mœurs plus raffinées font naître une foule de formalités el de bienséances inconnues auparavant, et, la force de l habi
tude s’en mêlant, de pures conventions finissent par servir dans la société de règles de conduite. Quant aux rapports primitifs d’où elles dérivent, on n’y songe plus que pour l’acquit de sa conscience ; tant il est vrai que, même en morale, la forme fait oublier le fond.
Nos passions et nos préjugés sont pour ainsi dire l’étoffe dont nos mœurs sont façonnées. Celte étoffe peut avoir d’excellentes qualités avec une forme détestable. Quelque
fois au contraire la superficie paraît douce et agréable,
quoique le fond en soit excessivement corrompu. Ces mœurs ont été tour à tour violentes et perfides au seizième siècle, hypocrites et licencieuses au dix-septième, cyniques et frivoles dans le siècle dernier; elles sont de nos jours égoïs
tes et décentes. En valent-elles mieux pour cela? Oui, si l’on se contente des apparences ; mais si on les juge par le fond, c’est-à-dire par l’homme lui-même, cela est douteux.
Chaque siècle semble avoir eu ainsi ses qualités et ses vices prédominants. Les nôtres ne sont, plus difficiles à sai
sir que parce qu’ils sont plus obscurs. C’est, si l’on veut, un mélange de tous les attributs bons et mauvais, mais affaiblis et comme se fondant les uns dans les autres. Nous n a­
vons pas les vices de nos aïeux, mais nous n’avons pas non plus leurs qualités. Nous ne sommes pas précisément ni doux, ni inhumains, ni chastes, ni libertins, ni débauchés, ni tempérants, ni avares, ni prodigues, etc. ; nous sommes un peu de tout cela, non par sagesse, mais par faiblesse ; médiocres en tout, sauf dans l’opinion que nous avons de nous-mêmes. Notre caractère consiste, pour ainsi dire, à n’avoir pas de caractère; à vivre au jour le jour, ballottés par les événements; à redouter l’imprévu sans savoir lui résister; à approuver les bonnes idées sans nous y inté
resser; à désirer la tranquillité sans avoir la force delà maintenir ; à souffrir du désordre sans avoir le courage d en sortir; à vouloir le bien sans renoncer au mal ; à parler de tout et à ne rien faire.
Qu’on y songe. Il en est des esprits comme des corps : les plus fermes s’usent à la longue au contact de la société.
Quant à ceux qui n’ont point de consistance, et c’est le plus grand nombre, ils se mélangent et se délayent, pour ainsi dire, les uns les autres par l’effet de ses communications incessantes. C’est ce qui explique le scepticisme chez nos hommes supérieurs et la molle indifférence du vulgaire : les uns ne croient plus à rien et les autres acceptent tout. C’est le même affaiblissement de l’esprit, quoique avec des symptômes différents.
Qui voudrait définir l’homme du monde tel que nos mœurs abâtardies l’ont façonné y serait certes fort embar
rassé. Je n’ai point la prétention de résoudre ici cette énigme morale ; mais il me semble qu’il devient de plus en plus un être ambigu, un composé insignifiant de tous les caractères. Encore ce mélange n’est-il saisissable qu’au point où tous les traits se confondent et s’effacent, où ses plus grandes qualités consistent à n’avoir pas de défauts bien saillants, où ses principaux défauts se réduisent à manquer de presque toutes les qualités. C’est, s’il m’est per


mis de m’exprimer ainsi, un homme négatif. Il occupe une


place dans la société sans qu’il soit possible de savoir laquelle. Et comment le saurait-on, puisqu’il l’ignore luimême? Ayant presque tout emprunté aux opinions, aux formes reçues, aux manies passagères de la société où il vit, il ne pense et n’agit que par les ressorts qu’elle tient dans sa main. Ce n’est plus l’homme qu’on juge, mais l’ouvrage des hommes, une créature factice mue par des senti
ments et des idées qui ne lui appartiennent pas, et dont par conséquent l’assemblage doit paraître souvent inexplicable.
