chant du but, elle ait pris de nouvelles forcés. L’intérêt s’accroît, et la physionomie de la grande ville se précise de plus en plus. Ce livre, utile parce qu’il est exact, ingénieux comme un roman et plein de curiosités amusantes, parce qu’il est écrit avec la vivacité de la fantaisie, est aussi bien
un livre de luxe, grâce aux neuf cents gravures et plus qui illustrent ce premier volume, et dont voici un brillant spécimen, qui s’adresse urbi et orbi.
Philippe Busoni.


Les nuits d’octotbre.


PARIS, — PANTIN — ET MEAUX.
Paris.


( Suite. — Voir le n° 502. )




VI.—DEUX SAGES.


Nous nous entendons si bien, mon ami et moi, qu’en vérité, sans le désir d’agiter notre langue et de nous animer un peu, il serait inutile que nous eussions ensemble la moindre conversation. Nous ressemblerions au besoin à ces deux
philosophes marseillais qui avaient longtemps abîmé leurs organes à discuter sur le grand Peut être. A force de dis
sertations, ils avaient fini par s’apercevoir qu’ils étaient du
même avis, — que leurs pensées se trouvaien t adéquates, et que les angles sortants du raisonnement de l’un s’appliquaient exactement aux angles rentrants du raisonnement de l’autre.
Alors, pour ménager leurs poumons, ils se bornaient sur toute question philosophique, — politique, — ou religieuse,
à un certain « Hum ou heuli, » -— diversement accentué, qui suffisait pour amener la résolution du problème.
L’un, par exemple, montrait à l’autre, — pendant qu’ils prenaient le café ensemble, — un article sur la fusion. — Hum ! disait l’un ; heuh ! disait l’autre.
La question des classiques et des scolastiques, soulevée par un journal bien connu, était pour eux comme celle des réalistes et des nominaux du temps d’Abeilard ; heuh ! disait l’un ; — hum ! disait l’autre.
Il en était de même pour ce qui concerne la femme ou l’homme, le chat ou le chien. Rien de ce qui est dans la nature, ou qui s’en éloigne, n’avait la vertu de les étonner autrement.
Gela finissait toujours par une partie de dominos; — jeu spécialement silencieux et méditatif.
— Mais pourquoi, dis-je à mon ami, n’est-ce pas ici comme à Londres? Une grande capitale ne devrait jamais dormir,
— Parce qu’ii y a ici des portiers, —· et qu’à Londres, chacun ayant un passe-partout de la porte extérieure, rentre à l’heure qu’il veut.
— Cependant, moyennant cinquante centimes, on peut ici rentrer partout après minuit.
— Et l’on est regardé comme un homme qui n’a pas de conduite.
— Si j’étais préfet de police, au lieu de faire fermer les boutiques, les théâtres, les cafés et les restaurants, à mi
nuits, je payerais une prime à ceux qui resteraient ouverts jusqu’au matin. Car enfin je ne crois pas que la police ait ja
mais favorisé les vôleurs; mais il semble, d’après ces dispo
tions, qu’elle leur livre la ville sans défense, — une ville surtout où un grand nombre d’habitants : imprimeurs, ac
teurs, critiques, machinistes, allumeurs, etc., ont des oc
cupations qui les retiennent jusqu’après minuit. — Et les étrangers, que de fois je les ai entendus rire... en voyant que l’on couche les Parisiens sitôt. — La routine! dit mon ami.
VII. — LE CAFÉ DES AVEUGLES.
—Mais, reprit-il, si nous ne craignons pas les tirelaines, nous pouvons encore jouir des agréments de la soirée ; en
suite nous reviendrons souper, soit à la Pâtisserie du boulevard Montmartre, soit à la boulangerie, que d’autres appellent la Houlange, rue Richelieu. Ces établissements ont la permission de deux heures. Mais on n’y soupe guère à fond. Ce sont des pâtés, des sandwich, — une volaille
peut-être, ou quelques assiettes assorties de gâteaux, que l’on arrose invariablement de madère. — Souper de figu
rante, ou de pensionnaire... lyrique. Allons plutôt chez le rôtisseur de la rué Saint-Honoré.
Il n’était pas encore tard en effet. Notre désœuvrement nous faisait paraître les heures longues... En passant au perron pour traverser le Palais-National, un grand bruit de tambour nous avertit que le Sauvage continuait ses exercices au café des Aveugles.
L’orchestre homérique (1) exécutait avec zèle les accompagnements. La foule était composée d’un parterre inouï,
garnissant les tables, et qui, comme aux Funambules, vient fidèlement jouir tous les soirs du même spectacle et du
même acteur. Les dilettantes trouvaient que M. Blondelet (le sauvage) semblait fatigué, et n’avait pas dans son jeu toutes les nuances de la veille. Je ne pus apprécier cette critique ; mais je l’ai trouvé fort beau. Je crains seulement que ce ne soit aussi un aveugle, et qu’il n’ait des yeux d’é­ mail.
Pourquoi des aveugles, direz-vous, dans ce seul café, qui est un caveau? C’est que vers la fondation, qui remonte à l’époque révolutionnaire, il se passait là des choses qui eus
sent révolté la pudeur d’un orchestre. Aujourd’hui, tout est calme et décent. Et même la galerie sombre du caveau est placée sous l œil vigilant d’un sergent de ville.
Le spectacle éternel de Y Homme a la, poupée nous fit fuir, parce que nous le connaissions déjà. Du reste, cet homme imite parfaitement le français-belge.
Et maintenant, plongeons-nous plus profondément encore dans les cercles inextricables de l’enfer parisien. Mon ami m’a promis de me faire passer la nuit à Paulin.


