Signalerai à mes lecteurs et le fort et le faible; je dirai au gourmet l’hôtel où il doit des
cendre pour trouver à coup sûr un bon dîner et surtout un bon lit ; notez ces deux points-ci, car nous sommes eu An
gleterre. Au touriste fashionable j’indiquerai les plages les plus unies et les plus agréables, celles vers lesquelles, dès le mois de juillet, accourt l’aristocratie des trois royaumes,
et enfin aux artistes je signalerai les endroits où ils devront s’arrêter, ceux dont ils devront se défier et qu’ils devront même laisser de côté. Je sauverai ainsi mes lecteurs de ce monstrueux abus des itinéraires, fléau du voyageur, et surtout du voyageur en Angleterre, dont je viens d’être la vic
time, et qui, pour arriver à vous faire connaître une chose remarquable, vous font passer auparavant par mille décep
tions. Je ne laisserai passer aucune occasion de marquer ces objets néfastes d’une croix noire qui dira à mes successeurs comme l’inscription de Pompéi : « Cane canem. »
Ils seront avertis alors ; je souhaite, qu’ils me croient sur parole, et qu’ils profitent à leur tour de mon expérience récente.
Nous nous trouvions déjà à la fin de juillet; les élections de Londres et de ses environs, auxquelles je venais d’assis
ter, et qui par leur caractère exceptionnel et leur étrangeté m’avaient, je dois l’avouer, si vivement intéressé, venaient de se terminer. Rien ne me retenait plus dans la capitale du Royaume-Uni, et je fis en peu de temps mes préparatifs de départ : un sac de nuit et un tabouret de peintre à la main, et sur la tête le petit chapeau de feutre, coiffure adop
tée indistinctement dans cë pays par les charretiers à la ville et les gentlemen à la campagne, composaient tout mon bagage. Ce modeste équipage devait nié siiiïire par
faitement pour une tournée de huit jours, que je voulais faire du reste au simple point de vue artistique, c’est-à- dire en laissant de côté toute prétention fashionable. Un matin donc nous parlions par le South-Eastern, et, en quelques heures, nous arrivions à Southampton ; je dis nous, car je n’étais pas parti seul.
j’avais pour compagnons deux joyeux Anglais; et que mes lecteurs ne se récrient pas trop sur cette épithète que j’em
ploie à dessein. En effet, l’un de ces deux amis est élève d’Alfred de Dreux et d’Eugène Lami, l’autre a passé plu
sieurs anpées en France : tous deux ont perdu ainsi au contact de notre pays cette froide roideur et cette demitristesse, si voisine du spleen, que fou rencontre si souvent
même chez les Anglais jeunes ; le premier, au contraire, a pris dans les ateliers de nos célèbres artistes un entrain, une gaieté, une verve taule française; et l’autre, qui, sans
être artiste lui-même, aime néanmoins et comprend les arts, a gagné de plus, dans la société parisienne, un peu de cette expansion que l’on est heureux de rencontrer dans un compagnon de voyage.
Après un coup d’œil donné à notre port d’embarquement, nous filions à toutes voiles et à toute vapeur dans la direc
tion de Cowes ; on aurait dit, à la rapidité de notre marche et à l’empressement qu’avait mis le capitaine à nous embar
quer, que nous portions avec nous César et sa fortune. Le motif de cette étonnante vélocité ne devait pas tarder à nous être connu.
Cowes se compose de deux parties distinctes, situées chacune sur une des rives de la Médina, petite rivière qui forme à son embouchure une sorte de baie que l’on appelle le So
ient; à droite, West-Cowes, la plus imposante des deux, la vraie ville en réalité, et à gauche Ëast-Cowes, encore à l’état de petit faubourg insignifiant, mais qui détrônera sans doute bientôt sa sœur, grâce à sa position exceptionnelle qui en fait la sentinelle avancée d’Osborne, la demeure de Sa Ma
jesté la reine; or, les passagers du steamer allant presque tous à Wesl-Cowes, ce fut avec une nouvelle surprise que nous vîmes le capitaine se diriger tout d’abord sur East- Cowes, le point le plus éloigné, ce qui devait nécessaire
ment le forcer à revenir sur ses pas pour nous débarquer.