Jamais époque n’a présenté un exemple aussi frappant de cette espèce de substitution opérée à la longue sur la liberté humaine par une société exigeante et raffinée. Ni l’influence des mœurs ni celle des idées n’eussent suffi pour transformer l’homme à ce point ; car, comme elles sortent de son propre fond, elles doivent tendre sans cesse à revenir à leur source. Il a fallu une force indépendante de ses facultés pour l’arracher ainsi à lui-même; et quelle pourrait être cette force, si ce n’est celle qui l’entraîne aujourd’hui avec tant de rapidité dans une voie où le but re
cule toujours? celle qui le courbe vers les trésors sans cesse épuisés et sans cesse renouvelés que l’industrie découvre à chaque instant sous ses yeux éblouis? celle enfin qui res
serre et multiplie autour de lui, à chaque pas, les chaînes de la nécessité, — le besoin ; non ce besoin que la nature lui donne en tout temps le pouvoir de satisfaire, mais celui dont la société ne lui vend la satisfaction qu’au prix de sa liberté. J. Laprade.


Revue littéraire.


Education publique, par F. Lallemand, de l’Académie des sciences. Education morale. Première partie. 1 vol. in-12.
Il ne faut pas aller rechercher dans ce volume, sur la foi du titre, une méthode d’enseignement classique. C’est un
titre général que l’auteur donne à l’ensemble d’un travail dont nous n’avons ici que la première partie. M. Lallemand a déjà publié de bons ouvrages sur l’éducation, et il en protnet d’autres. Ce qu’il nous communique aujourd’hui, c’est une histoire dogmatique des révolutions morales qui se sont accomplies, depuis l’origine, au sein de l’humanité.
Oui sans doute, oui, c’est aux annales de la conscience humaine qu’il convient de demander l’explication des pro
blèmes de l’avenir. L homme ne connaissant pas les secrets de l’esprit qui l agile, irait au hasard, à l’aventure, s’il n’é­
tait gas éclairé, dans sa marche à travers l espace, par les enseignements de l’histoire. On a souvent cité ce mot de Bacon : « Savoir, c’est prévoir. » Il est én effet impossible de prévoir ce qui doit être, si l’on ignore ce qui a été. La fin
de l’homme, voilà le grand mystère ! Mais puisque tout est dans l’ordre, puisque tous les faits qui se produisent sont à la fois des résultats et. des causes, il est permis d’arriver,
par l’étude des choses passées, à l’intelligence des choses futures. Est-ce une étude facile? Non assurément. Dans le monde physique, tout observe rigoureusement la règle posée par Aristote : le semblable produit le semblable. Con
fiez à la terre un grain de blé, c’est un grain de blé qu’elle doit vous rendre. L’acte futur qui se trouve en puissance dans l’acte présent s’en dégagera par un effort de la nature. Cet effort sera plus ou moins violent; mais certainement l’ef
fet reproduira sa cause. Les phénomènes du monde moral ne se succèdent pas avec cette constante et parfaite unifor
mité. S’il n’y avait dans le monde moral aucune ressemblance entre la cause et l’effet, les générations qui se succèdent dans le temps ne viendraient que pour se contre
dire, et l’histoire ne présenterait qu’une série de chocs violents, de convulsions et de catastrophes. Si celte ressem
blance était complète , trait pour trait. il n’y aurait aucun changement, aucun progrès. Eh bien, c’est cela même, c’est
ce perpétuel changement qui rend plus difficile l’étude des lois morales que l’étude des lois physiques. Mais que cette difficulté ne décourage pas l’esprit de recherche ! De toutes les sciences morales, la philosophie de l’histoire est incon
testablement la plus utile, ou du moins celle qui se rappro
che le plus des choses, celle dont les conclusions sont les plus sociales.
Suppose-t-on que l’homme est gouverné par le destin, qu’il ne possède aucune liberté d’action, et qu’il n’a con
séquemment aucun avis à recevoir de la science? Elle lui fera du moins connaître, par ce qu’il a fait, ce qu’il doit faire, et changera l’insensible automate en un ministre docile, mais éclairé, de la volonté suprême. Admet-on, au contraire, que l’homme est, dans quelque mesure, le maître de sa destinée, et qu’il choisit, entre des voies différen
tes, celle qui lui paraît ta plus directe, la plus sûre, la plus facile ? La science est, dans celte hypothèse, la lumière qui va devant lui, dirigeant sa course dans les régions ténébreuses de l’avenir.
Nous disons donc, avec M. Lallemand, que l’élude de l’Iiistoire peut contribuer puissamment à l’éducation de l’humanité; mais à celte doctrine du progrès continu l’on fait deux objections qui paraissent, au premier abord, assez considérables.