VIII. PANTIN.


Pantin — c’est le Paris obscur, — quelques-uns diraient le Paris canaille; mais ce dernier s’appelle, en argot, Pantruche. Valions pas si loin.
En tournant la rue de Valois, nous avons rencontré une façade lumineuse d’une douzaine de fenêtres; — c’est l’an
cien Athénée, inauguré par les doctes leçons de Labarpe. Aujourd’hui c’est le splendide estaminet des Nations, contenant douze billards. Plus d’esthétique, plus de poé
sie ; — on y rencontre des gens assez forts pour faire circuler des billes autour de trois chapeaux espacés sur le tapis vert, aux places où sont les mouches. Les blocs n’exis
tent plus; le progrès a dépassé ces vaines promesses de nos pères. Le carambolage seul est encore admis; mais il n’est pas convenable d’en manquer un seul (de carambolage).
J’ai peur de ne plus parler français, — c’est pour quoi je viens de me permettre cette dernière parenthèse. ·— Le français de M. Scribe, celui de la Montansier, celui des estami nets, celui des lorettes, des concierges, des réunions
bourgeoises, des salons, commence à s’éloigner des tradi
tions du grand siècle. La langue de Corneille et de Bossuet devient peu à peu du sanscrit (langue savante). Le règne du pràcrit (langue vulgaire) commence pour nous, — je m’en suis convaincu en prenant mon billet et celui de mon ami,— au bal situé rue Honoré, que les envi ux désignent
sous le nom de Ba> des Chiens. Un habitué nous a dit : Vous roui z (vous entrez) dans le bal (on prononce b-a-1), c’est assez rigottot ce soir.
Higotlot signifie amusant. En effet, c’était rigottot.
La maison intérieure, à laquelle on arrive par une longue allée, peut se. comparer aux gymnases antiques. La jeunesse y rencontre tous les exercices qui peuvent développer sa force et son intelligence. Au rez-de-chaussée, le cale-bil
lard; au premier, la salle de danse; au second, la salle d’escrime et de boxe; au troisième, le daguerréotype, ins
trument de patience qui s’adresse aux esprits fatigués, et qui, détruisant les illusions, oppose à chaque figure le miroir de la vérité.
Mais, la nuit, il n’est question ni de boxe, ni de portraits, —un orchestre étourdissant de cuivres, dirigé par M. Hesse, dit Décati, vous attire invinciblement à la salle de danse,
où vous commencez à vous débattre contre les marchandes de biscuits et de gâteaux. On arrive dans la première pièce où sont les tables, et où l’on a le droit d’échanger son bil
let de 25 centimes contre la même somme en consommation. Vous apercevez des colonnes entre lesquelles s’agi
tent des quadrilles joyeux. Un sergent de ville vous avertit paternellement que Ton ne peut fumer que dans la salle d’entrée, — le prodrome. —
Nous jetons nos bouts de cigare, immédiatement ramassés par des jeunes gens moins fortunés que nous. — Mais,
vraiment, le bal est très-bien ; on se croirait dans le monde, — si Ton ne s’arrêtait à quelques imperfections de costume. C’est, au fond, ce qu’on appelle à Vienne un bal nég igé.
Ne faites pas le fier. — Les femmes qui sont là en valent bien d’autres, et l’on peut dire des hommes, en parodiant certains vers d’Alfred de, Musset sur les derviches turcs :
Ne les dérange pas, ils t appelleraient cltien... Ne les insulte pas, car ils te valent bien !
Tachez de trouver dans le monde une pareille animation. La salle est assez grande et peinte en jaune. Les gens res
pectables s’adossent aux colonnes, avec défense de fumer,
et n’exposent que leurs poitrines aux coups de coude, et leurs pieds aux trépignements éperdus du galop et de la valse. Quand la danse s’arrête, les tables se garnissent. Vers onze heures, les ouvrières sortent et font place à des per
sonnes qui sortent des théâtres, des cafés-concerts et de plusieurs établissements publics. L’orchestre se ranime pour cette population nouvelle, et ne s’arrête que vers minuit.
IX. — la goguette.
Nous n’attendîmes pas cette heure. Une affiche bizarre attira notre attention. Le règlement d’une goguette était affiché dars la salle :
société lyrique des troubadours.


