puis des liens qui crucifiaient misérablement, d’un arbre à l’autre, les pampres effeuillés.-
Le pauvre Petit-Jean était navré de douleur! Lui qui n’a­ vait jamais eu une foi robuste dans les expériences de son maître, il perdait cette fois toute confiance dans le bon génie du clos. Celte nouvelle expérience , qui s’étendait à toute la culture, était désastreuse, et pour obtenir, dans deux ans peut-être, des produits incertains, on perdait à tout jamais un revenu assuré.
Petit-Jean maugréait; les afflictions du logis étaient bien autrement graves.
Au haut de l’escalier, Nicolas trouva Elise qui l’attendait, le cœur gros, les yeux pleins de larmes. La pauvre fille serra sans mot dire la main du jeune homme ; elle faiblis


sait sous le poids des calamités qui assaillaient la famille;


Nicolas était le seul ami qui pût l’aider à en supporter le fardeau.
L’aïeul était assis devant une table, la tête appuyée sur ses deux mains. Ses livres épars gisaient entr’ouverts et délaissés autour de lui.
Il se passa un long instant avant que l’aïeul parût s’a­ percevoir de la présence de Nicolas. Enfin il leva la tête ; ses yeux brillaient d’une façon singulière.
— Vous voilà, mon ami, lui dit-il. Vous arrivez pour voir la meilleure de mes tentatives avorter brutalement.
— Je viens du clos, fit Nicolas.
— Et nous n’y serons pas à la saison nouvelle ! reprit l’aïeul avec un long soupir.... Nous n’y verrons pas mes arbres bien-aimés couverts de fleurs et de bourgeons, les vi
gnes serpentant autour de leurs troncs, courant le long de leurs branches, s’élançant d’un arbre à l’autre en vertes guirlandes! Et à l’automne, dans deux ans, vous auriez ad
miré, mon ami, ces guirlandes couvertes des grappes les plus belles, partout étayées pour 11e pas fléchir et rompre sous le poids! On serait venu voir le clos de dix lieues à la ronde; j’en aurais tiré double produit, de beaux fruits et de beaux raisins, comme en donnent tous ces riches vergers du midi de la France, du Béarn et du Bigorre !
— Eh bien ! — dit Nicolas qui ne savait pas quel obstacle s’opposait maintenant à cette expérience à peine com
mencée, — le printemps viendra, puis l’automne, et nous jouirons ensemble de votre œuvre.
— Sans doute, reprit l’aïeul avec amertume, nous en jouirions, et ce serait un retour de fortune, sans.... sans cela !


Et il poussa vers Nicolas le papier qui était devant lui.


— Je serai dépossédé! til-il d’une voix étranglée, pendant que Nicolas parcourait la lettre...., dépossédé!.... chassé de la maison bâtie par mon père, de la vigne plantée par mon aïeul!.... Les misérables m’arrachent aux sou
venirs de la famille, à toutes ces joies de mon enfance!....
Des amis qui ont encouragé mes travaux, qui semblaient venir généreusement à mon aide, qui doublaient, avec un dévouement apparent, du prêt de leur superflu mes incom
plètes ressources, et qui aujourd’hui réclament, tendent la main, menacent et saisissent !
La douleur de l’aïeul était navrante. Elise, agenouillée, sanglotait et cachait son visage sur la poitrine de son père.
Nicolas, atterré, laissa tomber la missive. C’était l’avis de l’expropriation prochaine du domaine patrimonial. Des voi
sins, devenus des créanciers impitoyables, se partageaient à l’avance ce clos dont chacun convoitait une part, et qui devait disparaître morcelé.
Frappé au cœur de ce coup inattendu, notre aïeul ne devait plus mener que de tristes jours dans ces murs ou s’était passée sa vie. Vainement on invoqua l’intervention de quel
ques amis, vainement Nicolas offrit la caution de ses faibles ressources, on n’obtint pour l’aïeul qu’un peu de répit, et il lui fut permis de rester encore cet hiver au domaine. 11 voulait avoir la triste satisfaction de n’en partir qu’au dernier jour, lorsque frapperait à sa porte le marteau des dé
molisseurs. Entreprise au-dessus de ses forces ! Un vide immense se faisait autour de lui, vide fatal à son âge. Ses li
vres, désormais inutiles, allèrent chercher la poussière des rayons ; les instruments du travail restèrent inactifs; le clos fut envahi par les plantes parasites.
Puis entin vint le moment de dire adieu à cette demeure tant aimée. Un soir, on achemina tristement vers la ville quelques meubles sauvés du désastre, et à leur suite ce pauvre vieillard; et depuis lors les heures du jour s’écou
lèrent sans un sourire; les heures de la nuit furent pleines d’angoisses et de douleur.