Voici, d’une part, les théologiens qui partagent le troupeau des hommes en élus et en réprouvés, et supposent qu’à certaines époques les dieux sont descendus sur la terre, ve
nant montrer la voie du salut aux peuples pour lesquels ils avaient de gratuites préférences, tandis qu’ils laissaient les autres errer aveuglément dans les sentiers de l’erreur. Ainsi le caprice divin aurait tout fait. Plus de loi pour l hu
manité , plus d’enchaînement, plus de succession dans les constants efforts de l’intelligence. Avant Moïse, Bouddha, Jésus, Mahomet et les autres messagers de la parole céleste, l’humanité n’avait d’elle-même rien appris de la vérité. Et qu’elle ne prétende pas faire après eux d’autres conquêtes sur le domaine de l erreur, dégager sa morale d’anciennes opinions déjà condamnées par la voix de plusieurs sayes,
et réformer ensuite, suivant les décrets d’une raison plus éclairée, les institutions qu’elle a reçues du passé. Ce sont là, disent quelques théologiens, les chimères de l’orgueil humain. M. Lallemand leur répond que tout leur système n’est qu’une fiction naïve. La Providence a-t-elle, en effet, en des temps plus ou moins éloignés, aidé ta faiblesse et la bonne volonté de l’homme par des secours surnatu
rels? M. Lallemand ne le croit pas volontiers. Quoi qu’il en soit, il faut remarquer que si la miséricorde divine est accidentellement intervenue dans nos affaires, elle n’a pas procédé sans méthode, au hasard, et, comme les ttiéotp giens le prétendent, par soubresauts. Loin de là, puisq
est impossible de nier que toutes ces révélations hypothétiques se succèdent en bon ordre, les dernières continuant
et développant celles qui précèdent, ou les accommodant aux mœurs, aux traditions, aux préjugés des peuples attar
dés. Ainsi la philosophie de l’histoire ne serait pas encore une vaine science, puisqu’elle ferait dès aujourd’hui con
naître, ou du moins soupçonner, le mot de la révélation future.
L’autre objection a moins de poids. En lisant de très-anciens philosophes, on trouve dans leurs écrits les mêmes senlenc.es que dans les écrits des philosophes modernes : les doctrines qui nous paraissent aujourd’hui les plus nou
velles ont réclamé, plus la plupart, ijjy a bien des siècles, l’adhésion des consciences. Où donc St le progrès? M. Lal
lemand ne peut hésiter à reconnaître que, dans tous les temps, il s’est rencontré des hommes supérieurs.au vulgaire,, dont l’intelligence privilégiée s’est avancée fort loin dans les voies de la justice et de la.Vérité. Mais ce n’est pas, dit-il,
sur ces faits particuliers qu’il faut juger l’ensemble des choses humaines. N’est-il pas vrai que, depuis le jour natal des sociétés, tout a changé de face en ce bas monde? que les sentiments, les opinions, les mœurs des anciens peuples ne sont pas les mœurs, les opinions, les sentiments des peuples nouveaux, et que les institutions se sont successivement transformées, en même temps que changeait Téla
des âmes? Cela est incontestable. Il est donc prouvé, mal
gré certaines apparences, que l’intelligence humaine ne connaît pas le repos.
Mais toutes ces transformations que le temps amène, tous ces changements dont l’histoire nous offre le curieux spec
tacle, sont-ils le frivole produit d’une agitation vaine? Le mouvement est prouvé, mais non le progrès. A ceux qui de
mandent la démonstration du progrès, après avoir constaté la permanence du mouvement, l’auteur répond en racontant l’histoire même de l’humanité.
C’est une série d’intéressants chapitres, où abondent les observations fines, les ingénieux aperçus.
Au début des sociétés, las hommes se dévorent entre eux.