Bury, président. Beauvais, maître de chant, etc.




Art. 1 . Toutes chansons politiques ou atteignant la religion ou les mœurs sont formellement interdites.


2“ Les échos ne seront accordés que lorsque le président le jugera convenable.
3 Toute personne se présentant en état de troubler Tordre de la soirée, l’entrée lui en sera refusée.
4° Toute personne qui aurait troublé l’ordre, qui, après deux avertisse -mis dans ia soirée, n’en tiendrait pas compte sera prié de sortir immédiatement.
Approuvé, etc.
Nous trouvons ces dispositions fort sages ; mais la Société lyrique des Troubadours, si bien placée en face de l’an
cien Athénée, ne se réunit pas ce soir-là. Une autre goguette existait dans une autre cour du quartier. Quatre lanternes mauresques annonçaient la porte, surmontée d’un équerre dorée.
Un contrôleur vous prie de déposer le montant d’une chopine (six sous) et l’on arrive au premier, où derrière la porte se rencontre le chef d à dre. — « Etes-vous du bâtiment? nous dit-il. — Oui, nous sommes du bâtiment, répondit mon ami. »
Ils se firent les attouchements obligés et nous pûmes entrer dans la salle.
Je me rappelai aussitôt la vieille chanson exprimant l’é­ tonnement d’un louveteau (1) nouveau-né, qui rencontre une sociélé fort agréable, et se croit obligé de la célébrer : « Mes yeux sont éblouis, dit-il. Que vois-je dans cette enceinte ?
(t Des menusiers ! des ébénisses ! Des entrepreneurs de bâtisses !...
Qu’on dirait un bouquet de fleurs, Paré de ses mille couleurs ! »
Enfin, nous élions du bâtiment, — et le mot se dit aussi au moral, attendu que le bâtiment n’exclut pas les poètes;
— Amphyon, qui élevait des murs aux sons de sa lyre, était du bâtiment. — tl en est de même des artistes peintres et statuaires, qui en sont les enfants gâtés.
Comme le louveteau, je fus ébloui de la splendeur du coup d’œil. Le chef d ordre nous fit asseoir à une table, d’où nous pûmes admirer les trophées ajustés entre chaque panneau. Je fus étonné de ne pas y rencontrer les ancien
nes légendes obligées : « Respect aux dames ! Honneur aux Polonais. » Comme les traditions se perdent!
En revanche, le bureau drapé de rouge était occupé par trois commissaires fort majestueux. Chacun avait devant soi sa sonnette, et le président frappa trois coups avec le marteau consacré. La mère des compagnons était assise au pied du bureau. On ne la voyait que de profil, mais le profil était plein de grâce et de dignité.
— Mes petits amis, dit le président, notre ami *** va chanter une nouvelle composition intitulée « La Feuille de saute. »
La chanson n’était pas plus mauvaise que bien d’autres. Elle imitait faiblement le genre de Pierre Dupont. Celui qui la chantait était un beau jeune homme aux longs cheveux noirs, si abondants, qu’il avait dû s’entourer la tête d’un cordon, afin de les maintenir ; il avait une voix douce parfaitement timbrée, et les applaudissements furent doubles, — pour Y auteur et pour le chanteur.
Le président réclama l’indulgence pour une demoiselle dont le premier essai allait se produire devant les amis. Ayant frappé les trois coups, il se recueillit, et au milieu
du plus complet silence on entendit une voix jeune, encore imprégnée des rudesses du premier âge, mais qui dép ouil
lant peu à peu (selon l’expression d’un de nos voisins), arrivait aux traits et aux fioritures les plus hardis. L’éducation classique n’avait pas gâté cette fraîcheur d’intonation, cetle pureté d’organe, cette parole émue et vibrante qui n’appartiennent qu’aux talents vierges encore des leçons du Conservatoire.
Gérard de Nerval.
(La suite prochainement.)
Voyage du Président de la République.