Sans aliment désormais, cette active intelligence s’affaiblit; avec l’oisiveté, avec l’ennui, avec la douleur vint un mal terrible, précurseur du sommeil éternel : le sommeil de l’intelligence, la folie!
Un jour, l’ami Nicolas remarqua un changement surprenant dans les habitudes de l’aïeul. Son regard, jusque-là éteint, s’était animé; la pâleur de son visage avait fait place à de vives couleurs; sa parole, lente et triste, était vive et accentuée. Pour la première fois depuis qu’il avait quitté le domaine, il parlait de la culture de la vigne, et il dévelop
pait à la pauvre Elise, tremblante et atterrée, les avantages nombreux d’un système nouveau.
Venez! venez donc, dit-il à Nicolas avec une vivacité inaccoutumée, donnez-moi des nouvelles. Dites-moi ce qu’on a décidé....
— A quel propos? demanda Nicolas.
— Comment! reprit l’aïeul avec un mouvement fébrile, le préfet manque-t-il à sa parole? le conseil n’a-t-il plus les mêmes intentions? Ne m’aviez-vous pas dit....


— Oue vous ai-je dit ? balbutia Nicolas.


— Ce que vous m’avez dit ! Le conseil n’a-t-il pas été visiter le clos l autre jour? N’a-t-on pas été émerveillé de ma :ulture?Ne veut-on pas m’acheter le domaine? Ne m’offret-on pas un trésor en échange de ma découverte; une for
tune immense pour moi, pour ma pauvre fille, pour vous ? Elise sanglotait; Nicolas soutenait le vieillard, qui s’était
levé de son siège, et qui regardait vers la partie obscure de la chambre avec une effrayante fixité.
— Tu seras riche, Elise, tu seras l heureuse femme de Nicolas! Nous lui devons celte belle fortune; il faut la par
tager avec lui, et même la lui donner tout entière, car ton
pauvre père est trop heureux de celte récompense de toute sa vie pour y survivre. Riche! ma fille ! Riche après avoir été si pauvre ; riche .à deux millions de revenu!
Nicolas fit un mouvement.
— Oui! deux millions, reprit l’aïeul. Le préfet ne vous a-t-il pas offert cinquante...... que dis-je, cinquante-deux millions du domaine et de ma découverte?
— Mon père ! mon pauvre père! dit Elise en sanglotant. L’aïeul, épuisé, retomba sur son siège, et, après deux jours de fièvre chaude, deux jours pendant lesquels il dicta à Elise des conseils sur l’emploi des cinquante-deux mil
lions, le pauvre vieillard succomba, tenant réunies les mains de sa fille et du jeune homme.
Celui-ci devint « l’oncle Nicolas » peu de temps après ces douloureuses fiançailles.
Après avoir rempli des fondions civiles, après avoir reçu du suffrage de ses concitoyens maint honneur et maint témoignage d’estime, l’oncle Nicolas est allé finir ses jours
en cultivant le champ de ses pères. Content de peu, suivant la maxime de la fable, il raconte quelquefois à ses enfants la triste fin de l’aïeul, et s’efforce de les prévenir contre les tentations funestes de l’ambition. Ceci, dit-il souvent,
Ceci n’est pas un conte à plaisir inventé ; Je me sers de la vérité
Pour montrer, par expérience, Qu’un sou, quand il est assuré,
Vaut mieux que cinq en espérance (1).
A. Germond de Lavigne.
Voyage du Président de la République.
QUATRIÈME SEMAINE.
Montpellier, Béziers, Narbonne, Carcassonne, Toulouse,
Montauban, Agen.
Parti de Nîmes le 1 octobre, à dix heures, après avoir, dit la Gazette du Bas-Languedoc, accordé un million à cette ville pour faciliter une conduite d’eaux, M. le Prési
dent était rendu à Montpellier à midi et demi. On avait élevé des arcs de triomphe sur la ligne du chemin de fer, à Milhaud, à Remis, à Vergèzes, à Aigues-Vives et à Lunel, première ville du département de l’Hérault, où les jeunes filles, vêtues de blanc, ont offert au Prince des couronnes et des fleurs, et où l’ont reçu le préfet, M. Durand-Saint- Amand, le général commandant la subdivision, et tout le conseil général, son président en tète, M. Michel Cheva
lier, qui a prononcé un très-long discours, auquel le Prince a répondu : « En nommant M. Michel Chevalier pour pré« sident du conseil général de l’Hérault, je savais bien
« que je faisais choix d’un homme éloquent; mais ce qui « me touche profondément, c’est de l’entendre développer
« les principes de la politique dans laquelle les acclama« tions du peuple m’engagent à persévérer. » Après la réception des autorités et la revue des délégations communa
les et des anciens militaires, le vin muscat d’honneur a été présenté dans une coupe d’argent; après quoi ie train présidentiel a repris sa marche, et ne s’est plus arrêté que dans l’antique cité de Montpellier.