Cette singulière manœuvre nous fut enfin expliquée. Nous


avions à bord les provisions de bouche de la reine! des bourriches de saumons et des paniers de pêches, abricots,
raisins, envoyés de Windsor; voilà donc pourquoi, n’ayant à bord ni César, ni sa fortune, mais ses vivres, nous avions si rapidement effectué notre traversée et allongé d’un mille la route qui devait nous mener à notre destination.
La présence de ces comestibles royaux, bien faits après tout pour faire venir l’eau à la bouche , nous avait mis en appétit; aussi notre premier mot fut-il pour demander à
dîner. Vine-Hôtel, situé sur le port même, est digne d’éloge sous tous les rapports ; je le rite tout d’abord, avec celui de Ventnor, comme un des meilleurs et des plus confortables de file. Des hauteurs de Cowes vous jouirez d’une vue su
perbe; vous pourrez aussi visiter West-Cowes-Castle ; mais quant à séjourner longtemps à cette première étape, je ne vous y engage pas ; allez seulement en bateau voir du milieu des eaux du Soient, Norris-Caslle et Osborne ; cela fait,
prenez en barque, comme nous l’avons fait, le chemin de Newport.
Celle route est vraiment charmante ; les bords de la Médina, dans les environs de Médina-Mills, grands établisse
ments où l’on fabrique dn ciment romain, et surtout à l’ar
rivée de Newport, déroulent aux yeux les plus ravissants paysages. Ce n’est pas encore le pays aux cottages, mais la nature verdoyante de ce petit coin de file a bien son mérite aussi.
Newport est, par son importance et sa position, au centre du pays, la vraie capitale de l’ile, mais n’a pas d’autre titre à la curiosité du voyageur. Comme toutes les autres villes de l’Angleterre, ses maisons sont propres, ses rues droites et tirées au cordeau. Ce qui fait peut-être aussi que je rien ai pas conservé un plus agréable souvenir, c’est que, commme à Ryde, nous avons eu le malheur d’y arriver le lendemain des élections, et il paraît que dans ces cérémonies politiques la question gastronomi
que est loin d’être négligée, car à toutes nos demandes on répondait invariablement par ces mots : « Dé
solés, messieurs, nous n’avons plus rien, c’était hier les élections. » J’ai dit en commençant que ce n’était nulle


ment au point de vue gastronomique que nous avions en


trepris notre voyage, je ne serai donc pas sous ce rapport suspect de mauvaise humeur ; mais toujours est-il que quand on compte sur un gîte convenable, lit et souper à l’avenant, et qu’au lieu de cela on ne trouve qu’un canard fossile à mettre sous la dent, et des chambres tant soit peu lilliputiennes (les autres étant prises pour les électeurs qui y digéraient à l’aise tous les comestibles indigènes dont on
nous avait notifié l’absence), il y a bien un peu de quoi se plaindre.
Ce pelit accès de mauvaise humeur rétrospective une fois passé, je me hâte maintenant de dire à mes lecteurs, qu’en temps ordinaire, c’est à dire hors le cas d’élections, je crois qu’ils auront lieu d’être contents de l’hôtel de Newport, liuyle-lnn. Si Newport n’a rien d’intéressant par lui-même,
il possède du moins dans ses environs les nobles et antiques ruines de Carisbrook-Castle, que nous sommes allés saluer.
Elles furent jadis la prison du malheureux roi Charles I , qui, dans les longues heures de sa captivité, dut réfléchir amèrement aux vicissitudes des révolutions, sujet devenu
banal aujourd’hui pour les têtes couronnées. A certains jours, ta banû du régiment en garnison vient exécuter sur les pelouses du château des polkas et des valses pour le plus grand agrément des habitants de la ville ; doucement bercés par les accords de cette mélodie en plein air, 1 œil fixé sur le magnifique panorama qui se déroulait à nos pieds, nous avons passé là de bien agréables instants. Après un dîner fait à l’hôlel de Newport et une nuit passée entre deux serviettes que l’on appelle des draps, nous avions hâte de partir, j’ai dit tout à l’heure pourquoi. Aussi le lendemain matin nos paquets étaient-ils faits de bonne heure.
On nous avait conseillé de prendre à Newport un flij pour nous conduire à Creshwater-Gate : nous fîmes donc prix
avec un cocher attaché à l’hôtel, qui devait nous ramener à petites journées jusqu’à Ryde. Notre véhicule était un
charmant brougharn , qui eût pu avoir par lui-même de gravés inconvénients en temps de pluie, mais qui, au con
traire, grâce au solèil admirable qui nous favorisa tout le temps’de notre excursion, devait être pour nous préférable à tout autre. C’est par Une route accidentée, encaissée entre des haies taillées comme selles de nos jardins, que i’en va de Newport à Freshwater.
Freshwater-Gate ne renferme d’autres habitations que


deux hôtels; c’est, cemme son nom l’indique du reste, une