CINQUIÈME ET DERNIÈRE SEMAINE.




Bordeaux, Angouléme, la Rochelle, Rochefort, Niort,


Poitiers, Tours, Blois, Paris.
Lorsque ce récit paraîtra, il y aura déjà huit jours que Louis-Napoléon sera de retour à Paris. Les habitants de la grande ville ne s’y intéresseront plus : aussi n’est-ce pas à eux que nous nous adressons, mais à nos abonnés loin
tains qui sont en droit d’exiger le complément de l’odyssée princière et triomphale que nous nous sommes attaché à décrire dès le début.
Pour relever un peu toutefois l’inévitable monotonie de cette narration tardive, nous emprunterons nos détails moins au journal officiel qu’à la correspondance d’un témoin ocu
laire, M. Etienne D...., de Libourne, qui veut bien nous adresser ses impressions sur les splendides fêtes de Bor
deaux. Le Prince, comme nous le pressentions, a été reçu dans la Gironde avec autant d’enthousiasme, sinon plus, que dans le département de la Haute-Garonne. Le style gé
néral des adresses en fait foi; celle de la ville de Lesparre, entre autres, contient cette déclaration : « La France, c’est vous ! » — C’est à Bordeaux que M. le Président (dans quel
ques jours sans doute nous lui donnerons un autre nom) a prononcé le discours important inséré dans notre dernier numéro, et d’où cette fois résulte, à n’en pouvoir douter, non pas que l’empire se fera, mais que l’empire est fait, comme le proclamaient depuis trois semaines les devises de tous les arcs de triomphe.


Laissons parler le plus possible notre correspondant :


— Je crois, dit-il, que tout le département de la Gironde s’était donné rendez-vous au chef-lieu, tant les hôtels, les lieux publics, les rues même étaient encombrés. Je crois aussi que tous les aigles de la terre s’étaient abattus sur cette métropole du commerce, soudain transformée en une cité orientale digne des Mille et une Nuits. Partout des mâts vénitiens peints vert et or, des banderoles, des guirlandes, des lampions formant des aigles de flamme, des devises, des emblèmes, des groupes de ballons laissant filtrer à tra
vers leurs pores vernissés une lumière aux reflets changeants et multiples, des aigles aux envergures gigantesques, sem
blables à des messagers venus d’en haut pour apporter dans leurs serres, au milieu de foudres, les arrêts fatidiques : Fox popu/i, vox Dei.
Le 7, dès onze heures du matin, toute la garnison était sur pied, échelonnée sur le passage du cortège. Deux escadionsde chasseurs étaient formés en bataille sur la place de la Comédie, où viennent aboutir le cours Tourny, la rue des Fossés-de-l’Intendance et celle de la Comédie, c’esl-à- dire les plus belles voies de la plus magnifique cité du monde peut-être, car à Paris je n’ai rien vu qui frappe autant d’ad
miration le voyageur stupéfié. Louis-Napoléon lui-même a subi cette impression en arrivant à Bordeaux. Sur les balcons tout pavoisés, sur les terrasses ombragées des plis


(1) ‘O μή όρων, aveugle.


(1) Fils de maître, selon les termes de compagnonnage.