Les canons de la forteresse ont tonné, selon l’habitude, à l’arrivée du convoi. Dès l’entrée de la ville, M. le Prési
dent a passé en revue les délégations des communes et les anciens militaires, au nombre de près de deux mille, el, montant achevai, il s’est dirigé vers la cathédrale, précédé par les jeunes filles et les jeunes gens de la ville, qui exé
cutaient la danse nationale, depuis assez longtemps tombée en désuétude, des treilles, et le chevalet, pas grotesque. « Cette danse des treilles, dit M. lî. Texier, correspondant du Siècle, est un vrai ballet populaire, qui produirait le plus grand effet à l’Opéra. Le costume des danseurs et des danseuses est charmant, Ces treilles rappellent les dyonisiaques ou l êtes des vendangeurs, et il pourrait bien se faire que celte danse fût un reste du culte romain, introduit dans la Gaule narbonaise. A un signal donné, danseurs et dan
seuses, conduits par des coryphées, passent et repassent en cadence sous des cerceaux et des guirlandes en mousseline ornés de rubans et de fleurs. C’est un serpent ba
riolé, dont chaque anneau étincelle. Quant à la danse du chevalet, elle ne date que du moyen âge, et voici en quoi elle consiste : un homme élégamment costumé, ayant le corps passé à travers un petit cheval de carton, lui fait faire le manège au son des tambourins, des fifres et des hautbois, au milieu d’un cercle formé par une troupe de dan
seurs en pantalons blancs, en vestes blanches, et parés de rubans à leurs chapeaux. Un autre danseur, un tambour de basque à la main, fait semblanl de présenter de l’avoine au cheval, qui s’incline d’abord, puis lance des ruades, pen
dant que les autres danseurs forment un cercle animé, et agitent, en signe de joie, leurs étendards. »
Nous complétons ces renseignements par ceux que veut bien nous adresser un artiste distingué de Montpellier, dont les dessins ont plus d’une fois contribué à l enrichissement de ce recueil. Le chevalet et les treilles, selon notre cor
respondant, remonteraient simplement au quatorzième siècle, et ils ont continué d’être exécutés aux quinzième, seizième, dix-septième et dix-huitième, à l’occasion du pas
sage des princes, grands seigneurs, ou autres personnages illustres. — Huit hautbois, au timbre mordant etnasillard,
accompagnés par le battement conlinuel de quatre petits tambours, exécutent une marche dont le style, bien qu’an
cien, ne paraît pas remonter à l’origine des danses, mais plutôt à la fin du dix-huitième siècle, et à l’école expres
sive des Monsigny et Philidor. Selon notre correspondant, cette marche, d’un caractère sérieux, sert d’introduction à l’air des danses ; tout comme dans Freyschütz, la walse est précédée d’une marche champêtre, qui a quelque lointaine analogie avec celle de Montpellier. Les danseurs, et danseuses de treilles forment trente-neuf couples, vêtus de blanc, de bleu et de rose, qui passent et repassent sous les treil
les, comme l’indique le correspondant du Siècle. Le son du hautbois montpelessin a un caractère particulier, qui ajoute beaucoup au charme original de la mélodie, et rappelle la cornemuse des pif/erari napolitains, plutôt encore que le pibroke des Uightanders écossais. La danse des treilles a été célébrée dans un journal de Montpellier (te Messager du Midi), par une pièce dont nous reproduisons une ou deux strophes, heureusement appropriées, par le rhythme, au mouvement à dépeindre :
Allons, tambourins, hautbois et musettes, Chantez en concert vos plus gais refraiiis ; Voici les arceaux que les bachelettes
Apportent fleuris dans leurs blanches mains.
Oh ! qui te dira, légende fleurie
De ce pas aimé, legs de nos aïeux! Hélas! tu n es plus, l’âge t a flétrie,
Rose du passé, qui charmait les yeux !