C’est l’état sauvage. Les poêles, et ave.ç çjux plusieurs sectes de théologiens et de philosophes, enseignent, il est vrai, que. le premier homme était originellement doué de toutes les perfections, mais qu’il les a perdues en usant mal des biens que lui avait prodigués la main libérale du Créateur. M. Lah temand connaît toutes ces traditions; cependant il ne s’y arrête pas. L’observation nous apprend que toutes les peu
plades rencontrées à l’état de nature sur les diverses plages de la Polynésie, dans les deux Amériques, aux territoires lointains de l’Afrique, étaient anthropophages. César nous raconte que, même de son temps, dans quelques parties des Gaules, il y avait encore des tribus guerrières qui tuaient et mangeaient leurs prisonniers. Quelques légendes pélasgiques, convenablement interprétées, viennent témoigner que les champs où fut Troie, et ceux où s’élevèrent plus tard les murs de Ttièbes aux cent portes, et ceux où Cimon planta les jardins de l’Académie, étaient originairement habités par des tribus avides de sang humain. De cette observation recueillie en tous les lieux dont on connaît la primi
tive histoire, il est assurément permis de conclure, que l’àge d’or n’est pas derrière nous. Jl est d’ailleurs assez facile de
comprendre comment, à l’origine des sociétés, l’homme n’hésitait guère à tuer l’homme. Le plus impérieux des be
soins, c’est la faim, et M. Lallemand explique de la manière la plus saisissante dans quelles privations, dans quelles an
goisses ont vécu les premiers mortels, n’ayant d’instruments ni pour la pêche, ni pour la chasse, réduits à se nourrir, quand la guerre ne leur livrait pas une proie humaine, de fruits sauvages, de fougères, de racines et de coquillages.
Un affreux cannibale, protégeant mai sa hideuse nudité contre les vents d’hiver avec des peaux de bêtes et des tis
sus grossiers de chevelures humaines, voilà le premier né de la terre, voilà la première créature de Dieu !
M. Lallemand nous introduit ensuite au sein d’une société plus jeune, et par conséquent moins barbare. Ayant réduit en servitude une multitude d’animaux propres à le nourrir, sachant atteindre les autres dans les airs avec la flèche em
pennée, dans les flots avec le perfide hameçon dans les plai
nes avec la fronde ou le lacet, désormais l’homme épargne l’homme. Puisqu’il n’est pas moins naturel aux individus de
l’espèce humaine de se haïr que de s’aimer, la guerre reparaît avec toutes ses fureurs ; mais, le combat fini, le vaincu n’est plus égorgé pour servir de pâture au vainqueur; il est con
servé (seroatus) pour devenir son auxiliaire domestique, son ouvrier agricole. Du root serrans vient, par contraction, le mol servus, esclave. Le régime de l’esclavage est sans doute encore bien dur : cependant n’est-il pas meilleur pour le prisonnier de guerre de vivre en servitude et de subir, le front baissé, tous les caprices d’un méchant maître, que d’expirer dans les plus affreuses tortures sur des lisons en
flammés? Peu à peu, d’ailleurs, avec te progrès des mœurs, l’esclavage s’adoucit. L’intérêt personnel conseille lui-même à celui qui possède des esclaves de les entretenir en bon état, le service des hommes bien nourris, bien vêtus, et dont on ménage les forces, étant le meilleur service. Enfin, des cal
culs encore plus éclairés et un nouvel adoucissement dans les mœurs publiques viennent transformer l’esclavage en servage.
Dans l’état de servage, l’homme ne possède, pas encore le toit qu’il habite, mais, du moins, il a conquis le droit de vivre. Il est quelque chose du domaine social; les lois pu
bliques protègent sa fête. Au servage succède le vasselage. Le lien de la servitude s’est encore relâché. L’empire et la sujétion sont deux termes définis parmi contrat; et, si ce contrat est violé par l’une ou l’autre des parties, sur-lechamp le magistrat civil intervient el punit le délinquant. Enfin ’]» vassal rompt 1e ban qui l’attachait à la glèbe na
fiant plus actif ( te les religions, les pl isopliies et les révolutions elles-n.bnes : on l’appelle le tr ail. C’est une observation faite par b Lallemand, et qu’il ^ parfaite
ment développée dans tontes les parties de son livre. Le travail matériel, le travail proprement dit, né des besoins du corps et des besoins de l’esprit, celte incessante action de l’homme sur le milieu physique qui l’enveloppe de tous côtés, oui, M. Lallemand le prouve à merveille, voilà quel fui, dans tous les temps, le plus énergique destructeur des sociétés vieillies, 1e plus industrieux créateur des sociétés nouvelles. Que de ruines il a faites, et que d’établissements il a fondés sur cas ruinas ! Que de préjugés il a vaincus, et