M. le Président a fait son entrée dans la ville par l’arc de triomphe monumental élevé à la gloire de Louis XIV. En passant devant le Palais de justice, il a été salué par les membres de la magistrature et du barreau, réunis, en
grand costume, sur les marches de l’édifice. Sous le porche de la cathédrale, il a été complimenté par Mgr Thibaut,
évêque de Montpellier, qui a terminé son discours par un vœu touchant d’amnistie. On a chaulé ensuite le Domine,
satvum, et, au sortir de l’église, le Prince s’est rendu à la préfecture, où il a procédé à la réception de toutes les au
torités. Une pièce fort curieuse lui a été remise par un maire du département : ce n’est rien moins que la para
phrase entière de VOraison dominicale, appropriée aux faits du jour. Voici ce document, qui mérite une place dans le mémorial des pompes et éloquences du voyage :
« Notre Prince, qui êtes au pouvoir par droit de nais« sance et par l’acclamation du peuple, votre nom est parci tout glorifié. ; que votre règne arrive et se perpétue par « l’acceptation immédiate de la couronne impériale du « grand Napoléon ; que votre ferme et sage volonté soit « faite en France comme à l’étranger. Donnez-nous aujour« d’huinotre pain quotidien en abaissant progressivement « le tarif des douanes, de manière à permettre l’entrée des u choses qui nous sont nécessaires, aussi bien que la sortie « de celles qui nous sont superflues. Pardonnez-nous nos u offenses, lorsque vous serez bien assuré de notre repen
ti tir, et que nous serons devenus meilleurs. Ne nous Jais— « sez pas succomber à la tentation de la cupidité et de la « manie des places; mais délivrez-nous du mal, c’est-à-dire « des sociétés secrètes, des vices de l’enseignement, des « moindres écarts de la presse, des élections de toute es« pèce, et continuez à mettre, de plus en plus, en honneur
« et à faire mettre en pratique la morale et la religion, le « respect à l’autorité, l’agriculture et l’industrie, l’amour « de l’ordre et du travail. Ainsi soit-il ! »
Celte prière municipale est signée Charles Maistre, maire de la commune de Villeneuvette. L’auteur en est, dit-on, très-fier.
A deux heures, M. le Président passait la revue des troupes à l’Esplanade. Là, le 3e régiment du génie lui a donné ie spectacle d’un siège avec lignes parallèles, chemins cou
verts, gabions, blindages, etc., et a simulé l’attaque de la citadelle du côté du sud. Ce spectacle , aussi beau que bruyant, a duré près d’une heure, et, en quittant le champ de manœuvres, le Prince est ailé visiter la promenade du l’eyrou, cet Alcazar symétrique, mais sec et poudreux, cle
Montpellier, au centre duquel s’élève la statue équestre de Louis XIV, et d’où la vue s’étend, au sud, sur les maremmes salines (leFrontignan et de. Cette, terminées à l’extrême horizon par la bande bleue, floconnée de voiles, de la Mé
diterranée; au nord, sur les Cévennes; au sud-ouest, sur les premiers contre-forts et quelques-uns des plus hauts pics des Pyrénées-Orientales ; à l’est, sur le mont Venteux, bien nommé. Celle promenade se termine, à l’extrémité ouest, par une façon de temple-rotonde, qui n’est autre qu’un château d’eau alimenté par un magnifique aqueduc que l’on aperçoit de ce point, coupant une large vallée de près de 8 kilomètres. Les treilles et le chevalet devaient
être, en ce beau lieu, dansés ou plutôt redansés en grande pompe; mais l’affluence s’est trouvée si énorme, que les danseurs n’ont pu se faire place, et qu’il a fallu renoncer à cette partie du programme.
La fameuse Faculté de médecine avait fait transporter de son jardin botanique quelques superbes végétaux exotiques pour en former une façon d’arc de triomphe sur le perron de son école. C’est là qu’à l’ombre des bananiers, des areca, des araucaria, des Bnnapartes, elc., stationnait tout le corps académique dans ses robes de salin et d’hermine, et c’est là que, selon le sujet choisi par noire habile correspondant, M. Laurens, l’un de nos dessins représente la ré
ception du Prince qui, au sortir de la cathédrale, a salué la docte assemblée, et lui a exprimé son plaisir de trouver sur son passage « une Faculté toute pleine de si glorieux souvenirs. »
De retour à la préfecture, M. le Président y a reçu, entre autres corps constitués, la faculté des sciences et la fameuse Académie de médecine, précédée de ses massiers et revêtue de ces riches costumes fourrés et amarantes, qui n’ont pas varié depuis le temps où maître François Rabelais venait prendre scs degrés pour l’illustre bonnet en la docte faculté de Montpellier. Après les corps savants, une députa
tion de Cette a été présentée au Prince parM. Doumet, dé
(1) La Fontaine, fable déjà citée.